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Le néosocratisme de Gabriel Marcel

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Academic year: 2021

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MARTINE BRISSON

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LE NÉOSOCRATISME DE

GABRIEL MARCEL

Thèse

présentée

à la faculté des études supérieures

de l’Université Laval

pour l’obtention

de grade de philosophiae doctor (PH.D,)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE

UNIVERSITÉ LAVAL

FÉVRIER 2003

(2)

«Tous au fond de nous-mêmes, nous ne savons même pas s'il se passe quelque chose. Nous jetons le filet de nos interprétations dans ces profondeurs impénétrables à tous les regards»

«Nous croyons et nous ne croyons pas, nous aimons et nous n׳ aimons pas, nous sommes et nous ne sommes pas: mais s’il en est ainsi, c’est que nous sommes en marche vers un but que tous ensemble nous voyons et ne voyons pas.»

(3)

Résumé

À deux reprises au cours de son oeuvre, le philosophe contemporain Gabriel Marcel, mentionne que l’étiquette d’existentialiste chrétien qu’on lui a accolée ne lui convient pas. En effet, bien qu’il rejette d’emblée toute étiquette, il consent néanmoins à celle de néosocratisme. Bien que cette affirmation soit claire, le philosophe français ne développe pas ce sujet laissant ainsi plus d’interrogations que de réponses. Voilà donc que le défi est lancé: vérifier, envers et contre tous, cette déclaration. Ayant entendu cet appel marcellien, nous nous proposons au cours de cette thèse de relever ce défi, ce que personne n’a encore osé tenter.

Martine Brisson

---r---r

Thomas De Koninck Directeur

(4)

Résumé lone

Notre quête du visage de Socrate dans l'oeuvre du philosophe français Gabriel Marcel devra s'articuler autour de la minutie. En effet, il s’agit de passer sous le microscope la colossale oeuvre mareellienne

afin d’y relever les traces socratiques qui parsèment sa réflexion.

Il nous apparaît que notre recherche se devait de débuter par la quête, au-delà de Platon, du visage de Socrate lui-même. Nous relèverons particulièrement les traits que Pierre Hadot dressa dans son oeuvre. Mais plus encore, la quête du visage de Socrate s’étendra, en filigrane, dans tous les autres chapitres qui suivront car, pour Marcel, impossible de séparer Socrate de Platon. Au bout du compte, l’oeuvre mareellienne parvient-elle à nous faire redécouvrir le visage socratique dans toute son ampleur moderne?

En second lieu, nous tenterons à l’aide de Gabriel Marcel de dépoussiérer la sophistique qui, selon lui, est aussi prépondérante dans notre société médiatique que dans l’antiquité grecque. En effet, rhétorique, technique, propagande et fanatisme s’unissent contre la réflexion individuelle et sociale.

Par la suite, et c’est là que Gabriel Marcel s’inspire davantage de Platon que du Socrate vivant, nous relèverons les points communs entre les univers transcendantaux des philosophes. Les auteurs en présence nous invitent à devenir créateur de soi, en participant à cet au-delà invisible: la beauté.

Finalement, nous nous intéresserons au retour nécessaire de toute bonne réflexion philosophique au concret. C’est dans l’agir que s’éprouvent notre fraternité, notre amitié, notre amour, bref, notre sagesse.

(5)

Cette thèse, est nous l’espérons, plus qu’un pont entre l’antiquité grecque et notre monde moderne. En effet, c’est la quête du visage de Socrate qui s’étend dans toute sa splendeur dans notre société. Cette recherche démontre, sans l’ombre d’un doute, que Socrate est résolument l’un de nos contemporain.

Gabriel Marcel pennet à chacun de nous de redécouvrir, en nous, ce visage socratique et par-delà, l’auteure espère que comme ce fut le cas pour elle, sa quête rendra possible, à tous ses lecteurs de redécouvrir sous la poussière socratique, platonicienne et mareellienne,

son propre visage

; quête ultime de la vie.

(6)

Avant-propos

Dans ma vie, il y eut seulement deux personnes qui imprimèrent en mon âme un sceau indélibile. La première fut sans conteste ma mère qui m’enseigna le véritable sens de l’amour, celui qui est dénudé de tout intérêt personnel et qui subsiste ainsi par lui-même, d’une manière épurée. La seconde rencontre d’importance s’avéra être celle de monsieur Thomas DeKoninck qui m’insuffla le désir profond de la sagesse. C’est ainsi que je me retrouva avec les sceaux de la philosophie, celui de Γ amour de la sagesse tatoué sur le coeur.

Je conçois clairement la chance que j’ai eu de rencontrer ces deux êtres exceptionnels qui me rendirent l’autonomie de mon âme et m’offrirent dès lors un tremplin pour l’insatiable désir de rencontrer la vie avec regard sans cesse renouvelé.

C’est ainsi que j’ai pu rencontrer de manière autonome (c’est-à- dire de personne à personne, d’être à être) Socrate, Platon et Gabriel Marcel dont l’ouverture vers l’au-delà, vers l’invisible me réconcilia enfin avec mon désir inné d’écrire des poèmes. Ainsi, apparaît à la fin de cette thèse, la liberté de créer, la liberté de me créer.

(7)

TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ...I

AVANT-PROPOS... Π

TABLE DES MATIÈRES... ITI

INTRODUCTION

-Au point de départ: deux citations marcelliennes...1

-Délimiter la recherche...4

-Une trilogie contemporaine du néosocratisme ?...11

-Des pistes à suivre... 14

-Les grands axes... 23

PROLOGUE AUX CHAPITRES -Le problème: Socrate ou Platon ?... 26

CHAPITRE 1: SOCRATE ET GABRIEL MARCEL -Le style... 39

-Le concret... 49

-Connais-toi-toi-même... 55

CHAPITRE 2: LA SOPHISTIQUE ANCIENNE ET MODERNE -Les sophistes, une introduction...71

-Difficultés à définir un sophiste... :... 72

-Qui sont-ils ?...76

(8)

-La rénumération... 88

-Rhétorique... 90

-La technique... 95

-La masse... 104

-Vertu...108

-La justice et le fanatisme... 109

-Protagoras et le discours double... 123

-La propagande, une question d’apparence... 128

-La table rase... 138

-Les dangers de la table rase...144

-Une question d’éducation...148

CHAPITRE 3: L’UNIVERS TRANSCENDANTAL PLATONICIEN ET MARCELLIEN -La caverne: une introduction...157

-L’allégorie: une description... 160

-Le sens des éléments... 162

-Répercussions chez Gabriel Marcel... 173

-La dialectique... 185

-Le pouvoir de la question...200

-ti estin

... 206

-Les Formes (Idées)... 212

-La fidélité créatrice...223

-La cité idéale... 233

-Réminiscence...235

-Le Beau...277

-L’Être... ... 300

-La Vérité... 310

(9)

CHAPITRE 4: L'INTENTION MORALE

-Introduction...329

-Le Bien... 333

-La vertu des valeurs... 338

-L’amitié... 347

-L’amour... 355

-La sagesse... 362

CONCLUSION -Retour à Pierre Hadot... 370

-Le style... 370

-Autrui (soi)...373

-La double ignorance... 375

-La vision de l’éducation...376

-La théorie des Idées... 379

-L’intention morale...382

-Conclusion générale... 383

(10)
(11)

Introduction

Au point de départ: deux citations marcelîiennes

Gabriel Marcel (1889-1973), depuis la parution de son célèbre

Journal Métaphysique

en 1927, a toujours été reconnu par les

commentateurs comme un existentialiste-chrétien. Pourtant, ce philosophe français a catégoriquement, et ce par le biais de sa doctrine elle-même, refusé toute étiquette. Pis encore, dans

L’homme

problématique

, il va jusqu’à s’inscrire en faux contre cela en affirmant

même qu’il est davantage néo-socratique.

[...] en opposition à ceux qui ont cherché très artificiellement à m’intégrer dans ce qu’ils appellent l’existentialisme, j’ai déclaré que le terme de néo-socratisme me paraissait convenir beaucoup mieux à la démarche parfois trébuchante qui a été la mienne depuis l’époque où j’ai commencé à penser par moi-même.1

Tous les commentateurs reconnus de Gabriel Marcel, à !’exception de deux2, affirment tout de même que le philosophe français est un existentialiste-chrétien. Pourtant, il est assez aisé de constater une aversion aiguë de Gabriel Marcel pour ce type de référence. En effet, notre philosophe français trouve que les techniques souvent utilisées pour «classifier» les penseurs sont dérisoires et non-avenues. Et, comme il le fait souvent remarquer lui-même, ce nouvel ordre artificiel que l’esprit se donne prend souvent la forme d’un «isme».

Le danger le plus imminent de ce type de procédé abstrait, c’est de dénaturer le penseur que l’on étudie, d’encapsuler ses pensées à

1 MARCEL, Gabriel,

L'homme problématique

, Paris, Éd. Aubier-Montaigne, 1955, page 72.

(12)

Γ intérieur d’un système, où sa réflexion, premier exercice de la liberté, se fait littéralement enfermer dans un moule où elle risque de se sentir à l’étroit. Nous en arrivons ainsi au kantisme contre Kant, au Bergsonisme contre Bergson et ainsi de suite. Le nouveau disciple du «isme» risque rapidement de tomber dans une sorte de fanatisme où le nouveau petit système, tout frais forgé, fournit toujours la petite formule qui permet de se sortir d’embarras (du questionnement philosophique) avec élégance (en apparence). Dès lors, tout ce qui semble tomber à l’extérieur du système fait l’objet d’un refus catégorique. Pour Gabriel Marcel, rien n’est pire pour un esprit philosophique que de refuser le mystère, le vertige du questionnement incessant. C’est la mort du philosophe.

D’ailleurs, c’est dans l’avant-propos du

Mystère de l’être î

que Marcel s’inscrit le plus explicitement en faux contre ce genre de procédé. Avant-propos que nous reproduisons ici pour le bénifice de notre lecteur.

Les conférences qui composent le présent volume (...) ont été prononcées à !’université d’Aberdeen en mai 1949 et mai 1950. C’est à dessein que l’auteur a tenu à leur laisser leur caractère si l’on peut dire parlé. H lui a semblé que ceci mettrait mieux en relief non seulement le caractère de recherche qui distingue l’ouvrage, mais encore et plus profondément le fait que celui-ci s’adresse non pas à une intelligence abstraite et anonyme, mais à des êtres individuels en qui 11 s’agit d’éveiller une certaine vie profonde de la réflexion, cela par une véritable anamnèse, au sens socratique et platonicien de ce mot. C’est bien sous le signe de Socrate et de Platon que l’auteur tient à placer ce livre, ne serait-ce que pour protester de la façon la plus expresse contre les déplorables confusions auxquelles a donné lieu dans ce cas Γ affreux vocable d’existentialisme. On lui a parfois demandé, non sans naïveté, quel «isme» il consentirait à substituer à celui-là. Il est trop clair que la pensée qui s’exprime ici s’oriente délibérément contre un «isme» quel qu’il soit. Mais enfin, s’il fallait à tout prix se résigner à chercher une étiquette, c’est celle de néosocratisme ou de socratisme chrétien que, pour des raisons évidentes, l’auteur adopterait en fin de compte.3

3 MARCEL, Gabriel,

Le mystère de l’être 1

, Paris, Éd. Aubier-Montaigne, 1951, avant-propos.

(13)

À cette lecture, il est clair que Gabriel Marcel se considère comme un néosocratique. Il se sent à l’étroit dans le moule de l’existentialisme et souhaite le briser pour enfin s’en libérer. Malheureusement, Γhistoire ne semble pas avoir tenu compte de cette protestation du philosophe français. Il a toujours réagi vigoureusement aux «isme» et on le voit ici, au fond de lui-même, il a pris cela pour de la naïveté. Cette naïveté proviendrait-elle du seul fait que les personnes qui osèrent demander cette question au philosophe français n’avaient à ses yeux qu’une vague idée de sa philosophie?4 Ou, serait-ce plutôt là le signe que !’existentialisme est ce qui apparaît au lecteur trop peu attentif? Est-il possible que tant de commentateurs aussi reconnus les uns que les autres soient passés à côté de cela? Qu’arrive-t-il si on prend vraiment la peine de relire l’oeuvre mareellienne en prêtant attention au visage socratique qui peut s’en dégager? De plus, Gabriel Marcel parle de «raisons évidentes» pour le classer sous l’étiquette de néosocratisme. Ces «raisons», sont-elles aussi évidentes que le prétend l’auteur?

Nous avons fait allusion précédemment à deux commentateurs qui avaient, eux, parlé de ce possible néosocratisme de Gabriel Marcel. II s’agit de Roger Garaudy dans

Perspective de l'homme

et de Xavier Tillette dans

Philosophes contemporains.

Malheureusement, dans les deux cas, il ne s’agit pas d’un travail approfondi de la question. Les deux commentateurs se contentent de faire, surtout en début d’article, quelques rapprochements généraux sans grande envergure. En termes clairs, les recherches ne donnent pas les fruits escomptés. La question est à peine effleurée (Tilliette n’y consacre que 39

4 En effet, Gabriel Marcel, mentionne clairement à quelques endroits dans ses oeuvres,

son aversion profonde pour les lecteurs qui ressentent le besoin de «classifier» les

philosophes sous le vocable de «isme».

(14)

pages alors que Garaudy se contente de 16 pages) comme si on avait voulu, pour se déculpabiliser, s’intéresser une fois pour toute à la question et répondre à l’appel marcellien. Ces deux tentatives sont sans aucun doute nobles et utiles mais leur manque évident de profondeur aurait, en un sens, exaspéré Marcel, disciple d’un style philosophique acharné qui creuse les questions qu’il aborde telle une vrille qui creuse notre âme et ne s’arrête de forer que lorsque le gisement de la vérité commence à paraître. Cependant, en un autre sens, il aurait certainement salué ces deux efforts louables destinés à le sortir quelque peu du moule de Γ existentialisme.

En posant un bémol à l’apport de ces deux commentateurs, nous ne souhaitons pas, par la présente, nous créer une pression supplémentaire. Nous désirons simplement tenter une recherche plus approfondie et plus systématique sur ce problème que Gabriel Marcel pose lui-même à propos de son oeuvre.

Il

nous semble que la recherche doctorale nous donne accès à une «expérimentation» de la pensée que nous ferons sans prétention. Nous allons déjà à contre-courant de ce que l’histoire a bien voulu retenir de Gabriel Marcel, mais nous pensons que l’auteur mérite grandement que l’on tente d’emprunter un nouveau chemin donnant accès à sa pensée, un chemin qui saura peut-être, du moins espérons-le, nous mettre en symbiose directe avec une nouvelle façon de lire cet auteur. Une expérience qui fait peur, une expérience éprouvante, mais certes, une expérience enrichissante.

Délimiter la recherche

Nous avons déjà cité les deux passages les plus caractérisables où Gabriel Marcel compare directement son oeuvre à celle de Socrate et de Platon. Ce type d’affirmation reviendra à quelques reprises au cours de

(15)

son oeuvre de manière plus succincte. Pour le reste, il faudra lire entre les lignes, avec la plus grande minutie possible.

Gabriel Marcel possède-t-il vraiment un visage socratique? Dans les faits, qu’est-ce que cela peut bien vouloir signifier? Nous pourrions d’emblée conclure comme Wolff que tous et chacun peuvent se présenter comme les héritiers directs de Socrate ou encore conclure comme Whitehead qu’il s’agit simplement là d’un autre exemple de la tradition philosophique européenne.

Comme on ne sait quasiment rien de lui en toute certitude, il est loisible de multiplier les recherches nouvelles plus ou moins vraisemblables. La gamme des Socrate possibles est indéfinie (Socrate mystique ou hyperrationaliste ou anti-philosophe...); et les querelles méthodologiques semblent insolubles.1

Wolff semble soulever un problème de taille: Socrate est une figure si mystérieuse qu’elle a semblé servir des doctrines toutes aussi différentes les unes des autres. En ce qui nous concerne, cela nous amène à nous poser le problème suivant: comment faire pour retrouver le néosocratisme de Gabriel Marcel, alors que les commentateurs ne s’entendent même pas sur la nature de Socrate et de sa philosophie?

C’est que, comme nous le verrons plus précisément plus loin, Socrate n’ayant rien écrit, il est devenu un personnage mystérieux, voire même une figure mythique. Il est vrai que la figure de Socrate est difficile à cerner et que cela a donné lieu, dans l’histoire a de nombreuses interprétations. Et c’est là, il faut l’avouer un fait heureux. La philosophie ne pouvait rêver d’un meilleur acte de naissance. Un acte qui confirme sa richesse et ses possibilités.

(16)

Mais au-delà de cela, il existe, il est vrai, un danger: celui de dénaturer Socrate. C’est la raison pour laquelle il nous faudra, pour les fins de notre recherche, nous recentrer sur le Socrate de Platon. En effet, c’est de lui que semble se réclamer Gabriel Marcel dans son avant-propos

au

Mystère de l'être 1

(Voir la citation à la page 2 du présent ouvrage) où

il mentionne clairement que «c’est bien sous le signe de Socrate et de Platon que l’auteur tient à placer ce livre.»6 Nous éviterons ainsi «toutes les querelles méthodologiques insolubles.» 7

Pour se faire, comme le mentionne Whitehead (voir citation ci- dessous), il nous faudra donc éviter de construire un «schème systématique de pensée»8 tel que les érudits ont impunément extrait de l’oeuvre platonienne. Gabriel Marcel déteste la pensée érigée en système qui ne s’adresse qu’à une «intelligence abstraite et anonyme»9 et c’est là, nous croyons, l’une des raisons pour laquelle nous nous référerons continuellement à un Socrate bien ancré dans sa vie concrète, celui que l’on retrouve dans les dialogues platoniciens.

La caractérisation générale la plus sûre de la tradition philosophique européenne, c’est qu’elle consiste en une série de notes en bas de pages de Platon. Je n’entends pas le schème systématique de pensée que les érudits ont douteusement extrait de ses écrits. Je vise la richesse d’idées générales dispersées au travers d’eux. Ses dons personnels, ses occasions très étendues d’expérience à une grande période de civilisation, son héritage

6 MARCEL, Gabriel,

Mystère de l'être

7, Éditions Aubier-Montaigne, 1951, avant- propos.

7 WOLFF, Francis,

Socrate

, Paris, Presses Universitaires de France, page 100. (Citée précédemment)

8 WHITEHEAD, A.N

.,Process and reality,

New York, The Free Press, page 39. (Traduite par Thomas De Köninck à la page 41 de son recueil de textes

Platon

) 9 MARCEL, Gabriel,

Mystère de l'être 1,

Éditions Aubier-Montaigne, 1951, avant- propos.

(17)

7

d’une tradition intellectuelle pas encore raidie par la systématisation excessive, cela a fait de ses écrits une mine inépuisable de suggestions.10

Whitehead marque admirablement la richesse des oeuvres de Platon, la plupart mettant en scène un Socrate au sommet de son art dialectique. Dès lors, nous pouvons nous demander si les références de Gabriel Marcel concernant son néosocratisme sont fondées ou non. Ne pourrait-on pas se contenter de les inclure dans de vagues notes en bas de pages de Platon?

Certes, du point de vue exclusif de Whitehead, la réponse serait affirmative. Il est sans conteste que la philosophie grecque représentée principalement par Socrate et par Platon ne trouve pareille équivalence de richesse dans toute la suite de l’histoire de la philosophie. En ce sens, il est impossible de sortir de l’ombre créée par la magnifique clairvoyance de ces deux philosophes antiques.

Cependant, tout ombrage inclut une zone de pénombre où, si nous y prêtons attention, nous pouvons parvenir à distinguer plusieurs éléments philosophiques nouveaux simplement parce qu’ils sont rattachés à l’époque où vivent ces philosophes. C’est le cas de Gabriel Marcel dont la philosophie est profondément enracinée dans le sol fertile de l’histoire contemporaine, celle de notre siècle. À ce sujet, nous aurons d’ailleurs l’occasion de revenir sur le fameux

hic et nunc11

qui caractérise toute la doctrine marcellienne.

Afin de mieux répondre à !’interrogation que nous pose

10 WHITEHEAD, AN., Process and reality, New York, The Free Press, page 39, (Traduite par Thomas De Koninck à la page 41 de son recueil de textes

Platon)

11 La meilleure traduction demeure «ici et maintenant».

(18)

Si !’histoire de la philosophie représentait un arbre, les Présocratiques seraient représentés par la graine, Socrate et Platon en seraient certainement les racines dont la fonction est de nourrir l’arbre durant toute sa croissance, Aristote serait, quant à lui, représenté par le tronc et les autres philosophes qui suivirent sont simplement les branches qui s’ajoutent les unes après les autres, d’année en année, de siècle en siècle suivant la croissance de l’arbre. Avec les années, l’arbre de la philosophie devint suffisamment mature pour produire sa semence et laisser le vent porter cette dernière aux confins de la raison humaine. Pensons simplement à tous les «isme» ou encore à la citation de Wolff (ci- dessus). Gabriel Marcel, lui, se bat contre le vent des commentateurs pour demeurer accroché à l’arbre originel.

Comme on le voit, chaque partie de l’arbre contribue à le faire arbre, mais rien n’empêche à chacune d’elle d’avoir sa nature propre: la graine n’est pas les racines, les racines ne sont pas les branches, etc. Concédons à Whitehead que sans racines, tout l’arbre meurt, mais, précisons que les racines ne sont pas les branches et inversement. De même, toute l’histoire de la philosophie constitue sans aucun doute des notes en bas de pages de Platon, mais chacune conserve tout de même sa nature propre. Gabriel Marcel est-il encore accroché à l’arbre socratique ou s’est-il envolé pour contribuer à semer l’arbre de !’existentialisme? Voilà notre propos.

Γ affirmation de Whitehead, servons-nous d’une analogie qui nous

permettra également de mieux cibler la sphère de notre recherche.

La trame de fond de notre recherche s’articulera donc autour de questions assez simples en apparence, mais dont la portée nous mènera tantôt au coeur de l’origine de la philosophie et tantôt au coeur de notre

(19)

siècle. En fait, nous voulons savoir si le parallèle entre les deux hommes est plus important que l’on pourrait le croire à première vue (Whithehead). En d’autres termes, cette ressemblance est-elle plus que commune? Afin de répondre le plus efficacement possible, nous devrons revoir rigoureusement les oeuvres de Platon et de Marcel afin de déceler si ce dernier a bel et bien jeté un pont entre notre société et l’antiquité grecque.

D’emblée, mentionnons qu’il y aura principalement deux pièges que nous devrons éviter.

Premièrement, l’auteur central de notre recherche demeurera en tout temps Gabriel Marcel. C’est dire que même lorsque nous parlerons de Socrate ou de Platon, ce sera dans le but de mieux présenter la philosophie marcellienne. En effet, qu’elle soit en opposition ou en symbiose, la pensée socratique (et platonicienne) aura pour tâche de nous ouvrir un passage vers Gabriel Marcel. Nous souhaitons ni plus ni moins qu’apporter un nouvel éclairage à la philosophie marcellienne, trop souvent demeurée dans la pénombre de la pensée collective qui lui accollait une étiquette existentialiste.

Il ne s’agit donc pas d’une étude comparative classique. Bien sûr, plusieurs similitudes (et différences) seront relevées, mais toujours dans le but de mieux présenter et comprendre la philosophie encore méconnue de Gabriel Marcel. De cette façon, nous espérons que cela nous permettra de voir si le philosophe français possède vraiment un visage socratique.

Pour se faire, vous l’aurez compris, il sera primordial de présenter plusieurs éléments de la pensée socratique et platonicienne. Il sera nécessaire cependant d’aller à !’essentiel sans omettre tout ce qui pourra

(20)

10

nous être utile. En conséquence, le contenu platonicien de cette thèse est

loin d’être exhaustif. Il serait impossible et surtout irresponsable de vouloir traiter de tous les aspects de cette philosophie grecque, tout comme il serait irresponsable de souhaiter aborder tous les thèmes marcelliens.

Il est important de comprendre que nous ne sommes pas des spécialistes de Platon et que nous le présenterons sans prétention. Le contenu socratique et platonicien de cet ouvrage sera donc présenté selon les grands axes fondamentaux qui parcourent cette pensée. C’est-à-dire que notre investissement personnel sera plus absent. De plus, mentionnons que le contenu socratique et platonicien servira en quelque sorte d’étalon de mesure pour la philosophie de Gabriel Marcel. Et tout comme c’est le cas des étalons de mesure que l’on retrouve dans notre vie concrète, moins ce dernier subit d’altération, plus il est fiable.12 Cela sera en opposition avec le contenu marcellien parce que nous devrons en quelque sorte «broyer» toute cette philosophie dans notre esprit afin non seulement de la faire nôtre, mais pour mieux être en mesure d’en tirer, dans la mesure du possible, le contenu socratique. Et ce, sans la dénaturer. Il s’agit donc vraiment de découvrir comment Platon peut nous aider à mieux comprendre Gabriel Marcel afin d’y apporter un éclairage nouveau.

Le second piège que nous devrons éviter sera !’existentialisme. En effet, cette thèse ne se veut nullement être une étude sur l’aspect existentialiste de Gabriel Marcel. Nous ne visons pas à nous prononcer là- dessus. Ce serait-là, au mieux, l’objet d’un autre doctorat.

12 Pour exemplifier cette analogie, nous n’avons qu’à penser aux étalons de mesure

métrique (en métal) que l’on conserve à température constante sous des cloches de verres

afin d’éviter le plus possible toute altération extérieure.

(21)

Finalement, nous pourrions résumer ainsi la probl ématique qui parcourra toute notre thèse: Que reste-t-il du visage socratique de Gabriel Marcel? Le philosophe français, en affirmant cela, aurait-il tort à propos de son oeuvre propre?

Une trilogie contemporaine du néosocratisme?

L’oeuvre platonicienne est si vaste qu’il convient de se demander quels seraient les critères fondamentaux qui nous permettraient de déceler et même de parvenir, espérons-le à établir un parallèle avec un autre auteur. Quels sont donc les caractéristiques d’un néosocratique?

Pour se faire, nous ferons appel à Pierre Hadot qui a décrit avec intelligence ce qu’il nomme la «figure de Socrate». Il a d’abord dépeint ce portrait dans

Exercices spirituels et

philosophie antique

pour ensuite le reprendre dans un vocabulaire

moins technique dans

Qu’est-ce que la philosophie antique?

Selon nos besoins, nous ferons appel à ces deux volumes qui se complètent magnifiquement.

On pourrait, à ce stade-ci de notre recherche, plus particulièrement dans ces premiers balbutiements, se contenter de faire comme un certain Socrate, c’est-à-dire, marcher sans but précis, bref, vadrouiller. En fait, il s’agit d’abord de faire simplement ici un travail de «défrichage». En philosophes de terrain, nous nous devons d’élaborer un ensemble possible de

pistes à suivre afin de retenir celles qui nous semblent les

meilleures et les plus adéquates.Il faut ouvrir l’oeil et garder l’esprit ouvert. Il n’y a rien de plus ridicule qu’un philosophe qui

(22)

se met des oeillères; ce que nous voulons éviter. L’état de recherche, de quête dans laquelle nous nous sommes placés et l’anxiété qu’elle crée sont plus difficiles à surmonter, mais que serait la philosophie sans vertige? C’est lui qui nous forme en nous obligeant à prendre «possession» de soi. Ce que nous voulons, ce n’est pas de la simple

information

, mais une véritable

formation.

Selon Pierre Hadot, il existe deux philosophes contemporains dont la philosophie représente en bonne partie un écho socratique. Il s’agit de Kierkegaard et de Nietzsche. En ce qui nous concerne, il faudra en quelque sorte savoir si Gabriel Marcel peut représenter le troisième philosophe contemporain qui soit néosocratique.

Premièrement, il semble que la personnalité même de Socrate soit primordiale. D’ailleurs le célèbre éloge d’Alcibiade que l’on retrouve dans

Le Banquet

serait le précurseur de la représentation de l’Individu chère à Kierkegaard. En fait, cet individu présenté comme une personnalité unique et inclassable, se retrouve en quelque sorte chez Gabriel Marcel.

Selon Hadot: «Cette personnalité unique a quelque chose de fascinant, elle exerce une sorte d’attraction magique.»13 Gabriel Marcel quant à lui démontre également qu’il est lui aussi

atopos

: étrange, déroutant et inclassable. De plus tout comme Socrate, il parvient à démontrer ] ’individualité profonde de chacun d’entre nous. En effet, tout comme c’est le cas en fréquentant Socrate,

13 HADOT, Pierre, Qu ’est-ce que la philosophie antique?, Paris, Éditions Gallimard,

1995, page 57

(23)

13

Gabriel Marcel nous amène inexorablement à nous éveiller à notre

conscience individuelle propre. A l’image du philosophe grec, le philosophe français est un veilleur et un éveilleur.14

Mais plus encore, Pierre Hadot parvient à démontrer que Kierkegaard et Nietzsche sont des figures de Socrate parce que tous trois portent un masque. Ainsi, Socrate se servira de l’ironie en plus de mouvoir ses pensées sous la plume de Platon, ce qui double l’effet. Cela est exécuté avec une telle justesse d’esprit que nous en venons à ne plus savoir vraiment à qui nous avons affaire.

Quant à Kierkegaard, nous savons qu’il a publié la majeure partie de son oeuvre sous divers pseudonymes. Alors que Nietzsche prendra pour masques, ses maîtres Shopenhauer et Wagner. Comme le dira Nietzsche: «Il existe des hommes qui ne veulent pas qu’on les voit autrement qu’à moitié voilés par d’autres. II y a là beaucoup de sagesse.»15

Gabriel Marcel porte-t-il un masque? Le fait qu’il se cache derrière divers personnages dans chacune de ses pièces de théâtre suffit-il à nous porter à penser qu’il porte un masque? Il ne faudrait sans doute pas oublier que toute l’oeuvre marcellienne porte l’empreinte du mystère. En effet, il parvient à s’envelopper dans une telle quête d’être, qu’il devient difficile de le distinguer.

De plus, Pierre Hadot mentionne à quel point Kierkegaard

14 Selon l’expression même de Mme Jeanne-Parrain Vial qui a même donné ce titre à un de ses volumes portant sur la philosophie de Gabriel Marcel.

15 HADOT, Pierre, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Éditions Études

augustiniennes, 1987, page 85 (Il cite Nietzsche).

(24)

et Nietzsche ont voulu répéter le fameux «Prends souci de toi- même» de Socrate. Cela est également présent dans l’oeuvre marcellienne qui encourage continuellement le retour à soi, au «je».

Gabriel Marcel est-il vraiment, comme il le laisse entendre lui-même, le troisième grand penseur néosocratique de notre époque? Plus concrètement, quels sont les aspects propres à Socrate qui nous permettraient de déceler le néosocratisme de Gabriel Marcel?

Des pistes à suivre

Afin de relier Nietzsche et Kierkegaard à Socrate, Pierre Hadot fait appel à certaines notions que l’on retrouve chez ces différents auteurs. Plus concrètement, ce qu’il convient de déceler ici, ce n’est pas comment Nietzsche et Kierkegaard (et Marcel?) sont néosocratiques, mais les éléments qui définissent, selon Pierre Hadot, la figure socratique. En d’autres mots, il faut mettre en évidence les éléments philosophiques de base qui lui permettent, au-delà des philosophies particulières de chacun des auteurs en présence, de peindre en nos esprits le visage de Socrate.

Comme vous l’aurez sans doute deviné à la lecture de la section précédente, le style de chacun des auteurs en présence (Socrate, Platon et Marcel) est primordial. C’est là une partie importante puisqu’il s’agit du canevas où se meuvent leurs pensées respectives.

(25)

de Platon qui mettent admirablement Socrate en scène ont permis à ce dernier de devenir une figure mythique encore bien vivante aujourd’hui. Ce qu’il est important de remarquer ici, c’est la richesse du dialogue. Il est probablement la réplique la plus fidèle de ce qui se déroule dans notre quotidien. Cela démontre sans doute que pour les Grecs, la philosophie est proche de nous et doit donc s’éloigner de considérations abstraites, tant complexes qu’inutiles.

Par contre, de nos jours, les philosophes préfèrent construire des ouvrages plus systématiques faisant intervenir le dialogue purement intérieur et essayant de répondre aux objections possibles à venir. Car la meilleure façon de faire surgir la vérité, est certes de confronter différents points de vue.

Si nous nous rapportons maintenant à la philosophie marcellienne, on constate aisément que Gabriel Marcel, fidèle à ses contemporains, a écrit lui aussi des ouvrages plus systématiques. Cependant, il ne s’en contentera pas. Ainsi, une bonne partie de son oeuvre est constituée de pièces de théâtre. Mais pourquoi fait-il cela? C’est que, pour lui, la philosophie est toujours en mouvement et le dialogue demeure le meilleur moyen de lui insuffler ce souffle de vie tout en demeurant rattaché le plus possible au quotidien. D’ailleurs Marcel fait souvent appel à l’expression latine

hic et nunc

afin de mieux résumer le tout.

De plus, selon Marcel, le philosophe fidèle à sa nature profonde, se doit d’être en proie au réel. C’est pourquoi il cherche constamment à demeurer le plus possible dans des considérations concrètes. Ce philosophe français croit que la philosophie doit

(26)

demeurer accessible au plus grand nombre possible. C’est ce qui constitue le coeur de sa richesse et de son auto-suffisance.

Mais, ces brèves incursions dans leurs philosophies respectives nous suffit-il à démontrer que les deux philosophes (Socrate et Marcel) se rejoignent non seulement dans leurs méthodes, mais dans leur vision de l’éducation? En effet, lorsqu’il est question de nécessité de la concrétude, il est, dans les faits, question du savoir et de la manière de le transmettre. De toute évidence, il nous faudra creuser cette question.

D’ailleurs, Pierre Hadot dans sa deuxième description du visage socratique à !’intérieur de son livre

Qu'est-ce que la

philosophie antique?

présente la naissance de la philosophie à

travers ce que les Grecs se plaisaient à nommer la

paideia.

Évidemment, Pierre Hadot consacre quelques pages aux sophistes qui sont, selon Platon et Aristote, de simples commerçants en matière de savoir.16 D’ailleurs, nous pouvons affirmer sans l’ombre d’un doute que Socrate consacra sa vie à réfuter les sophistes alors que Platon y a consacré son oeuvre.

Le mouvement sophistique, prônait la maîtrise du langage afin de convaincre et de faire de l’argument le plus faible, l’argument le plus fort. Dans une société comme Athènes, il est primordial de prendre la parole à l’assemblée si nous souhaitons lui faire prendre telle ou telle décision. L’activité sophistique est donc spécifiquement dirigée «vers la formation de la jeunesse en

16 PLATON, 222a-224d

(27)

17

vue de la réussite dans la vie politique.»17

Compte tenu de la place prédominante des sophistes dans Γoeuvre platonicienne, il conviendra sans doute de se demander si cela ne trouve pas écho dans la philosophie de Gabriel Marcel. Dénonce-t-il, lui aussi, des actions sophistiques modernes?

L’insistance accordée aux sophistes démontre bien, selon Hadot, le souci d’abord socratique accordé à autrui. Ce qui intéresse Socrate, c’est toujours celui qui est devant lui. C’est «L’appel de l’Individu à l’Individu».18 Et ce, à un point tel que Platon afin de bien rendre la chose, a dû faire appel à la forme dialoguée.

Non seulement Gabriel Marcel a-t-il écrit des pièces de théâtre, mais toute son oeuvre semble caractérisée par un mouvement similaire. En effet, selon le philosophe français, lorsque nous prenons conscience d’exister, nous souhaitons très rapidement être reconnus par autrui. Personne ne se considère comme étant l’acte du néant. Seul l’autre peut nous confirmer non seulement que nous sommes là, mais surtout que nous ne sommes pas là pour rien.

U individu

seul, devient avec la reconnaissance d’autrui,

YIndividu.

Mais d’abord, Marcel parle de la présence (concept fondamental de la philosophie marcellienne). Si l’on veut véritablement être présent à autrui, il faut d’abord l’être à sa

17 HADOT, Pierre, Qu ,est-ce que la philosophie antique?, Paris, Éditions Gallimard,

1995, page 33.

(28)

propre personne. Autrement, nous risquerions de chercher impunément à objectiver l’autre, tombant ainsi dans l’esprit d’abstraction, concept si cher au philosophe français.

Maintenant, il faudra chercher à voir si des rapprochements sont véritablement possibles quant à leurs visions respectives d’autrui. Gabriel Marcel est-il vraiment le disciple néoplatonicien qu’il prétend être?

Cependant, avant d’aborder l’autre, ne vaudrait-il pas mieux s’interroger sur soi? Lorsque dans

VApologie de Socrate

Platon affirme qu’une vie qui se déroulerait sans examen ne vaudrait pas la peine d’être vécue19, il formule clairement son invitation à remettre en question toutes nos valeurs et nos manières d’agir. Comme c’est d’ailleurs le cas dans toute son oeuvre, il nous invite à prendre souci de nous-mêmes. Or, ce n’est pas du tout une invitation à se couper du monde extérieur en se réfugiant dans sa bonne conscience et son univers narcissique. Ainsi Socrate (et Platon) est un homme qui participe pleinement à la vie de sa cité, de sa famille et de ses amis. Chez Platon, le souci de soi est donc indissociable du souci des autres. C’est là le seul chemin pour parvenir à autrui dans toute sa plénitude: passer par soi. Ce qui rejoint de toute évidence le concept de présence de Gabriel Marcel.

En fait, les deux philosophes semblent encourager un continuel éveil à soi. Il faut se chercher. Si dans

Y Émissaire,

Marcel parle de la philosophie comme d’un filet d’interprétation

(29)

19

que nous jetons dans nos profondeurs impénétrables, dans

Y Alcibiade majeur

20 Platon parlera du célèbre oracle de Delphes:

«Connais-toi toi-même».

Mais pour amener les gens à vouloir se connaître, Pierre Hadot montre bien comment Socrate a toujours combattu la double ignorance.

La mission de Socrate est donc de faire prendre conscience aux hommes de leur non-savoir. (...) Pour Socrate, le savoir n’est pas un ensemble de propositions et de formules que Ton peut écrire, communiquer, ou vendre toutes faites.21

En fait, comme le démontre si bien Platon dans

Le

Banquet22,

le savoir n’est pas transmissible d’une personne à

l’autre comme l’on verse le contenu d’un vase dans un autre. Le seul véritable savoir est celui qui évite la double ignorance (ne pas savoir que l’on ignore). Voilà le mandat du philosophe: amener les autres à réaliser leur état de double ignorance en commençant par se connaître soi-même.

Gabriel Marcel, quant à lui, cherche par tous les moyens à ramener continuellement le lecteur à lui-même. Ce philosophe français se refuse à édifier, à encapsuler l’univers dans un ensemble de formules philosophiques. Ce qu’il souhaite faire, c’est creuser, forer l’expérience présente afin de prendre contact avec elle. Ainsi, le style de Gabriel Marcel est comparable à une «vrille sans fin» qui ne se lasse jamais de creuser en soi. Si le

20 PLATON,

L'Alcibiade majeur,

124 b-130 a et 132 b-133 c.

21 HADOT, Pierre,

Qu 'est-ce que la philosophie antique?,

Paris, Édition Gallimard, 1995, pages 51 et 52.

(30)

lecteur veut le suivre, il devra faire de même. Comme la torpille

du

Ménon

de Platon, Marcel engourdit son lecteur en le plongeant

dans les abîmes du mystère afin de débusquer, lui aussi, la double ignorance.

Mais au-delà du style de Marcel, il convient de se demander ici si cela est suffisant pour démontrer son visage socratique face à la double ignorance. C’est au fameux

ti esti

qu’il faudra sans doute faire appel. Afin d’amener son interlocuteur hors de la caverne, Socrate recherche toujours le

ti esti

de la chose, poussant ainsi son interlocuteur à s’avouer sa double ignorance. Marcel tendra, pour sa part, à préciser le

ti esti

de l’esprit proprement humain. Et c’est là, tout un tour de force.

Tout ce combat entre la double ignorance se retrouve forcément dans la célèbre

Allégorie de la caverne

de Platon.

Tout le rôle du philosophe consistera donc à permettre à son interlocuteur de «réaliser», au sens le plus fort du mot, quel est le vrai bien, quelle est la vraie valeur. Au fond du savoir socratique, il y a l’amour du bien.23

Gabriel Marcel semble éprouver non seulement le même amour du bien, mais la même quête de vérité. Dans

En chemin

vers quel éveil?,

le philosophe français parle de la solitude du

philosophe qui fait des découvertes en lui-même et qui, au lieu de conserver pour lui ce trésor, cherche à le partager.

Tout cela a déjà ses racines dans la célèbre

Allégorie de la

caverne

de Platon. Évidemment, ce que vise d’abord et avant tout

23 HADOT, Pierre, Qu ’est-ce que la philosophie antique?, Paris, Éditions Gallimard,

1995, page 63.

(31)

le philosophe grec, c’est d’éveiller à la double ignorance. Gabriel Marcel ira même plus loin en parlant de l’esprit d’abstraction qui place l’homme dans un tel état d’ignorance de sa propre condition, qu’il sera, par le fait même, incapable de reconnaître la dignité humaine pleine et entière chez autrui. Dans

Le mystère de

l'être 1, réflexion et mystère,

le philosophe français se servira

même d’une analogie où il est question d’un homme se mouvant dans la pénombre d’une pièce. La ressemblance de cet exemple avec l’Allégorie est pour le moins troublante.

Dépassons Pierre Hadot pour un instant. Nous venons de le mentionner, la quête de la vérité, de ce qui est, est une préoccupation tant socratique que platonicienne. À un point tel que Platon dans sa recherche de l’essence

(ti esti

) en vient à formuler, à ta suite de Socrate, la célèbre théorie des Idées. Le plus surprenant, c’est que cette dernière semble trouver écho chez Gabriel Marcel.

Ainsi, Gabriel Marcel, même s’il cherche à se mouvoir dans l’espace concret de la pensée, cela ne l’empêchera nullement de parler de transcendance. Selon lui, il faut «se transcender», c’est-à-dire qu’il ne faut pas avoir peur de s’attaquer à ce qui nous dépasse pour ensuite le faire sien. Il faut surmonter cette insatisfaction qui nous accable tous.

Un peu à l’image de Platon, Gabriel Marcel en arrive à poser dans

Pour une sagesse tragique et son au-delà

, l’existence d’une «cité idéale» où règne une plénitude de vie et «où tout ce qui

(32)

existe est appelé à !’universelle communion».24 Il reconnaît donc pleinement l’existence d’un «état second» que nous devrons bien sûr, dans la mesure du possible, comparer à la théorie des Idées de Platon.

Finalement, Pierre Hadot attire notre attention sur l’intention morale de Socrate.

Eh bien, au nom de l’amitié, Calliclès, ne crois pas que tu aies le droit de t’amuser à mes dépens, et ne réponds pas au hasard, en disant n’importe quoi de contraire aux opinions que tu as! Ne prends pas non plus tout ce queje dis comme si je ne pensais qu’à m’amuser! En effet, ne vois-tu pas que le sujet dont nous sommes en train de discuter est justement la question qu’un homme, aussi peu de raison ait-il, devrait prendre le plus au sérieux? Quel genre de vie faut-il avoir?25

Voilà le but vers lequel est orienté toute la philosophie socratique: comment doit-on vivre? Comment parvenir à définir, ce que devrait être la vie humaine? Comment un être dit humain devrait-il agir?

Socrate (et Platon) ne cesse de s’interroger sur ce qui est bien et sur ce qui est mal. Quelle est cette intention morale que chacun a le devoir de cultiver? Nous pourrions dire sans nous tromper que le savoir socratique est un

savoir-ce-qu’il-faut-

préférer

, donc un savoir-vivre et mieux encore, un

savoir-vivre-

ensemble.

Non seulement Gabriel Marcel parle abondamment du mal qui caractérise nos sociétés, mais il parvient à démontrer de

^ PLATON, Gorgias, 500b-500d

24 MARCEL, Gabriel, Pour une sagesse tragique et son au-delà, Paris. Éditions Plon,

1968, page 208.

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quelles manières l’être humain peut s’en sortir en revenant à lui- même. Au bout du compte, Marcel en vient à formuler sa conception de la sagesse, de la dignité humaine et de la fraternité. Une conception dans laquelle il nous incombera de déceler, si possible, le visage socratique.

Les grands axes

Après avoir dressé les caractéristiques principales du visage de Socrate selon Pierre Hadot et d’avoir fait quelques tentatives sommaires de rapprochements possibles avec la philosophie marcellienne, il convient maintenant d’élaborer un projet plus structuré. En d’autres termes, selon quels grands axes allons-nous orienter notre recherche? Nous devons parvenir à traiter convenablement tous les points du visage socratique afín que cela forme un projet structuré dans lequel le hasard n’a pas sa place.

Tout d’abord, il faudra, dans un premier chapitre, mettre en lumière la personnalité étrange de Socrate afín de voir si elle trouve écho chez Gabriel Marcel. La philosophie platonicienne, c’est d’abord l’homme Socrate. C’est en cette torpille humaine que la philosophie prend son envol et sa splendeur. Fils fidèle à sa mère sage-femme, sa maïeutique a marqué le reste de la pensée philosophique après lui. Une pensée qui, fidèle à l’Oracle de Delphes, est toujours à la recherche d’elle-même.

Par la suite, il s’agira de tenter de retrouver ce Socrate étrange et déroutant chez Gabriel Marcel dont la philosophie s’enrobe pour ainsi dire, dans un mystère qui, au lieu d’assécher

(34)

24

l’âme, la nourrit. Selon les mots même de Jeanne Parain-Vial26,

Gabriel Marcel est un veilleur et un éveilleur. S’il éveille à l’image de Socrate, il reste à savoir s’il veille, en quelque sorte, sur la philosophie du philosophe grec avec ses étemels retours au «Je», son style en «vrille sans fin» et son insistance pour mouvoir sa réflexion à l’intérieur des sphères concrètes de l’existence.

Par la suite, il faudra nécessairement aborder la question des sophistes. Après tout, c’est à eux que Socrate a consacré sa vie et c’est à eux que Platon a consacré son oeuvre. De quelle manière ceux-ci utilisent-ils le langage pour servir leurs propres fins? Que devient la justice entre certaines mains malhonnêtes?

fl nous semble que la conception marcellienne du mal fait écho à tout cela. Le fanatisme, la guerrre, les médias et les techniques sont plus souvent qu’autrement le lot de nos sociétés modernes. Où sont les sophistes qui les tissent? Qui sont-ils?

Il est impossible de songer faire un travail sur le néosocratisme sans parler du plus important mythe de l’histoire qui y trouve son origine:

l’Allégorie de la caverne.

Elle met brillamment en lumière la double ignorance, le rapport à autrui, le courage qu’il faut pour devenir humain et le désir de vérité qui meut tout philosophe digne de ce nom. Bref, elle constitue une vision moderne de l’éducation.

Gabriel Marcel, quant à lui, est amené à parler de l’esprit d’abstraction qui pourrait bien être le fils de la double ignorance.

26 Jeanne PARAIN-VIAL a intitulé un de ses ouvrages

Gabriel Marcel, un veilleur et un

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Le rapport à autrui et le courage occupent également une place de choix dans la philosophie marcellienne qui elle aussi, s’inscrit dans l’étemelle quête de vérité.

Un élément majeur qui pourrait se greffer à

VAllégorie de

la caverne

serait le non moins célèbre procès de Socrate. À l’aide

de Marcel, nous tenterons de démontrer ce que ce procès contre l’Être humain est encore trop souvent pratiqué de nos jours.

La suite logique de

Y Allégorie de la caverne

est sans doute la théorie des Idées. Il semble que cette théorie tant décriée par les successeurs de Platon puisse trouver un certain écho chez Gabriel Marcel. En effet, celui-ci jette aussi les bases de la réminescence, de la vérité, de la participation et de !’insatisfaction. Il faudra voir si cela pourrait être considéré comme un écho contemporain de la théorie platonicienne.

Finalement, afin de clore cette recherche, nous nous interrogerons sur l’intention morale de Socrate et de Platon. Cela, dans le but de voir si cette dernière se retrouve chez Gabriel Marcel dans des concepts aussi simples que la dignité humaine,

la fraternité et la sagesse.

En conclusion, nous tenterons principalement de vérifier si notre recherche nous a permis de voir le visage socratique de Gabriel Marcel, selon les critères même de Pierre Hadot.

(36)
(37)

26

Prologue aux chapitres

Le problème: Socrate ou Platon?

Le problème que soulève Socrate est de taille: à chaque instant, on se demande ce qui peut bien appartenir véritablement au personnage historique et où, par ailleurs, Platon s’infiltre-t-il doucement dans ce personnage? Si Socrate nous fascine encore aujourd’hui, c’est en grande partie grâce à Platon, mais, inversement, si Platon existe, n’est-ce pas en grande partie grâce à son maître Socrate? Comment les distinguer? Où la plume de Platon glisse-t-elle vers sa propre intériorité?

Nous le savons bien: pas une seule phrase de Socrate, telle qu’elle a été prononcée par lui, n’a survécu. Dans ces conditions, est-il raisonnable de croire qu’on puisse, en dépit de cela, en savoir assez sur sa pensée et son enseignement pour parler sérieusement de sa philosophie? Chaque génération de chercheurs travaillant sur Platon doit d’abord répondre à cette question.27

Le problème de Socrate est bien étrange, mais est à la fois rempli de sens. En effet, même si toute la philosophie se réclame du philosophe grec, il faut avouer que nous ignorons qui fut véritablement l’homme Socrate. Si certaines sources convergent, il reste que plusieurs témoignages ne concordent pas. Pis encore, au-delà des innombrables recherches, la question demeure: qui était Socrate?

Dies relève bien la difficulté que pose l’existence de Socrate lorsqu’il mentionne: «Socrate n’a rien écrit. Mais,

paraît-27 VLASTOS, Gregory,

Socrate

dans

Philosophie grecque

, sous la direction de Monique CANTO-SPERBER, P.U.F, 1997, page 123.

(38)

il, on a trop écrit sur Socrate.»28 Que choisirons-nous? Le Socrate de Platon? Le Socrate de Xénophon? Le Socrate d’Aristote? Ou encore, celui d’Aristophane? Même si Socrate n’a rien écrit, on a beaucoup écrit sur lui. Francis Wolff mentionne que dans les années cinquante, on relevait déjà plus de 1600 travaux sur le problème de Socrate et que depuis, le rythme s’est maintenu.29

La littérature sur le sujet est tellement abondante qu’avec Léon Brunschvicg, nous sommes forcés de conclure que «la seule chose que nous sachions sûrement de lui, c’est que nous ne savons rien.»30 De plus, suivant le raisonnement de Whitehead que nous avons déjà mentionné au début de cette thèse31 , il se pourrait bien, à la limite, que l’oeuvre de Platon ne soit qu’une série de notes en bas de pages de la vie de Socrate. Comment le savoir? Quel Socrate allons-nous retenir pour notre recherche?

De bons chiens de garde vous talonnent, aboient derrière vous: «De qui parlez-vous? De Socrate ou d’un certain «Socrate» chez Platon?» Et l’on vous force à vous retourner, à affronter la question et à vous défendre.32

Ce qui nous dérange tellement, c’est que les chiens de

28 DIES, A,

Autour de Platon Tome 1 (Les voisinages-Socrate),

Paris, Éditions Beauchesne, 1927, page 157.

29 Pour obtenir l’expression même de Francis Wolff sur le sujet, le lecteur peut se rapporter à la page 16 de son livre

Socrate.

30 BRUNSCHVICG, Léon,

Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale

, Paris, P.U.F., 1960, page 4. L’auteur paraphrase ici l’expression bien connu de Socrate: «Je sais queje ne sais rien».

31 Se référer à la présente thèse, pages 6 et 7, citation #10.

32 VLASTOS, Gregory,

Socrate, Ironie et philosophie morale,

Paris, Aubier, 1994, page 69.

(39)

garde dont parle Vlastos nous apparaissent comme venir du dehors. En effet, ce n’est pas tant notre recherche qui nous pose cette difficulté, mais bien les autres, ceux qui nous font paniquer devant un problème que l’on est contraint à prendre au sérieux. Si le choc des idées nous fait progresser, il faudra bien conclure que du choc des opinions, ne naît que la stagnation des esprits. Car, selon nous, c’est bien de cela dont il s’agit: d’une guerre d’opinions dont on ne sortira jamais. En effet, comme on ne sait rien de Socrate en toute certitude, la gamme des Socrate possibles est infinie. Il sera loisible de multiplier les recherches sur le sujet sans qu’on ne produise aucun rejeton viable. Francis Wolff donne une belle image qui rend bien compte de l’insolubilité du problème:

(...) car le «problème de Socrate» ressemble à un puzzle dont on ne disposerait que de quelques pièces éparses qui s’ajusteraient mal, dont on ignorerait si elles appartiennent au même jeu et dont on ne saurait même pas s’il convient de reconstituer l’image d’ensemble.33

En clair, ce que semble soutenir Francis Wolff ici, c’est que cette recherche est un combat perdu d’avance. Si l’homme Socrate s’est évanoui dans l’histoire, son influence a survécu au travers des philosophies et s’est transmise jusqu’à nous. C’est là- dessus qu’il faudra orienter notre quête si nous ne voulons pas sombrer dans d’interminables querelles dont l’aboutissement ne peut être que l’inertie de notre réflexion.

Néanmoins, nous devons tout de même se défaire des chiens de garde (référence #32) afin qu’ils ne reviennent plus nous importuner dans la suite de notre recherche. Il serait tentant, à

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première vue, d’affirmer que, ce problème ne concerne que les historiens. Au fond, nous ne sommes que des philosophes et pourrions nous contenter de la pensée telle qu’elle est ordonnée dans l’oeuvre de Platon sans se soucier du reste. Cependant, se contenter de cela, ce serait justement éviter de faire acte de philosophie, ce serait refuser la question. Voilà pourquoi les philosophes dérangent: parce qu’ils désirent véritablement se laisser envelopper par le questionnement quel qu’il soit au lieu de se contenter de l’esquiver en faisant semblant de savoir. Dans le domaine de la pensée, nous croyons que nous n’avons pas droit à la fuite pour éviter l’ennemi. Il est impératif de s’y mesurer pour finalement s’assumer à travers la question.

Une telle précaution méthodologique peut paraître fastidieuse, surtout placée en début de biographie et briser l’impatience où l’on peut être de communiquer déjà l’histoire d’un Socrate «réel». Ce contretemps est très socratique: pas plus qu’à la sagesse, on accède au maître d’emblée.34

Nous n’avons pas le choix, la pression est trop forte et nous vient de toute part: il faut en parler. Que le combat soit perdu d’avance ou non nous importe peu. Comme semble l’affirmer Mazel ci-dessus, cette quête est, sous un certain angle, très socratique. Dès lors, impossible de l’éviter.

Celui qui fit sans doute l’une des études parmi les plus sérieuses et approfondies sur le sujet est sans contredit Gregorÿ Vlastos. Son livre

Socrate

,

ironie et philosophie morale

fourmille littéralement d’informations sur le sujet. Il est évident que dans le cadre de notre recherche, nous ne pourrons nous attarder trop longuement sur le sujet, mais il convient parfaitement d’y prêter

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notre attention afín de préciser davantage l’esprit dans lequel se déroulera notre quête.

Dans le magnifique livre

Philosophie grecque,

Gregory Vlastos nous offre un résumé percutant de son hypothèse sur le sujet. Vlastos mentionne que même si l’individu Socrate (laid, impudent, insolent...) se retrouve dans presque toute l’oeuvre de Platon, il n’en demeure pas moins que nous pouvons déceler clairement «deux groupes de dialogues, deux philosophies si différentes qu’elles n’auraient pu cohabiter longtemps dans le même cerveau, à moins que ce ne fut dans le cerveau d’un schizophrène.»35

Mentionnons que l’expression «cohabiter» est ici primordiale. Vlastos veut certainement signifier par ce terme que les deux philosophies ne peuvent «cohabiter en même temps dans le même cerveau» puisque ce terme renvoie nécessairement à la simultanéité. En conséquence, ceci, il faut bien le préciser, n’exclut nullement que ces deux philosophies n’aient pu représenter un certain mouvement de l’esprit, une certaine évolution de la pensée de Platon. À fortiori, ceci ne peut donc exclure que les philosophies de Socrate et de Platon ne soient, au bout du compte, qu’une suite logique.

Dans son introduction au dialogue

Le sophiste

de Platon, Nestor Cordero mentionne que Platon, après avoir tenté de répondre à certaines questions, n’hésite pas à analyser les faiblesses de sa pensée et cherche alors à entreprendre des

35 VLASTOS, Gregory, Socrate dans Philosophie grecque sous la direction de Monique

CANTO-SPERBER, Paris, P.U.F., 1997, page 126.

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démarches nouvelles. Ne serait-ce que pour cela, Platon est certainement demeuré fidèle à son maître Socrate. Au fond, si Platon s’était contenté de n’être que Socrate, aurait-il été socratique? Certainement pas et nous n’aurions certes pas manqué de le faire remarquer à Platon. Peu importe la direction que prend l’histoire, elle s’offre toujours facilement en pâture à l’esprit critique. C’est sans doute la raison pour laquelle il faut nécessairement prêter attention: la critique doit nous permettre d’avancer dans notre réflexion, autrement nous trébuchons sur elle et prenons le risque de devenir tributaires de l’opinion.

Revenons-en plus spécifiquement à l’hypothèse de Gregory Vlastos. Dans son article

Socrate

que l’on retrouve dans le superbe livre

Philosophie grecque

, Gregory Vlastos tente de démontrer l’existence de deux Socrate chez Platon. Il résume sa critique en dix points majeurs: le champ de leur réflexion philosophique, leurs intérêts scientifiques, la pratique de la philosophie, la théorie métaphysique de l’âme, la théorie métaphysique de la forme, la dimension religieuse, la théorie politique, leurs psychologies morales, la connaissance morale et la méthode d’investigation scientifique. Dans notre introduction, à l’aide de

La figure socratique

de Pierre Hadot, nous avons dressé un tableau des points qui seraient utiles d’aborder afin de vérifier notre thèse: le néosocratisme de Gabriel Marcel. De même ici, nous ne retiendrons que les points qui sont succeptibles de nourrir notre recherche.

Pour ce qui est du champ de leur réflexion philosophique, Vlastos mentionne que le Socrate jeune (plus réel) s’intéresse exclusivement à la philosophie morale alors que le vieux Socrate

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(plus fictif, Platon) s’intéresse au registre complet de la philosophie considérée comme science.

Dans toute l’histoire occidentale, aucun philosophe n’a eu un champ de réflexion plus large que SI, aucun n’a eu un champ de

réflexion plus étroit que S2.36

Reprenons l’image de l’arbre et de la graine. Si la graine contient l’arbre en puissance et que le temps (pas de cohabitation «en même temps») lui permet de prendre de l’ampleur et de se transformer en un arbre magnifique, nous viendrait-il à l’esprit d’affirmer que la graine est «trop étroite» pour contenir l’arbre? Dans les faits, certainement. Dans le cadre de l’évolution, du devenir, nous en doutons. Socrate, c’est cette graine et Platon, c’est l’arbre. Bien sûr, il y a une distinction possible dans le temps, mais l’un est plus que la «suite logique» de l’autre. En fait, l’un n’existerait pas sans l’autre et inversement. Le miracle mystérieux de la nature existerait-il aussi dans le domaine de la pensée?

En fait, nous constatons que plus nous étudions la philosophie, plus nous prenons conscience que la morale constitue souvent le point de départ de notre quête. Cependant, plus nous nous questionnons, plus nous nous rendons compte que toutes nos questions sont tournées vers un même et unique but: comment bien agir en toutes circonstances. Platon s’est peut-être intéressé à mille et une choses, mais il n’a jamais perdu de vue la visée morale de son maître. C’est la raison pour laquelle nous pensons que Socrate est non seulement le point de départ de la réflexion de Platon, mais également son aboutissement. La graine produit

32

36 VLASTOS, Gregory,

Socrate

, dans

Philosophie grecque

sous la direction de Monique

(44)

l’arbre et l’arbre redonne des graines.

Quant à leur pratique de la philosophie, Vlastos explique que dans toute !’histoire de la pensée, aucun autre philosophe que le Socrate jeune ne s’est assuré une diffusion plus populiste de ses réflexions, de ses questions, bref, de son art: la philosophie. À l’inverse, aucun autre philosophe ne s’est assuré une diffusion plus élitiste que le vieux Socrate (Platon). D’ailleurs, plusieurs auteurs marquent bien la distinction entre le Socrate pauvre qui déambulait pieds nus et Platon qui aurait été issu d’un milieu bourgeois.

Il est vrai que Socrate philosophait avec tout le monde dans les rues d’Athènes, les banquets, les jardins, etc. Il avait d’ailleurs une réputation bien établie d’un philosophe infatigable.37 Alors que Platon dirigea l’Académie dont on pouvait lire au-dessus de l’entrée: «Nul n’entre ici s’il n’est géomètre.» Afin de fournir un premier élément de réconciliation, reprenons un passage de la

Septième Lettre

de Platon.

Voilà donc l’état d’esprit qui est le mien quand quelqu’un vient me demander conseil sur un des points les plus importants de sa vie, par exemple sur la possession de richesses ou sur le soin à donner au corps ou à l’âme; si sa vie de tous les jours me semble avoir pris une certaine tournure ou s’il paraît être d’accord pour obéir à mes conseils sur ce pourquoi il me consulte, je mets tout mon zèle à le conseiller et je ne m’arrête qu’après m’être religieusement acquitté de ma tâche. Mais si quelqu’un s’abstient de me demander conseil, ou s’il est clair qu’en aucune façon il ne suivra mes conseils, je ne vais pas, sans y avoir été convié, aller trouver un tel homme pour lui donner des conseils et le contraindre,

37 Nous pouvons constater cela fréquemment dans l’oeuvre de Platon, notamment dans

Y Apologie de Socrate 39 e, où en attendant son exécution, Socrate invite les citoyens à

(45)

34

fut-il mon propre fils.38

Π semble clair ici que Platon ait compris l’impuissance qui se dégageait déjà dans

Y Allégorie de la caverne

.39 Celui qui est sorti de la caverne, qui, à force de questionnement parvient à gravir péniblement le roc de la caverne vers la vérité tant souhaitée, désire, on le sait, retourner trouver ses compagnons afin de leur apprendre qu’ils prennent des ombres pour la réalité, qu’ils se trompent sur eux-mêmes. Or, on le sait, on ne peut forcer l’autre à tourner son regard vers la lumière. Il est nécessaire que le prisonnier des ombres désire, par sa propre volonté, tourner son regard. Platon semble avoir tout simplement compris qu’il ne peut désirer à la place d’autrui. Autrement, le philosophe dérange et il risque, comme Socrate, d’être assassiné. Il ne faudrait pas comprendre ici que Platon rejette le fait que la philosophie ne vaille pas que l’on meure pour elle, elle sait simplement que si tous les philosophes meurent, elle aussi, mourra. De plus, mentionnons que Socrate éprouvait déjà vaguement la nécessité de ne pas s’imposer avec tous puisqu’il, comme nous le verrons plus en détail, suivait souvent les préceptes de son démon qui lui dictait parfois de s’entretenir ou non avec certaines personnes.

Finalement, nous allons regrouper (comme nous le ferons au chapitre trois) trois thèmes chers à Gregory Vlastos: la théorie métaphysique de l’âme, la théorie métaphysique de la Forme et la dimension religieuse.

Selon Vlastos, le jeune Socrate n’a pas de théorie des

38 PLATON,

Septième Lettre,

331 a-b.

(46)

35

Formes pas plus qu’il n’a de théorie de l’âme. Pour lui, l’âme

n’est rien de plus que le moi empirique. Elle ne séjourne pas ailleurs bien qu’il mentionne néanmoins, dans le

Criton,

sa foi en l’immortalité. Il en est de même pour la Forme. Lejeune Socrate s’intéresse à la définition de telle ou telle forme (la piété, la beauté, etc.) mais jamais à la nature métaphysique de la Forme en tant que telle.

Par contre, le Socrate vieillissant ne se lasse pas de démontrer, particulièrement dans le

Phédon

, l’immortalité de l’âme. Cela l’amène à poser la réminiscence de cette dernière. De là à philosopher sur la nature des Formes, il n’y a qu’un pas que Platon n’hésite pas à franchir.

D’ailleurs, dans sa

Métaphysique

, Aristote témoigne sans ambiguïté que la notion clef de la théorie des Formes, c’est Platon et non Socrate qui en est l’auteur.40 Selon Aristote, la théorie appartient toute entière à Platon: il a posé les Idées et a introduit les Formes.4' La contribution de Socrate se serait réduite à «mettre en branle» la quête des universaux, du savoir stable face au

devenir constant, soulevé notamment par Heraclite.

Mais Socrate n’a pas séparé les universaux des particuliers; et il avait raison de ne pas les séparer.43

Ces conceptions particulières de l’âme et de la Forme

40 ARISTOTE, AmgpAyrigwe, M, 4,1078 b 30.

41 ARISTOTE,

Métaphysique,

M, 4, 1078 b 11-12. On pourra se référer également à

Éthique à Nicomaque

1096 a 13 où Aristote témoigne de son amitié pour Platon mais où

il marque néanmoins son opposition à certains traits de sa théorie. 42 42 ARISTOTE,

Métaphysique,

1086 b 4.

(47)

influencent directement la dimension religieuse des deux philosophes qui portent le nom «Socrate». Selon Gregory Vlastos, le jeune Socrate évoque simplement la nature des dieux comme si ces derniers étaient moralement bons, c’est-à-dire constamment justes et bienfaisants. Par contre, le Socrate vieillissant, à l’aide de métaphores, appelle directement le philosophe à rechercher une union divine avec la Forme.

Il est vrai que ces distinctions sont palpables mais, sont- elles véritablement en opposition? Ne serait-ce pas plutôt une suite logique? Nous l’avons déjà mentionné: selon nous, Socrate est sans contredit le point de départ de toute la réflexion platonicienne, mais constitue également son but. La véritable question n’est pas de savoir si Platon avait une vision différente des choses, mais de savoir si Platon fut infidèle à la philosophie de Socrate. En d’autres termes, est-ce que Platon désobéit aux préceptes fondamentaux de Socrate, ou cherche-t-il plutôt à les pousser à leur terme? En Platon, n’est-ce pas Socrate qui mûrit?

Prenons l’exemple de la réminiscence. Socrate expose clairement qu’il exerce le métier de sa mère sage-femme à la différence que lui, il accouche des âmes. D’autre part, il clame haut et fort que lui, il ne sait rien. C’est donc dire que le savoir que l’individu exprime en répondant aux questions socratiques n’est pas en Socrate, mais enfoui en lui-même. II est normal que Platon se demande comment se fait que le savoir est déjà en chacun de nous et qu’il ne se transmet pas d’une personne à une autre comme l’on transviderait le contenu d’une cruche dans une

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