• Aucun résultat trouvé

La mise en scène de la mort aujourd'hui

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "La mise en scène de la mort aujourd'hui"

Copied!
158
0
0

Texte intégral

(1)

LA MISE EN SCENE DE LA MORT AUJOURD'HUI

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en

Ethnologie des francophones en Amérique du Nord pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.)

DEPARTEMENT D'HISTOIRE FACULTÉ DES LETTRES

UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC

2010

(2)

Ce mémoire propose un regard singulier sur la reformulation du rite de mort dans la société québécoise depuis le tournant du XXIe siècle. Dans le renouveau de la mort caractéristique

de la postmodernité, les formes traditionnelles de ritualisation s'estompent alors que d'autres viennent à leur suite. Ces nouvelles formes d'expression, qui relèvent d'une sociabilité plus intimiste que collective, vont dans le sens de la réappropriation du rite de mort. Ce besoin de réappropriation se traduit en essence par la personnalisation des cérémonies et l'éclosion de nouvelles pratiques informelles en marge des lieux identifiés comme marqueur de l'événement. Derrière ce désir de personnalisation, se cache une recherche d'originalité et de reconnaissance intime dans le dernier hommage rendu au défunt. En somme, ce mémoire tente de comprendre le mouvement de recomposition qui touche la ritualisation de la mort comme un fait de culture observable principalement par le jeu de ses acteurs et les pratiques qui s'y rattachent.

(3)

Je tiens tout d'abord à remercier mes parents pour leurs encouragements répétitifs tout au long de ce projet, en particulier au moment de la rédaction. Merci pour votre grande disponibilité malgré la distance qui nous sépare. Je ne vous serai jamais assez reconnaissante. J'offre une pensée particulière à mon père, Laurent Chevalier, pour son courage et sa détermination. Je suis fière d'être ta fille.

De toute évidence, cette entreprise n'aurait jamais eu lieu sans l'aide et les encouragements de ma directrice de recherche et ethnologue émérite, Martine Roberge. Vos commentaires pertinents et vos propositions ont grandement enrichi ce mémoire. Je vous remercie pour le grand respect dont vous avez fait preuve à mon égard et la confiance que vous m'avez témoignée. Ce fut un honneur de travailler avec vous.

Je remercie tout particulièrement les douze participants rencontrés dans le cadre de ce mémoire pour leur confiance et leur disponibilité. Vous m'avez émue et bouleversée par la sincérité de vos propos. Parler de la mort avec vous a été une expérience passionnante.

Je suis également reconnaissante à mon conjoint, Keven Bélanger, pour sa patience et son humour au cours des deux dernières années. Un merci tout particulier à ma collègue et amie Catherine Arseneault pour qui j'ai beaucoup de respect. Je tiens à remercier ma meilleure amie Karine Morin qui, au moment où j'écrivais sur la mort, donnait la vie. Tu seras toujours importante pour moi.

Enfin, un énorme merci à ma famille (Paula Lafond, Isabelle et Robert Chevalier, Line Picard) mes amis et tous ceux et celles qui ont collaboré de près ou de loin à la réalisation de ce mémoire.

(4)

TABLE DES MATIERES

RÉSUMÉ i REMERCIEMENTS ii

LISTE DES FIGURES vi INTRODUCTION 1

Chapitre 1 - Cadre théorique et méthodologique 4 1.1 Domaine de recherche : bref bilan de la ritualité 4

1.1.1 Interprétations ethno-anthropologiques des rituels 6

1.1.2 La relecture du social 10 1.2 Sujet de recherche 14

1.2.1 La mort dans la modernité 14 1.2.2 La mort dans la postmodernité 20 1.3 Problématique de recherche 26 1.4 Cadre méthodologique 30 1.4.1 Le projet de recherche 30 1.4.2 Le corpus de données 31 Sources orales 32 Sources imprimées 34 Sources manuscrites 35 1.4.3 Les instruments et méthodes de collecte des données 36

1.4.4 Traitement et analyse des données 39

Conclusion 40

Chapitre 2 - Une symbolique pour envisager la mort au Québec: entre passé et

présent 42 2.1 La littérature sur la mort au Québec : une contribution significative à

(5)

2.1.1 De la mort.... on parle abondamment 44 2.7.2 Un nouveau rapport à la mort 48 2.2 Les conduites funéraires traditionnelles 52

2.2.7 Les modalités matérielles et symboliques de l'avant-mort 54

L'accompagnement du moribond 54 2.2.2 Les modalités matérielles et symboliques de l'après-mort 58

La toilette du défunt 58 L'annonce du décès 60 La veillée funèbre 60 La levée du corps et le cortège funèbre 63

Les obsèques 64 La mise enterre 65

Le deuil 66 Les lieux de la mort 67

La commémoration 71 2.3 Les facteurs de rupture dans la mise en scène et en sens de la mort 73

2.3.7 Les transformations sociales 73 2.3.2 La professionnalisation et la commercialisation de la mort 75

Conclusion 79

Chapitre 3 - Vers une reformulation du rite de mort 81 3.1 Présentation schématique de l'expérience rituelle des participants 81

5.7.7 Les vivants et l'expérience rituelle autour de la mort. 83

L'expérience rituelle de Michèle 83 L'expérience rituelle de Simon 84 L'expérience rituelle de Jannick 84 L'expérience rituelle de Gilles 85

(6)

L'expérience rituelle de Gabriel 86 L'expérience rituelle de Julie 86 L'expérience rituelle de Louis 86 L'expérience rituelle de Stéphanie 87 L'expérience rituelle de Frédéric 88 L'expérience rituelle d'Eve 88 3.1.2 Les professionnels de la mort. 89

Les fonctions professionnelles de Marianne 89 Les fonctions professionnelles de Chloé 89 3.1.3 Présentation schématique des observations 90 3.2 Analyse transversale de la structure morphologique du rite de mort dans la

postmodernité 91 5.2.7 La présentation du corps 92

Les soins thanatopraxiques 93 Les modes de disposition du corps 100

3.2.2 Le temps de l'hommage 106

La cérémonie 107 3.2.3 Sépulture et culture matérielle 119

3.3 Retour sur la reformulation du rite de mort : passage et besoin rituel 127

CONCLUSION 130 BIBLIOGRAPHIE 132

(7)

LISTE DES FIGURES

Figure 1 : La mort romantique 70 Figure 2 : La transformation du cavadre en défunt 96

Figure 3 : Le rituel de la présentation de la dépouille 97 Figure 4 : Le rituel de la présentation de la dépouille 97

(8)

La mort est un point insaisissable dont on ne peut rien dire nous rappelle Louis-Vincent Thomas, sinon qu'il y a un avant et un après. Insaisissable donc, nous ne pouvons parler de la mort avec certitude. En revanche, les réponses au désordre fondamental qu'elle introduit dans les vies humaines sont à notre portée.

Toutes les sociétés répliquent à la provocation de la mort et s'ingénient à négocier avec l'altérité qu'elle représente. Pour y parvenir, elles recourent au cadre sécurisant des pratiques rituelles qui mettent non seulement en acte la relation singulière des vivants avec le mort, mais une symbolique qui donne sens au non-sens de la mort. De manière schématique, cette entreprise de mise en sens est un mécanisme universel de défense dont la finalité profonde est d'apaiser les angoisses et pacifier les émotions. Bien entendu, la société québécoise n'échappe pas à cette stratégie sociale défensive.

Jusqu'au tournant de la décennie 1960, la réponse à la provocation de la mort est principalement assumée par le système religieux. Avec les mutations sociales induites par la Révolution tranquille et les changements postconciliaires toutefois, les manières de ritualiser la mort se transforment. Au nom du laïcisme, le sujet moderne cherche de plus en plus à rompre avec le cadre dramatique du rite funéraire traditionnel jugé désuet et formel. Autrefois en position hégémonique, l'institution religieuse perd un certain monologue sur le sens de la mort. Parallèlement à la remise en question de la conception traditionnelle de la mort, l'effritement des grands mythes fondateurs socialement partagés et le manque de repères contribuent au développement des micro-mythologies individuelles. Ces mutations sociales s'accentuent dans le passage progressif à la postmodernité, où le rite de mort se personnalise afin de répondre aux trajectoires individuelles des acteurs contemporains.

Le rite de mort connaît donc une certaine variabilité dans sa dynamique et sa symbolique. Ce contexte général de mutation rituelle ne peut être ignoré si nous espérons avoir une meilleure compréhension des réalités inhérentes à la nouvelle manière plus individuelle de répondre à la provocation de la mort. Comment qualifier le renouveau

(9)

Dans le premier chapitre, nous présenterons les principales interprétations ethno-anthropologiques relatives d'une part à la ritualité et, d'autre part, aux représentations de la mort et du mourir en Occident depuis les trois dernières décennies. Nous verrons que le modèle occidental du déni de la mort fait place aujourd'hui à une nouvelle sensibilité à l'égard de ces questionnements. Enfin, nous présenterons la problématique de recherche et la méthodologie. Le premier chapitre est consacré au cadre théorique et méthodologique.

Dans le second chapitre, nous témoignerons des principales contributions scientifiques sur la mort et le mourir au Québec. Nous ferons ensuite un bilan de la structure morphologique du rite de mort catholique traditionnel. Nous poursuivrons la présentation avec les principaux vecteurs de changement et témoignerons de la gestion de la mort aujourd'hui par l'entremise de l'entreprise funéraire. Le deuxième chapitre constitue la mise en contexte générale du mémoire.

Dans le troisième chapitre, nous débuterons par la présentation schématique de l'expérience rituelle des participants. Nous poursuivrons avec l'analyse transversale de la structure morphologique du rite dans la postmodernité. Nous conclurons la présentation par un retour sur la reformulation du rite de mort en insistant sur la notion de passage et le besoin rituel.

(10)
(11)

Dans ce chapitre, composé de quatre parties, nous expliciterons les conceptions théoriques utiles à notre investigation, de même que les assises de la problématique et de la méthodologie. Nous témoignerons de manière succincte des principales interprétations ethno-anthropologiques relatives d'une part à la ritualité et, d'autre part, au traitement de la mort et du mourir en contexte contemporain. Nous poursuivrons avec la présentation de la problématique de recherche dans la troisième partie. En dernier lieu, nous présenterons la démarche méthodologique, le corpus de données et les méthodes d'investigations conformes à la problématique proposée.

1.1 Domaine de recherche : bref bilan de la ritualité

Nonobstant le caractère multidisciplinaire de la mort comme objet d'étude, les sciences humaines et sociales se démarquent de prime à bord par leur importante contribution littéraire dont on ne peut faire abstraction. Dans les questionnements d'ordre ethnologique et socio-anthropologique, la thématique de la mort s'inscrit dans le champ de la ritualité, sans contredit l'un des domaines de recherches les plus prolifiques depuis le tournant du XXe siècle.

Concept fondateur de l'ethnologie, la ritualité a pour objet d'étude le processus de la mise en œuvre des rites qui forment les rituels. De manière courante, « le rite, reconnu comme étant un instrument de régulation sociale, désigne des pratiques et des conduites spécifiques liées à des situations et des règles précises marquées par la répétition1». Ces

pratiques peuvent être prescrites ou interdites et sont généralement liées à des croyances, qu'elles soient magiques ou religieuses, qui se rattachent à la sphère du sacré et du profane et du pur et de l'impur . Malgré les analogies, la notion de rite, tout comme celle de la mort, ne donne lieu à aucune définition « canonique » . Pour s'en rendre compte,

arrêtons-1 « Rite », Encyclopaedia Universalis, corpus 20, éd. Encyclopaedia Universalis, 2002, p. 5. 2 Jean Maisonneuve, Les Rituels, Paris, PUF, 1988, coll. « Que sais-je ? », p. 6.

(12)

[...] les rites sont toujours à considérer comme ensembles de conduites individuelles ou collectives, relativement codifiées, ayant un support corporel (verbal, gestuel, postural), à caractère plus ou moins répétitif, à forte charge symbolique pour leurs acteurs et habituellement pour leurs témoins, fondées sur une adhésion mentale, éventuellement non conscientisée, à des valeurs relatives à des choix sociaux jugés importants, et dont l'efficacité attendue ne relève pas d'une logique purement empirique qui s'épuiserait dans l'instrumentalisation technique du lien cause-effet .

L'ethnologue Martine Segalen insiste pour sa part sur la dimension spatio-temporelle, qui permet à l'acteur de sortir de l'ordre usuel ordinaire, et le recours à des objets, des signes emblématiques et des systèmes codifiés comme étant des modalités du rite. Pour Segalen :

[...] Le rite est caractérisé par une configuration spatio-temporelle spécifique, par le recours à une série d'objets, par des systèmes de comportements et de langages spécifiques, par des signes emblématiques dont le sens codé constitue l'un des biens d'un groupe5.

D'autres propositions démontrent qu'au-delà des efforts consacrés à la clarification de la notion de rite, les auteurs parviennent à en saisir les caractéristiques essentielles. Pour Pascal Lardellier, le rite est une mise en scène, une « performance efficace symboliquement d'un point de vue social et institutionnel6». Pour l'anthropologue Luce Des Aulniers, le rite

se donne à voir comme : « un ensemble d'actes et de signes matériels à haute teneur symbolique, marquant à la fois l'expérience d'un changement perçu comme mystérieux, sinon menaçant pour l'existence - et appelant le dépassement7». Enfin, pour Raymond

Lemieux, le rite « [...] n'est rien d'autre qu'un aménagement symbolique fait de mots, de gestes et de mise en scène8». En dépit de la diversité des approches qui rend impossible

4 Claude Rivière, Les rites profanes, Paris, PUF, 1995, p. 11. 5 M.artine Segalen, op.cit., p. 20.

6 Pascal L.ardellier, Théorie du lien rituel. Anthropologie et communication, Paris, L'Harmattan, 2003, p.

21-22.

7 Luce Des Aulniers, Itinérances de la maladie grave. Le temps des nomades, Paris, Montréal, L'Harmattan,

1997, p. 554.

(13)

spécifique, ayant une forte charge symbolique pour les acteurs et les témoins. Le rite est une mise en scène qui « donne à vivre du sens9» et qui permet « l'expression symbolique

du refoulé10 » pour reprendre les propos de Denis Jeffrey.

La ritualité s'applique à divers champs d'observation qui peuvent se superposer les uns aux autres : elle comprend le champ du religieux, du profane, du collectif, du privé, du quotidien, de l'extra-quotidien et des pratiques superstitieuses . Les anthropologues et ethnologues interrogent les codes, les cérémonies, les croyances et les valeurs qui déterminent le sens des rites et rituels. Ils privilégient la lecture des manières d'être, des réseaux et des pratiques culturelles au sens large, donc dans leur dimension sociale et politique. L'étude de la ritualité donne lieu à une kyrielle d'interprétations sur les

1 ")

structures, le fonctionnement, le dynamisme et le symbolisme des conduites rituelles . En sacrifiant plusieurs éléments factuels de démonstration, nous présentons les thèses que nous estimons les plus prégnantes relatives aux concepts centraux de la recherche.

7.7.7 Interprétations ethno-anthropologiques des rituels

On a longtemps envisagé le rite, et particulièrement le rite religieux, comme étant un trait fondamental de la culture des sociétés traditionnelles dans la mesure où dans ces organisations sociales, il ordonne la vie individuelle par diverses cérémonies et la vie collective par une assignation des formes de pouvoirs13. Depuis le tournant du XXe siècle,

les ethnologues « classiques » portent une attention particulière aux pratiques rituelles des collectivités extra-européennes, relativement homogènes en ce qui a trait à la culture, l'organisation et l'habitat, et aux performances symboliques qui les accompagnent14. Par

l'entremise de ces observations ethnographiques, se développent dans les décennies

1960-9 Denis Jeffrey, Éloge des rituels, Québec, Presses de l'Université Laval, 2003, p. 219. 10 Denis Jeffrey, Jouissance du sacré : religion et postmodernité, p. 108.

11 Jean Maisonneuve, op.cit., p. 3.

12 « Rituel », Encyclopaedia Universalis, corpus 20, éd. Encyclopaedia Universalis, 2002, p. 9.

13 « Rites de passage », Encyclopaedia Universalis, corpus 20, éd. Encyclopaedia Universalis, 2002, p. 7 et

Martine Segalen, op.cit., p. 22.

14 Pierre Centlivres, « Rites de passage : changement, opposition et contre-culture », dans Pierre Centilivres et

Jacques Hainard (dir.), Les rites de passage aujourd'hui, Actes du colloque de Neuchâtel 1981, Lausanne, l'Age d'Homme, 1986, p. 192.

(14)

les sociétés traditionnelles et occidentales.

Portons notre attention sur les efforts théoriques consacrés aux fonctions des actes rituels. Sommairement, les tenants de l'approche fonctionnaliste à l'exemple de Durkheim, Radcliffe-Brown et Malinowski insistent sur la valeur sociale des rites en matière de prévention des conflits et de cohésion groupale15. La contribution de Durkheim est

manifeste dans son ouvrage Les formes élémentaires de la vie religieuse dans lequel il opérationnalise la dichotomie profane/sacré, propose une taxinomie des attitudes rituelles et une interprétation du déplacement du sacré qui conduit à la laïcisation du rite1 .

Dans la tradition durkheimienne, Cazeneuve se réfère également aux attitudes de l'homme devant son destin et présente dans Sociologie du rite trois fonctions associées aux actes rituels. Selon Cazeneuve, le rituel est une assurance contre les angoisses, il permet la recherche de la puissance par le contact avec le surnaturel et vise une divinité suprême17.

D'autres délaissent la dimension de l'organisation sociale et s'attardent au système symbolique. Pour les tenants de l'approche symbolique, des auteurs comme Leach, Turner et Douglas questionnent l'aspect communicatif, expressif et symbolique des actions et objets rituels. Ils remarquent que le rite ne fait pas que produire du sens, il trouve son efficacité réelle dans son pouvoir de symbolisation . Une troisième perspective, l'approche pragmatique, considère le phénomène rituel dans sa totalité, en l'occurrence avec ses messages, ses émetteurs, ses destinataires et le contexte dans lequel il s'inscrit1 . Les débats

tournent donc autour de trois tendances concernant les fonctions du rite, bien que les auteurs s'entendent pour dire que l'efficacité du rite réside principalement dans l'acte de croire à son effet2 .

15 « Rituel », op.cit., p. 9-10. 16 Claude Rivière, op.cit, p. 26. 17 Jean Maisonneuve, op.cit., p. 21.

18 Victor Turner, The Forest of Symbols. Aspects ofNdembu Ritual, Ithaca, Cornell University Press, 1967, p.

19.

19 « Rituel », op.cit., p. 11-12. 20 Martine Segalen, op.cit., p. 17.

(15)

Présentons maintenant certaines perspectives théoriques consacrées à la typologie du rite, bien qu'elles n'aboutissent pas à un consensus. De manière schématique, on retrouve les rites de cycle de vie, les rites magiques, religieux, calendaires, saisonniers, agricoles, festifs, cosmiques, initiatiques, profanes, individuels, collectifs, etc. Retenons néanmoins que la distinction entre rite individuel (life-cmw)/rite collectif « répond surtout à des besoins de commodité '» dans la mesure où les rituels comportent toujours une double dimension, sociale et individuelle. Parmi la variété des phénomènes rituels, le concept de « rites de passage » appliqué au domaine des événements du cycle de vie par l'ethno-folkloriste Arnold Van Gennep demeure l'une des approches les plus complètes jusqu'à maintenant. Le concept de Van Gennep, dont le succès découle aussi bien de la fréquence d'utilisation de l'expression que des débats qu'il génère, permet d'homogénéiser une grande variété de phénomènes rituels22. Nous nous référerons à ces grands rites dits

« communautaires et sociaux » puisque les rites de mort s'inscrivent dans la catégorie des rites de passage. Notons toutefois que cette interprétation du rite de mort est remise en question dans la postmodernité où l'on parle davantage de « rite intime », nous y reviendrons ultérieurement.

Le schéma analytique de Van Gennep élaboré dans Rite de passage en 1909 comprend une séquence constante en trois temps à l'intérieur d'un même rituel: les rites de séparation (préliminaires) marqués par la rupture avec l'état antérieur, les rites de marge (liminaires) au cours desquels l'individu est en attente de son nouveau statut et les rites d'agrégation (postliminaires) qui confirment l'état postérieur. De toute évidence, l'importance respective de chacune de ces trois séquences varie en fonction du contenu rituel, par exemple les rites de séparation s'arriment davantage au rite de mort, mais on retrouve tendanciellement le même schéma pour tous les rites de passage nous rappelle Nicole Sindzingre24. Ces changements, qui s'accompagnent d'actions symboliques,

« instaurent un échange de significations entre particip.ants et témoins qui renvoie aux

21 « Rite de passage », op.cit., p. 7. 22 Ibidem.

23 Luc Bussières, « Rites funèbres et sciences humaines : synthèse et hypothèse », Nouvelles perspectives en

sciences sociales, vol. 3, n°l, 2007, p. 128-129.

(16)

coupure destinés à souligner la différence entre l'état antérieur et l'état postérieur26». Pour

Victor Turner, ce temps et cet espace de coupure qu'il nomme « liminalité » comporte des dangers, marque l'irruption d'un désordre, d'où l'emploi des notions d'impureté pour traduire la situation de marginalité des individus oscillant entre leur ancien et leur nouveau statut dans cette phase « centrale » des rites de passage 7. Pour les rites de mort qui nous

occupent plus spécifiquement, le modèle de Van Gennep, qui s'applique à la fois aux morts et aux vivants, permet l'élaboration de diverses propositions. Nous pouvons illustrer ce schéma sommairement de la manière suivante : la période de séparation peut se traduire par la mort d'un membre du groupe d'appartenance; la période de marginalisation par l'exposition du défunt, où ce dernier oscille entre le monde des morts et celui des vivants, paré pour donner l'illusion de vie. La période de marginalisation peut aussi être représentée par les funérailles et la mise en terre (ou en niche) du cercueil (ou de l'urne) qui prendraient alors la forme des derniers adieux. Enfin, la période d'agrégation par la réintégration des endeuillés dans le monde des vivants après une période plus ou moins longue de mise en marge.

Le rite s'émancipe progressivement de son contexte religieux et l'intérêt se tourne vers les rites profanes ou séculiers. Certains se penchent sur les rites d'interaction qui ponctuent le quotidien (Goffman), les rites sportifs (Bromberger, Auge), les rites individuels de passage (Le Breton, Jeffrey, Goguel d'Allondans, Dartiguenave, Bozon, Gendreau, Fellous), les rites laïques (Rivière, Segalen) ou encore les rites festifs . S'inspirant de la notion de séparation élaborée par Van Gennep, Pierre Bourdieu met quant à lui l'accent sur la notion de « rites d'institution » en insistant sur la ligne qui sépare les initiés des non-initiés dans Les rites comme actes d'institution .

25 Pierre Centlivres, op.cit., p. 193. 26 « Rite de passage », op.cit., p. 7. 27 Ibidem.

28 Martine Segalen, op.cit., p. 22.

(17)

7.1.2 La relecture du social

Depuis le tournant de la décennie 1960, les sociétés modernes font l'objet d'une sécularisation qui s'inscrit dans différents contextes et qui résulte de l'émancipation face aux institutions religieuses, de l'effritement de l'esprit communautaire, de l'émergence des valeurs laïques et de la rationalisation du monde30. Dans cette conjoncture d'évolution

sociétale, le quotidien s'inscrit dans un univers de plus en plus profane. Doit-on voir dans cette expansion du profane une rupture avec le sacré? Ce questionnement provoque de nombreuses réactions chez les anthropologues et ethnologues qui s'entendent néanmoins pour dire qu'il existe toujours une forme de sacralité qui dépasse les fondements religieux . Nous assistons donc à un déplacement du sacré, comme le remarque Jean Maisonneuve dans Les Rituels, qui se réininvestit « dans des attitudes, des objets et certaines institutions » .

La seconde interrogation qui alimente nombre de débats depuis le tournant de la décennie 1990 concerne la présence ou non des rites dans la modernité avancée. En effet, deux visions s'affrontent : certains auteurs considèrent que nos sociétés sont déritualisées alors que d'autres croient au contraire à un déplacement du champ rituel comme l'exprime Martine Segalen dans Rites et rituels contemporains12'. Selon Segalen, les rites se retrouvent

en marge de ce qu'elle nomme le « cœur du social » dans le domaine du sport, les milieux politiques, le monde des affaires, la sphère médiatique et dans les conduites des adolescents . Les rites ne sont plus centraux, obligatoires, collectifs et publics, mais dorénavant individuels, privés et comportent de nombreux micro-passages. Martine Roberge nous rappelle que pour des auteurs comme Turner et Rivière, « les formes rituelles actuelles ne seraient que des formes altérées du fait qu'elles ne possèdent plus l'ensemble des caractéristiques essentielles à la définition des rites de passage (caractère collectif, obligatoire, structuré, fixe, définitif et unique) opérant un changement de statut complet, définitif, irréversible et solennel35». On porte une attention singulière à la notion de « rite

30 Claude Rivière, op.cit., p. 14. 31 Jean Maisonneuve, op.cit., p. 64. 32 Ibidem.

33 Martine Segalen, op.cit., p. 24. 34 lbid, p. 24-25.

35 Martine Roberge, « En conclusion : pour une relecture de nos rituels dans la société contemporaine »,

(18)

individuel de passage » dans le cadre d'une relecture plus contemporaine de nos rituels. Les théoriciens interrogent les rites initiatiques qui prévalent dans les rites de premières fois et les conduites à risques dans la jeune génération. Comme le remarque Michel Bozon, « nous sommes passés d'une transition qui était organisée selon des rites de passage, c'est-à-dire des rites formels qui avaient une valeur d'initiation à la société et au fonctionnement social [...] à une forme de transition bien différente, plus progressive, reposant sur des procédures plus informelles, éventuellement réversibles ». Concrètement, les auteurs questionnent la validité de certains concepts, notamment la notion de passage, dans la modernité avancée.

Un autre exemple de la reformulation du rituel est démontré par Michèle Fellous dans A la recherche de nouveaux rites : rites de passage et modernité avancée, qui explore la transformation et la privatisation des rites de passage classiques de naissance, d'initiation, de mariage et de mort qui se vivent de plus en plus en dehors du cadre religieux traditionnel. D'après Fellous, nous sommes dans un contexte de créativité rituelle où se multiplient les rites à la carte et les rites traditionnels en pleine transformation37. Dans

son ouvrage, Fellous entretient le débat concernant la recherche cosmologique, personnalisée et individualisée qui caractérise le phénomène empirique du « bricolage » rituel que certains interprètent comme une déficience symbolique .

Guy Ménard dans son article « Le bricolage des dieux; pour une lecture postmoderniste du phénomène religieux » abonde dans le même sens et propose une lecture intéressante des nouvelles formes de spiritualité par l'intermédiaire de l'hypothèse postmoderniste qui se traduit par la disponibilité du quidam au réenchantement, la multiplication des religions à la carte et les micro-mythologies individuelles . Sarah M. Pike suit sensiblement la même piste que Ménard sur la personnalisation de la religion et les mythes individuels. Elle porte un regard analytique sur les espaces alternatifs qui

36 Michel Bozon, « Des rites de passage aux « premières fois » », dans Anne-Marie Desdouits et Laurier

Turgeon, (dir.), Ethnologies francophones de l'Amérique et d'ailleurs, Québec, PUL, 1997, p. 187.

7 Michèle Fellous, À la recherche de nouveaux rites : rites de passage et modernité avancée, Paris,

L'Harmattan, 2001, p. 36.

38 lbid, p. 145.

39 Guy Ménard, « Le bricolage des dieux : pour une lecture postmodemiste du phénomène religieux » dans

Yves Boivert (dir.), Postmodernité et sciences humaines. Une notion pour comprendre notre temps, Montréal, Liber, 1998, p. 103-104.

(19)

traduisent le déplacement du sacré et du champ rituel à l'instar des festivals néo-païens, des raves et des concerts rock. Pike soutient que:

These events provide a communal experience during which individuals feel they can step outside their daily lives into another kind of reality, where personal experience is more important than codified beliei .

Avec l'effritement des grands mythes fondateurs socialement partagés, les auteurs remarquent que le manque de repères contribue au développement des « cosmologies individuelles » pour reprendre l'expression du sociologue Sébastien St-Onge41. Rappelons

toutefois que l'hypothèse confirmant l'invention de nouveaux rituels se heurte aux interprétations soutenant l'adaptation des rituels existants aux valeurs postmodernes. Comme le souligne M,artine Roberge dans son article « En guise de conclusion : pour une relecture de nos rituels dans la société contemporaine », les rituels se modernisent, mais leur fonction demeurerait relativement constante .

Les questionnements relatifs à la triade corps/rituel/symbole ne sont pas épargnés par la visée transformatrice du rituel et le processus de réenchantement du monde. Ces problématiques sont particulièrement éloquentes dans les travaux de l'anthropologue David Le Breton. Dans Anthropologie du corps et modernité, Le Breton, qui fait état des pratiques, des discours et des représentations du corps dans une perspective socio-anthropologique, affirme que nous sommes dans un processus de resymbolisation où chacun bricole son interprétation personnelle du corps43. Comme le corps ferait l'objet d'un

effacement rituel en raison de la répétition des gestes et des perceptions, l'auteur remarque que le quidam recherche des expériences qui tranchent avec la banalité du quotidien. Il cherche à atteindre l'usage de soi le plus entier par la « mise en jeu du corps »44. En

témoigne la réactualisation de certaines pratiques tribales de modifications corporelles extrêmes dans la jeune génération, comme la suspension, dans lesquelles on défie

40 Sarah Pike, New Age and Neopagan Religions in America, New York, Columbia University Press, 2004, p.

172.

41 Sébastien St-Onge, « Feu le sens », Relations, novembre 2004, p. 18. 42 Martine Roberge, op.cit., p. 214.

43 David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 2000, p. 89. 44 lbid., p.133.

(20)

symboliquement la mort. Encore une fois, c'est la notion de passage qui est remise en question dans un cadre où se généralise l'allongement de la jeunesse45.

Bien que plusieurs affirment que le modèle de Van Gennep est « le point de départ obligé de toute réflexion sur les rites46», il fait néanmoins l'objet de quelques critiques

puisqu'il ne permet pas, selon Michèle Fellous, de comprendre la manière dont un rite prend naissance, se transforme et meurt47. Pour sa part, Pierre Centlivres affirme qu'il y a

bel et bien une crise des rites de passage « classiques » et que cette crise affecte les événements particuliers du cycle de la vie. D'après Centlivres, cette problématique découlerait de divers facteurs sociaux tels que l'adhésion volontaire à la communauté religieuse, l'effacement progressif du rôle du spécialiste du sacré et la diminution des emblèmes rituels (tenues de circonstances)48. Selon Jean Joncheray, la logique même des

rites de passage ne tient plus puisque l'ensemble de la vie n'est plus perçu comme un passage dans la modernité avancée4 . D'où, peut-être, les modifications qui touchent ces

rites, dont les rites de mort, depuis les trois dernières décennies. Il semble, comme le souligne Centlivres, que nous assistons à un « glissement de l'importance et de la signification d'un passage à un autre50».

Comme nous venons de le dépeindre très succinctement, l'étude de la ritualité donne lieu à de nombreuses interprétations sur la nature, la fonction et l'efficacité symbolique des conduites rituelles. Il est impossible de faire le dénombrement de tous les ouvrages, articles, actes de colloque et comptes rendus ayant trait à la ritualité tant la littérature est légion. Nous avons néanmoins retenu les thèses les plus significatives, qui constituent la trame de fond de notre réflexion, en lien avec notre sujet de mémoire qui

45 Michel Bozon, op.cit., p. 191.

46 Isac Chiva, « Aujourd'hui les rites de passage », dans Pierre Centlivres et Jacques Hainard, (dir.), Les rites

de passage aujourd'hui, Actes du colloque de Neuchâtel 1981, Lausanne, l'Age d'Homme, 1986, p. 227-228.

47 Michèle Fellous, « Nouveaux rites de passage et cycle de vie », dans Monique Segré (dir.), Mythes, rites,

symboles dans la société contemporaine, Montréal, L'Harmattan, 1997, p. 207.

48 Pierre Centlivres, op.cit, p.195-196.

49 Jean Joncheray, « Rites et construction de l'identité : des rites de passage aux rites d'interactions et aux

grands rites collectifs séculiers » dans Bernard Kaempf (dir.), Rites et ritualités, Paris, Éditions du Cerf, Lumen Vitae et Novalis, 2000, p. 398-399.

(21)

s'inscrit dans cette perspective de la ritualité : la reformulation du rite de mort dans la société québécoise postmoderne.

1.2 Sujet de recherche

La mort, bien qu'elle préoccupe les humains depuis toujours, devient au milieu du XXe

siècle un champ d'étude légitime en sciences humaines et sociales par l'entremise de la première génération de travaux en sociologie, en histoire et en anthropologie51. Utilisant les

notions de tradition et de modernité pour explorer le traitement de la mort et du mourir, les auteurs remarquent que les représentations de la mort font l'objet de multiples transformations suivant les variations temporelles, géographiques et culturelles. Ces constats permettent de croire que, fort probablement, les mutations caractéristiques de la postmodernité modifient les pratiques sociales et discursives entourant la mort. Pour comprendre la ritualisation de la mort dans ce nouveau contexte socioculturel, il importe d'établir en premier lieu une synthèse des principales interprétations historiques et ethno-anthropologiques de la mort dans la modernité.

7.2.7 La mort dans la modernité

Dans le champ des études sur la mort, un parti pris énonce comme véridique le fait que la mort est refoulée par le corps social dans la modernité. Actif depuis le tournant de la décennie 1970, ce courant critique se préoccupe des problématiques relatives au déni de la mort et ses conséquences immanentes sur les représentations collectives52. La thèse du déni

social de la mort est particulièrement apparente dans les travaux de Philippe Ariès, Michel Vovelle, Louis-Vincent Thomas, Edgard Morin et Jean Ziegler qui témoignent des métamorphoses de la mort et du mourir dans les structures sociales individualistes53.

51 Luc Bussières, op.cit., p. 62.

52 Patrick Baudry, Laplace des morts, enjeux et rites, Paris, Armand Colin, 1999, p. 21.

,3 Voir Philippe Ariès, Essais sur l'histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos Jours, Paris, Seuil,

1975, 137 p.; Michel Vovelle, La mort et l'Occident : de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 1983, 793 p. ; Edgar Morin, L'homme et la mort. Paris, Seuil, 1976 [1951], 372 p.; Jean Ziegler, Les vivants et la mort, Paris, Seuil, 1978 [1975], 312 p.; Louis-Vincent Thomas, Anthropologie de la mort, Paris, Payot, 1980 [1975], 538 p.

(22)

Le discours historique sur l'évolution des comportements et attitudes de l'homme devant la mort en Occident est relativement homogène si l'on se réfère aux travaux d'Ariès et de Vovelle qui s'inscrivent dans la perspective théorique de la longue durée. Sans reprendre l'ensemble de l'argumentation sur la construction d'un imaginaire collectif de la mort au cours des siècles, retenons que les historiens défendent sensiblement la même thèse en affirmant que la mort, hier familière dans un ordre contenu, devient niée, occultée et refoulée dans la modernité. Pour illustrer la dichotomie mort familière/mort refoulée, précisons que la « mort familière » implique une conception collective de la destinée. Les hommes attendent leur mort au lit et sont avertis par des signes précurseurs ou une « conviction intime54» leur permettant de la préparer par l'intermédiaire d'un rituel

cérémonial public55.

Dans le dernier chapitre de son ouvrage Essai sur l'histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours, Ariès fait état d'une mutation qu'il qualifie de brutale dans les conduites devant la mort au XXe siècle. La mort n'est plus seulement redoutée, elle

devient un sujet tabou et interdit dans les endroits où, selon Ariès, le culte du tombeau a une importance réduite56. L'auteur va plus loin en affirmant que la honte de la mort, qui

prend son origine dans le désir d'épargner au mourant la réalité de son état au XIXe siècle,

se concrétise au siècle suivant par un besoin social de refouler la peine et la laideur de la souffrance57. Par conséquent, les rites de mort seraient réduits au minimum et pratiqués

dans la honte. Pour appuyer sa thèse, Ariès donne l'exemple de la disparition progressive des vêtements de deuil et des manifestations publiques de tristesse. D'après l'historien, ce sentiment s'accentue dans les décennies 1960-1970 avec l'apparition d'un phénomène nouveau : la médicalisation de la mort .

Comme son confrère Ariès, l'historiographe de la mort Michel Vovelle dans La mort et l'Occident de 1300 à nos jours, privilégie l'étude du rapport de l'homme à la mort dans la longue durée. Il présente l'histoire de la mort dans sa totalité du Moyen Age à nos

54 Philippe Ariès, Essai sur l'histoire de la mort en Occident, du Moyen Age à nos jours, Paris, Seuil, 1975,

p.22.

55 lbid., p. 26. 56 lbid., p. 67. 57 lbid, p. 68. 58 Ibidem.

(23)

jours, à savoir la mort biologique, démographique, religieuse et bourgeoise jusqu'aux productions les plus élaborées sur le tabou et le sentiment de la mort moderne. Dans son dernier chapitre « la mort aujourd'hui » Vovelle planche sur le déni social de la mort et met en relief la désocialisation des rites de mort avec d'autres mouvements sociaux qui assurent la prééminence du tabou sur la mort comme l'urbanisation, le repli sur la famille étroite et la médicalisation de la mort59.

Le discours historique, malgré sa rigueur scientifique, tombe rapidement dans la généralisation en raison de sa périodisation étendue qui présente à la fois les avantages et les inconvénients du modèle de la longue durée séculaire. Entreprendre l'histoire de la mort dans la longue durée est une entreprise colossale qui comporte des risques dont n'ont pu se soustraire Ariès et Vovelle. Néanmoins, l'interprétation historique a le mérite d'attirer l'attention sur F individuation progressive des rapports de l'homme à la mort. À l'instar du discours historique, l'interprétation socio-anthropologique s'inscrit dans un courant critique de la modernité dans lequel nombre de chercheurs déplorent l'amenuisement des pratiques sociales entourant la mort60.

Dans son ouvrage Rites de mort pour la paix des vivants, l'anthropologue Louis-Vincent Thomas met en évidence les transformations qui caractérisent l'évolution des pratiques funèbres contemporaines tout en se questionnant sur l'avenir de ces dernières. Constatant la désocialisation entourant la mort, Thomas témoigne des causes et des conséquences de la crise du rituel dans l'environnement individualiste. Pour traduire cette crise contemporaine de la mort, Thomas utilise les termes suivants : disparition, simplification, privatisation, professionnalisation, dissimulation, désocialisation et désymbolisation61. Toujours selon Thomas, nous assistons parallèlement à cette crise à un

certain renouveau de la mort qui prend la forme d'une tendance à l'innovation rituelle avec la personnalisation, la participation des familles et l'invention de gestes expressifs62. Ce qui

préoccupe les anthropologues ne réside pas dans le fait que les sociétés modernes se détournent de la mort, toutes les sociétés le font symboliquement, mais plutôt le fait

59 Michel Vovelle, La mort et l'Occident : de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 1983, p. 705-706. 60 Patrick Baudry, op.cit., p. 21-22.

61 Louis-Vincent Thomas, Rites de mort; pour la paix des vivants, Paris, Fayard, 1985, p. 51-112. 62 Cité par Luc Bussières, op.cit., p. 109-110.

(24)

qu'elles semblent oublier la réalité de la mort au cœur de la vie 3. Elles sont, d'une certaine

manière, dans un « déni réel64». Pour appuyer son argumentation, Thomas introduit une

comparaison avec le monde traditionnel de l'Afrique noire afin de rendre compte des divergences notoires entre les systèmes de croyances, les mythes, les conduites et les rituels65. C'est d'ailleurs dans cette perspective comparative qu'il assoie l'ensemble de son

œuvre organisée en quatre points : la mort vécue, la mort conçue et représentée, l'attitude devant la mort et les morts; et la mort entre la pourriture et l'imaginaire66. Pour Thomas, la

médicalisation de la mort a pour effet d'évacuer la mort de la sphère sociale pour lui assigner un lieu spécifique qui la rend moins visible67. Dans ces institutions, le corps du

défunt échappe à la gestion technique de la famille au profit des spécialistes, en l'occurrence les agents funéraires, les agents de la chambre mortuaire et le personnel hospitalier avec tous ses auxiliaires. La mort hospitalière se traduirait également par la mort solitaire des aînés et des agonisants dans une société marchande qui, comme l'exprime Thomas, les considère comme une charge financière oppressante68.

Dans le même ordre d'idées, le sociologue Jean Ziegler dans Les vivants et les morts compare le traitement de la mort dans les sociétés africaines brésiliennes à la mort dans les structures sociales individualistes. Comme les auteurs précédents, Ziegler critique le courant de la médicalisation de la mort et « débouche sur une mise en accusation formelle du système capitaliste69» qui, selon lui, marque une rupture de civilisation :

Cette société, par les moyens de sa culture, prive l'homme de son agonie, de son deuil et de la claire conscience de sa finitude; en plus de frapper la mort d'un tabou, de refuser un statut social aux agonisants, de pathologiser la vieillesse, elle nie l'existence même de la mort, la mort est le néant, l'être est F homme-producteur de marchandise ou plus précisément, la marchandise

elle-70

même .

63 Luce Des Aulniers, « Rites d'aujourd'hui et de toujours », Frontières, vol. 10, 1998a, p. 3-4. 64 Patrick Baudry et Henri-Pierre Jeudy, Le deuil impossible, Paris, Éditions Eshel, 2001, p. 47.

65 Cité par Suzanne Bernard, Mourir au Québec hier et aujourd'hui : trois générations témoignent. Université

Laval, Thèse de sociologie, 1996, p 46.

66 Ibidem.

67 Louis-Vincent Thomas, La Mort, Paris, PUF, 1988, Coll. « Que-sais-je ? », p. 63. 68 lbid., p. 66.

69 Suzanne Bernard, op.cit., p. 39.

(25)

Le sociologue Edgar Morin dans L'homme et la mort consacre également un chapitre au traitement de la mort dans la contemporanéité. D'après les propositions de Morin, la crise sociale de la mort résulte du primat de l'individuel sur le collectif71. Cette

crise entraînerait des ruptures sociales fondamentales et se dévoilerait dans un climat qui fait éclater le contenu de l'individualité:

Dans ce désastre de la pensée, dans cette impuissance de la raison face à la mort, l'individualité va jouer ses ultimes ressources : elle essaiera de connaître la mort non plus par la voie intellectuelle, mais en la flairant comme une bête, afin de pénétrer sa tanière; elle essaiera de la refouler en faisant appel aux forces de vie les plus brutes. Cet affrontement panique, dans un climat d'angoisse, de névrose, de nihilisme, prendra figure de véritable crise de l'individualité devant la mort7 .

Les ultimes ressources dont parle Morin se refléteraient dans la quête de repousser et retarder la mort le plus longtemps possible. Dans son chapitre Thanatologie et action contre la mort, Morin affirme que la mort n'apparaît plus que sous la forme d'un échec de la thérapeutique dans un cadre où le terme de la vie est repoussé par de multiples procédés de rajeunissement qui affectent la « définition des âges de la vie73» et conduit à

l'avènement de « l'homme amortel74». La croyance en l'amortalité consiste à prétendre

que « la mort n'est pas une fatalité biologique, mais bien un accident qu'on peut éviter75».

Pour Morin, la mort survient dans un environnement technicisé dans lequel le progrès des connaissances médicales fait croire en un recul possible de la mortalité . Les interprétations d'Ariès, Vovelle, Thomas, Ziegler et Morin se rejoignent autour d'un même constat : les représentations collectives et individuelles de la mort subissent de profondes modifications dans la modernité77. Pour rendre compte de ces mutations consécutives aux

changements sociologiques majeurs, les auteurs questionnent les notions de « bonne mort », de « mauvaise mort » et de « belle mort ». Contrairement à la mauvaise mort, la

71 Cité par Suzanne Bernard, op.cit, p. 42.

72 Edgar Morin, L'homme et la mort, Paris, Seuil, 1976 [1951], p. 299-300.

73 Georges Balandier, « D'une espérance à l'autre : L'émergence de l'homme amortel » dans Frédéric Lenoir

et Jean-Philippe de Tonnac (dir.), La mort et l'immortalité. Encyclopédie des savoirs et des croyances, Paris, Bayard, 2004, p. 871.

74 Edgar Morin, « L'homme et la mort », dans Frédéric Lenoir et Jean-Philippe de Tonnac, op.cit, p. 45-47. 75 Cité par Luc Bussières, op.cit, p. 130.

76 Edgar Morin, L'homme et la mort, p. 339. 77 Luc Bussières, op.cit, p. 101.

(26)

bonne mort implique toujours préparation et lucidité alors que la belle mort, caractéristique de la modernité, suppose une certaine inconscience du fait que l'on souhaite une mort subite, propre et sans souffrance78. Dans la logique de consommation qui valorise le

dépassement de soi, la rentabilité et le profit, l'homme moderne refuserait de situer la mort comme limite79. Ces réalités sociales, conjuguées au recul de la mortalité et au

vieillissement de la population, ne peuvent être abordées sans prendre en considération les conceptions du temps de la mort . Selon l'anthropologue Luce Des Aulniers, la modernité favorise les attitudes de fuite à l'égard de la mort et engendre un déni « nourri par le culte de la vitesse » du fait qu'on ne trouve plus le temps pour intégrer les morts et les mourants . Le bilan semble définitif et les diagnostics tranchants : la mort fait l'objet d'un refoulement

social-Sur ces discours savants sur la mort moderne, un point crucial soulevé par Jean-Marc Larouche mérite l'attention. Dans son article « La mort et le mourir d'hier à aujourd'hui », Larouche soutient que les partisans de la thèse du déni social de la mort n'échappent pas au « piège de la déploration » du fait qu'ils opposent les représentations de la mort moderne à ladite mort « familière » des sociétés pré-sécularisées et traditionnelles. On leur reproche d'évoquer la grandiloquence du rituel funéraire traditionnel en succombant, volontairement ou non, à la nostalgie en refusant la mort d'une époque révolue . Pour traduire cette confusion entre l'analyse et la déploration, Larouche retient les propositions de Jean-Claude Chamboredon :

[...] les discours savants sur la mort contemporaine, tels ceux d'Ariès, Baudrillard et Ziegler, ne sont pas déliés d'une certaine déploration de la perte de sens de la mort et d'une « nostalgie du paradis social » perdu faite au nom « [d'un] traditionalisme passéiste [d'un] conservatisme moral ou d'un anticapitalisme radical84.

Jocelyne Saint-j^rnaud, « La bonne mort », Frontières, vol. 20, n°l, 2007, p. 7. Patrick Baudry, Laplace des morts, enjeux et rites, p. 21.

80 Luce Des Aulniers, « Bruit du temps jusqu'à silence de mort », dans Marie-Frédérique Bacqué, (dir.),

Mourir aujourd'hui : les nouveaux rites funéraires, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 200.

81/&/</., p. 212.

82 Jean-Marc Larouche, « La mort et le mourir, d'hier à aujourd'hui », Religiologiques, n°4, automne 1991 p.

2.

83 Ibidem.

84 Jean-Claude Chamboredon, « La restauration de la mort, objets scientifiques et phantasmes sociaux », Actes

(27)

Bien que la controverse soulevée par Chamboredon entretienne les débats, cette première génération de chercheurs dans le champ des études sur la mort permet à une nouvelle génération d'approfondir la thématique de la mort à l'aune de la postmodernité. Pour ces chercheurs, la thèse du « déni réel» de la mort avancée par Thomas s'organise de manière paradoxale avec un discours sur la redécouverte de la mort. Ce discours s'exprimerait comme un tournant dans les attitudes, les gestes et les rituels, d'où, peut-être,

oc

la volonté de renouveler le rite de mort avec de nouvelles pratiques intimistes . Dans cette redéfinition du rapport de l'homme à la mort, entre en scène : « une mort aux contours encore mal définis, mais que le corps social a réinvesti en la travestissant en [...] mort bricolée - au sens où son statut oscille encore entre une mort redécouverte et une mort fragmentée ou éclatée dans sa signification collective86».

1.2.2 La mort dans la postmodernité

Sans reprendre l'ensemble des travaux portant sur la notion de postmodernité, retenons les principales caractéristiques de ce nouveau contexte socioculturel nous permettant d'interpréter la ritualisation de la mort. Dans la logique d'Yves Boisvert, la postmodernité doit être vue comme une mutation, une transformation dans le prolongement de la modernité . Cette mutation s'analyse en terme « de passage lent et complexe vers un nouveau type de société, de culture et d'individus naissant au sein même et dans le prolongement de l'ère moderne ». Pour reprendre les propos de Louise Saint-Pierre, on parle d'une mutation anthropologique du fait que l'individu entretient de nouveaux rapports à soi, au temps, au corps et à la transcendance . Si pour certains la postmodernité se définit par l'hyperconsommation et l'hyperindividualisation, elle témoigne pour d'autres d'un retour à des valeurs humaines90. À ce propos, l'interprétation du sociologue Michel

85 Roger Lussier, « La mort éclatée : analyse postmoderniste des rites funéraires », Religiologiques, vol. 19,

1999, p. 43.

86 Luc Bussières, op.cit, p. 102.

17 Yves Boisvert, « L'analyse postmoderniste au-delà de l'esthétisme discursif », dans Yves Boisvert (dir.),

Postmodernité et sciences humaines, Montréal, Liber, 1998, p. 181-183.

88 Gilles Lipovetsky, L'ère du vide, Paris, Gallimard, 1983, p. 114. Cité par Luc Bussières, op.cit, p. 112. 9 Louise Saint-Pierre, Le patrimoine à la carte : individualisation, réflexivité et globalisation dans le

processus de patrimonialisation du végétal domestique au Québec, mémoire de maîtrise en ethnologie des francophones en Amérique du Nord, Université Laval, 2007, p. 14.

(28)

Maffesoli est particulièrement éloquente. Pour traduire le prolongement de la modernité, Maffesoli prend appui sur trois phénomènes complémentaires : le retour du local, l'importance de la tribu et le bricolage mythologique. Les deux premières caractéristiques s'exprimeraient par l'accroissement de regroupement ou de micro-entité partageant des valeurs de proximité et de référence91. En ce qui a trait au bricolage mythologique, il

renvoie à la multiplication des mythes en lien avec les valeurs et les croyances personnelles de chacun92. Pour Denis Jeffrey, le « mythe personnel » est le fruit d'une création, d'un

bricolage composé de symboles provenant de diverses traditions religieuses93. Dans ce

contexte de valeurs à la carte, Danièle Hervieu-Léger nous rappelle que : « le capital de références et de symboles qui appartiennent aux traditions des religions historiques ne disparaît pas [...] il se trouve plutôt réinvesti dans de nouvelles entreprises mythicorituelles 4». Ces religions historiques ne peuvent plus parler seules au nom des

croyants, elles perdent donc un certain dialogue au profit de nouvelles institutions « qui donnent elles aussi un sens à la vie et la mort95». Avec le foisonnement des religions à la

carte et la disponibilité du quidam au ré-enchantement, on ne parle plus de déritualisation comme à la période précédente, mais plutôt d'une nouvelle forme d'expression de la ritualité96.

Le rite de mort n'est pas épargné par ces mutations caractéristiques de la postmodernité. En effet, il semble que nous assistons depuis les deux dernières décennies à un processus d'intimisation de la mort et du deuil. Dans son article « L'intimisation de la mort », Jean-Hugues Déchaux questionne la thèse du déni social de la mort et de la déritualisation défendue par certains auteurs et propose une expression particulièrement significative qui traduit le mouvement de recomposition qui touche les pratiques, les cérémonies et l'imaginaire eschatologique de la mort: l'intimisation de la mort. Voici comment il qualifie ce changement :

91 Michel Maffesoli, «"De la postmédiévalité " à la postmodernité », dans Yves Boisvert (dir.), op.cit, p.

9-21. Cité p.ar Luc Bussière, op.cit, p. 113.

92 Roger Lussier, op.cit, p. 36.

93 Denis Jeffrey, Jouissance du sacré, religion et postmodernité, p. 141. 94

D,anièle Hervieu-Léger, La religion pour mémoire, Vans, Cerf, 1993. Cité par Guy Ménard dans Yves Boisvert (dir.), op.cit, p. 107.

95 Christian Biot, « De nouvelles expressions de l'expérience spirituelle », Études sur la mort, 2002/121, n°

121, p. 55.

(29)

Nous proposons de qualifier ce changement d'« intimisation » de la mort. Recourir à ce néologisme traduit une double intention : d'une part, il s'agit d'établir une claire distinction avec le terme « privatisation » qui, très marqué par la thèse du déni social de la mort, évoque l'idée de claustration ou de séquestration; d'autre part, de qualifier non un processus régressif, mais une dynamique sociale touchant différents aspects de la vie collective marquée par le subjectivisme. Bien davantage qu'à un repli de la mort dans la sphère privée [...] nous assistons à son individualisation [...]97.

Déchaux se distingue de l'argumentation classique des tenants de la thèse du déni social de la mort et propose une distinction claire entre ritualisation et socialisation pour expliquer la tendance actuelle à vivre la mort et le deuil dans une expérience intime98. Pour

Déchaux, le processus d'intimisation déboucherait sur « une nouvelle régulation sociale de la mort » qu'on peut traduire par le souci de personnalisation et la diversification des cérémonies proposées par les professionnels du funéraire. Devant l'intériorisation de l'expérience rituelle, les professionnels du funéraire de même que les responsables du culte veillent à l'organisation de cérémonies qui tiennent compte de la personnalité et de

OO •

l'histoire de vie du défunt . Selon Michel Hanus et Luc Bussières, une autre caractéristique du rite de mort dans la postmodernité concerne la participation active des familiers qui délaissent leur statut traditionnel de « spectateur passif1 » au profit d'un engagement dans

la préparation et le déroulement de la cérémonie101.

Bien que l'on insiste sur la valorisation de la dimension subjective, les auteurs démontrent que le sujet et le social ne peuvent se dissocier dans la ritualisation de la mort. Pour le sociologue Claude Javeau, tout rite de mort comprend une dimension d'individualisation, qui permet d'honorer le défunt en tant qu'individu singulier, et une dimension de socialisation qui a pour objet la réintégration du défunt dans la société et la reproduction du groupe social102. Dans son article « Retour sur les rites piaculaires :

97 Jean-Hugues Dechaux, « L'intimisation de la mort », Ethnologie française, vol. 30, n°l, 2001, p. 161. 9* lbid, p. 160.

99 Luc Bussières, op.cit, p. 110. 100 Ibidem

101 Michel Hanus, « Évolution du deuil et des pratiques funéraires », Études sur la mort, 2002/121, n° 121, p.

71.

102 Claude Javeau, « Retour sur les rites piaculaires : pratiques et rôles dans l'immédiat et à distance », Études

(30)

pratiques et rôles dans l'immédiat et à distance », Javeau précise que cette volonté de socialisation est notamment décelable à l'égard des morts collectives tragiques où l'on transforme les victimes en morts glorieux103.

Ce mouvement de recomposition modifierait les repères du funéraire dans la mesure où les entreprises, sensibles au phénomène « de la ritualité à la carte », offrent fièrement ce qu'elles nomment du « prêt-à-enterrer » afin de satisfaire les demandes les plus singulières104. En témoigne d'ailleurs l'installation d'un catafalque en forme pyramidale

pour les adeptes d'ésotérisme au Centre funéraire Côte-Des-Neiges105. Couronnes de fleurs

et urnes personnalisées en forme d'objets familiers aux cercueils biodégradables en passant par la transformation des cendres en diamant à la pierre tombale à l'effigie du logo des Canadiens106 pour les partisans les plus dévots, tout est orchestré pour répondre à la mise en

scène des cosmologies individuelles. Dans le marché de la mort « C'est comme vous voulez! » pour reprendre un slogan publicitaire de la maison funéraire Urgel Bourgie de Montréal107.

Ces innovations en matière de cérémonie préoccupent plusieurs chercheurs à l'exemple de Luce Des Aulniers, Patrick Baudry, Jean-Claude Besanceney, Sébastien St-Onge, Marie-Frédérique Bacqué, Raymond Lemieux et Roger Lussier. Les positions sont divisées en ce qui a trait au sens du rite mis en marché par des professionnels. Plusieurs déplorent l'évacuation du rite du corps social et la pauvreté symbolique des cérémonies offertes dans les complexes funéraires. On désapprouve le piètre état de l'imaginaire social dans la personnalisation du rite tout comme notre incapacité à dépasser symboliquement le

1OS

constat du décès . Si certains auteurs font preuve d'une relative vigilance en ce qui a trait à la nouvelle figure du rite de mort, d'autres voient dans ces conduites intimistes un nouveau modèle de la mort dont la gestion revient aux professionnels du funéraire.

Ibidem.

104 Roger Lussier, op.cit, p. 45.

105 Luc Chartrand, « Ceci est mon rite », L'Actualité, vol. 23, n°7, 1er mai 1998, p. 32. 106 Isabelle Audet, « La mort au quotidien ». La Presse, 1er novembre 2008, p. 8.

107 Steve Proulx, « Industrie de la mort : Cadavre exquis! », Voir, vol.17, n°39,2 octobre 2003, p. 10. 108 Sébastien St-Onge, op.cit, p. 20.

(31)

Une autre caractéristique du rite de mort dans la postmodernité est la popularité croissante de la crémation. Dans son article « La cendre et la trace : la vogue de la crémation», Jean-Didier Urbain soutient que la crémation se présente dans la postmodernité

i no

comme une pratique alternative intime que l'on intègre à la culture matérielle des morts Réfléchir à la culture matérielle des morts implique inévitablement de prendre en considération la destination des cendres et les enjeux entourant la dispersion des cendres. Urbain témoigne qu'une culture de la trace est possible par l'intermédiaire de ce culte où la mémoire des défunts se privatise et où émergent de nouvelles cérémonies. Il questionne le déplacement de la culture de la trace « hors des lieux officiels et publics de la mort pour d'autres lieux, ceux qui plaisent aux défunts : domicile, paysage aimé ou même objet personnel, à l'instar des bijoux cinéraires, lieux (ou non-lieux) de nouvelles cérémonies secrètes d'intime sanctu,arisation échappant aux agrégations et liturgies communes11 ».

Pour Urbain, la vogue de la crémation ne se résume pas aux seules motivations économiques, écologiques ou urbanistes, elle résulte de prime abord de la privatisation de notre rapport à la mort1 ' '.

Selon Déchaux, la célébration de la mort dans une expérience intime concerne tout spécialement les gestes qui accompagnent ou suivent la crémation, « pour lesquels aucune forme établie n'existe ». D'autres, à l'exemple de Michel Hanus, persistent et signent sur le besoin de rendre le mort visible en lui assignant un lieu déterminé. Voici comment Hanus exprime la nécessité de conserver une trace de nos défunts :

La nécessité de conserver les traces des défunts vient d'abord du fait qu'elles nous permettent de nous assurer de la réalité de leur mort. La conservation de leurs traces nous aide également à arriver à nous séparer progressivement d'eux. Elle est nécessaire enfin pour nous permettre de les honorer et garder plus vive leur mémoire113.

109 Jean-Didier Urbain, « La cendre et la trace : la vogue de la crémation », dans Frédéric Lenoir et Jean

Philippe de Tonnac, op.cit, p. 1215.

110

'lbid., p. 1216.

l uIbid.,p. 1212.

112 Jean-Hugues Déchaux, « Neutraliser l'effroi : vers -un nouveau régime du deuil », dans Frédéric Lenoir et

Jean-Philippe de Tonnac, op.cit, p. 1164.

113 Michel Hanus, « La trace des morts. Nécessité pour les proches et la société de savoir où se trouvent le

(32)

Au-delà du débat sur la nécessité de conserver la trace des défunts, Gaëlle Clavandier dans son article « La crémation : des pratiques singulières à l'élaboration d'un cadre de référence », rappelle que la pratique de la dispersion des cendres reste l'exception puisque les sites cinéraires deviennent la règle114. Toujours en ce qui a trait à la culture

funéraire, une dernière tendance mérite notre attention. Dans son article « Rituels postmodernes d'immortalité : les cimetières virtuels comme technologie de la mémoire vivante », Fiorenza Gamba témoigne des nouvelles formes prises par cette culture funéraire dans la postmodernité et parle d'un besoin de reliance avec les morts qui s'exprimerait dans de nouveaux espaces : les cimetières virtuels et les sites commémoratifs. Selon Gamba, une resacralisation de la mort est possible dans l'interactivité des cimetières virtuels qui mettent en œuvre des rituels plus personnels.

Elle soutient que, contrairement aux cimetières réels surpeuplés, les cimetières virtuels réactivent la mémoire des défunts et les introduisent parmi les vivants dans un espace infini. Pour Gamba :

Qu'ils soient des véritables jeux vidéo [...] ou qu'ils présentent, plus simplement, une structure essentielle de connexion et de consultation des informations, les cimetières virtuels [...] rendent plus légère, mais aussi plus intime, plus proche et moins grave l'approche du thème de la mort115.

Les cimetières virtuels ne sont p.as les seuls à offrir un lieu de sanctuarisation qui introduit les défunts dans une ritualité numérique infini. Les réseaux de socialisation en ligne à l'exemple de Facebook et de Twitter participent également à la quête de sens qui accompagne la mort dans la postmodernité en permettant aux usagers « d'inscrire le compte d'un défunt dans l'éternité de la Toile116» pour reprendre les propos de Martine Roberge.

Enfin, soulignons que dans ce « renouveau » de la mort qui concerne les sociétés postmodernes, la mort médicale participe à la création de nouvelles pratiques du fait que l'institution hospitalière devient un espace rituel à part entière où s'expriment de nouveaux

114 Gaëlle Clavandier, « La crémation : des pratiques singulières à l'élaboration d'un cadre de référence »,

Études sur la mort, vol. 2, n°132,2007, p. 70.

115 Fiorenza Gamba, « Rituels postmodernes d'immortalité : les cimetières virtuels comme technologie de la

mémoire vivante », Société, vol.3, n° 97,2007, p. 117.

(33)

comportements qui apaisent la réalité agressive de la mort117. L'accompagnement des

mourants, la toilette funéraire, la levée du corps, le recueillement et la commémoration sont autant de gestes symboliques effectués par le personnel soignant pour humaniser la mort en institution . Ces tentatives pour pallier la gestion technique de la mort médicale sont largement tributaires du mouvement des soins palliatifs119. Pour Hanus, ce besoin

d'humaniser la mort dans la conjoncture s'exprime également dans l'organisation de cérémonies pour les morts in utero, les enfants (cérémonie des anges), les morts dans les maisons de retraite et dans les établissements d'enseignement .

Des principales interprétations ethnologiques et socio-anthropologiques, retenons que les mutations caractéristiques de la postmodernité transforment le rapport de l'homme au social, à la transcendance, à la mort et à la ritualisation de la mort. Dans ce nouveau contexte socioculturel où la mort concerne la subjectivité de chacun, les gestionnaires de la mort font face à de nouvelles propositions, verbales ou gestuelles, pour lesquelles la mise en scène rituelle n'obéit plus exclusivement à un cérémonial protocolaire fixe121. Entre

alors en scène une ritualité bricolée qui se traduit par l'émergence de nouvelles valeurs, croyances et pratiques modifiant les modalités de l'avant-mort et de l'après-mort.

1.3 Problématique de recherche

Pour des auteurs comme Thomas, Des Aulniers, Baudry et Jeffrey, le rite de mort répond à trois finalités sociales universelles. La première finalité du rite de mort est

199

d'assurer le devenir corporel du défunt devant la menace imminente de la putréfaction . En réglant le devenir corporel, la communauté se sépare du défunt pour ensuite le « faire revivre ». En d'autres termes, elle assure le devenir spirituel du défunt et lui assigne une nouvelle place et un nouveau rôle lui permettant de poursuivre autrement sa participation à

117 Marie-Frédérique Bacqué, « Retrouver l'émotion », dans Marie-Frédérique Bacqué (dir.), op.cit, p. 15. 118 Isabelle Richard, « Mourir à l'hôpital », dans Marie-Frédérique Bacqué (dir.), op.cit, p. 131.

119 Éric Volant, « La religion et la mort », dans Jean-Marc Larouche et Guy Ménard (dir.), L'étude de la

religion au Québec. Bilan et prospective, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 2001, p. 323.

120 Michel Hanus, op.cit, p. 65. 121 lbid., p. 64.

122 Louis-Vincent Thomas, Le Cadavre: de la biologie à l'anthropologie, Bruxelles, Éditions Complexe,

(34)

19^

la communauté . La seconde fonction du rite de mort consiste à prendre en charge les vivants, à leur procurer une forme d'apaisement dans cette période de mise en marge où ils affrontent symboliquement la contamination de la mort avant d'être réintégrés dans le monde des vivants1 . Enfin, le rite de mort contribue à la redynamisation du lien social

19S

dans un contexte de solidarité entre les vivants qui passe par le respect envers les morts En d'autres termes, la ritualisation de la mort a le pouvoir de réguler la crise que la

1 9r»

communauté traverse en permettant l'expression du refoulé .

Malgré la variété de la mise en scène rituelle, certains chercheurs soutiennent que le même scénario est toujours reproduit en trois étapes (séparation, marge, agrégation) et s'élabore à la fois pour les défunts et les vivants127. Mais le rite de mort n'est pas figé, il se

modifie, prend différentes formes suivant la créativité du social. Comme tout phénomène rituel, le rite de mort peut varier en fonction de trois opérations : soit par contraction, c'est-à-dire par le retrait ou la fusion de certaines étapes, soit par expansion ou par l'entremise des transformations sociales. Avec les mutations sociales induites par le passage progressif à la postmodernité, force est de constater que le rite de mort connaît une certaine variabilité dans sa dynamique et sa symbolique. La reconnaissance de ces mutations rituelles confirme la nécessité de poursuivre la réflexion entourant la ritualisation de la mort dans la société québécoise depuis la dernière décennie.

En résumé, la société québécoise du XXIe siècle offre un champ d'observation

privilégié pour la compréhension de la reformulation du rite de mort. Jusqu'au tournant de la décennie 1960, le rite de mort, essentiellement sous l'influence organisationnelle de l'Église catholique, est souligné sans grande variation par l'ensemble de la collectivité et revêt aux yeux des acteurs une signification commune. Toutefois, le vent de transformation sociopolitique qui secoue le Québec de la Révolution tranquille et les changements

123 lbid., p. 89 124 Ibidem.

125 Luc Bussières, op.cit, p. 93.

126 Denis Jeffrey, Jouissance du sacré : religion et postmodernité, p. 108.

127 Luce Des Aulniers, « Rites d'aujourd'hui et de toujours », dans Frontières, Variations sur le rite, vol. 10, n°

(35)

postconciliaires128 transforment les manières de ritualiser la mort. Cette ouverture

s'accentue dans les décennies 1970-1980 et se manifeste par une certaine souplesse des trois grands rites de passage classiques (rites autour de la naissance, de l'entrée en conjugalité et de la mort) qui mènent progressivement à leur laïcisation. Les rites se vivent de plus en plus en dehors de la sphère religieuse et s'individualisent en prenant de nouvelles formes. Depuis la fin de la décennie 1990, le phénomène de la ritualité plurielle ne cesse de croître et le rite de mort se personnalise afin de répondre aux trajectoires individuelles des acteurs contemporains. La dernière décennie, qui foisonne en diversité de conduites rituelles, est propice à l'émergence de nouvelles formes rituelles et offre la possibilité d'étudier, dans un intervalle de temps défini et récent, les mutations rituelles entourant le rite de mort.

Dans le champ des études sur la mort et le rite de mort, une lacune soulevée par Luc Bussières mérite notre attention. Dans son article « Rites funèbres et sciences humaines », Bussières insiste sur la rareté des études empiriques qui abordent le phénomène de la reformulation du rite de mort dans la postmodernité :

Pour ce qui est de la période postmoderne, son fondement heuristique, bien que jugé prometteur par de nombreux intellectuels, ne fait pas encore l'unanimité. Dans le cadre des études sur la mort et les rites, beaucoup reste à faire à ce sujet. Nous avons bien en main quelques observations et des questions savantes la concernant, mais leur nature souvent spéculative trahit soit le faible degré d'avancement de nos sciences concernant cette période, soit la rareté des enquêtes empiriques à son sujet, soit la nécessité de renouveler notre regard en fonction d'un objet nouveau qui ne peut être appréhendé de façon satisfaisante

190

avec les grilles développées surtout dans et pour la période précédente .

Le besoin de combler ces lacunes et de contribuer à l'édification des connaissances sur la nouvelle figure du rite de mort dans la postmodernité motive l'entreprise de ce mémoire. Il trouve ainsi sa singularité dans l'ajout d'un nouveau matériel, soit les récits de rite de mort ou la mise en scène des mythes et symboles permettant d'exprimer rituellement l'agitation suscitée par la mortalité. Par ce travail de terrain, particularité de la discipline

128 Nous faisons référence aux changements survenus après le Ile concile œcuménique du Vatican

(1962-1965).

Figure

Figure 1 : La mort romantique
Figure 2 : La transformation du cadavre en défunt
Figure 3 Maison funéraire J-H-.Fleury, St-Cyprien, 1987.

Références

Documents relatifs

[r]

Selon l’étude classique que leur a consacrée Van Gennep (1909), les rites de passage désignent un vaste ensemble de rituels, présents dans toutes les sociétés et à

Les premiers résultats de notre questionnaire selon lesquels 78,8 % des individus de notre base ayant déclaré avoir déjà fait usage du web dans le cadre d’un deuil ou

Cet article présente un protocole permettant d’aider à choisir un site pour l’implantation d’une chaîne de traitement de déchets ménagers et assimilés intégrant

Outre l’aspect rituel qui se dessine lorsque les adolescents se livrent aux mêmes pratiques médiatiques quotidiennement (se connecter sur internet pour comparer ses

Le lecteur-spectateur fait immédiatement deux constats : d’ une part, un vide rituel lié à la non-clôture du texte, qui remet en question le caractère performatif de la promesse

Le fait que la loi sur les forêts communautaires ait été finalement ratifiée par le gouvernement en 2007 et que les rites d’ordination d’arbres aient été depuis exportés dans

[r]