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L'intériorité dans l'oeuvre le Plotin

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Academic year: 2021

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cLooS,

KU I

/4 . 4

L’INTÉRIORITÉ

DANS L’ŒUVRE DE PLOTIN

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de !’Université Laval

pour l’obtention

du grade de maître ès arts (M.A.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

AVRIL 2003

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regarde ... et ne cesse de sculpter ta propre statue, jusqu’à ce que l’éclat divin de la vertu se manifeste, jusqu’à ce que tu voies la tempérance siégeant sur un trône sacré

PLOTIN, Traité 1 [Enn 1,6,9]

Le Bien, pour une nature, c’est d’être à elle-même et d’être elle-même, c’est-à- dire d’être une On dit avec raison que le bien d’un être, c’est ce qui lui est propre ; il ne doit pas le chercher hors de lui .. Nous ne sommes point séparés de l’être, nous sommes en lui.

PLOTIN, Traita 23 [Επη. VI,5,1]

De plus, le multiple se recherche lui-même ; il aspire à se concentrer, à avoir de lui-même une perception d’ensemble L’acte de penser n’est pas primitif ni dans l’ordre de l’existence, ni en dignité ; il a le second rang , il se produit parce que le Bien le fait exister et, une fois qu’il est né, le meut vers lui-même, et, dans ce mouvement, la pensée voit Penser, c’est se mouvoir vers le Bien et le désirer Le désir engendre la pensée et la fait exister avec lui

PLOTIN, Traite 24 [Enn. V,6,5]

De Platon à Plotm, de Plotin à saint Augustin ou à Bergson, c’est le même appel à l’intériorité. Mais cette intériorité n’est en rien repli réflexif, rupture avec le monde, avec autrui ou avec le divin

Jean-Claude FRAISSE, LTnteriorite sans retrait Lectures de Platin, éd. J. Vrïn, Paris, 1985, p.8

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La réflexion philosophique de Plotin est avant tout d’ordre métaphysique. Tout procède de l’Un et tout retourne à l’Un. Naturellement et sans fatigue. C’est une implacable nécessité. En décollant de la méditation de !’Universel concret, le thème de l’intériorité nous renvoie au cœur de la métaphysique plotinienne. Notre recherche se déploie en deux temps. Le premier chapitre, appliqué aux éléments préliminaires en vue d’une première familiarité dans l’exercice, est un survol consacré à la vie et à l’œuvre de l’auteur, aux influences subies et aux apports sur son époque et sur la postérité, et aux notions de base du système plotinien : les trois hypostases, la procession, la conversion, le monde sensible. Le deuxième chapitre, le plus étoffé, porte sur les richesses de l’âme. Celle-ci doit d’abord s’incarner. Alors peuvent ensuite s’actualiser, dans la complexité même de l’être multiple, entre autres, la mémoire, la liberté, l’expérience de l’amour et de la beauté. L’unique but est que l’âme incarnée, qui a perdu ses ailes, puisse se purifier et se convertir, c’est-à-dire oublier le dévalement et l’éparpillement, s’unifier et retrouver le chemin vers l’Un-Bien. L’âme en est capable, parce qu’elle le porte en elle. Éclairée sous cet angle, peut-on dire, la philosophie de Plotin est une odyssée de l’âme. Notre âme est susceptible de se concentrer sur elle-même et de découvrir en elle, pour se confondre - dans le silence, le repos et la joie - à Lui, le Principe qui l’a engendrée éternellement, du seul fait de sa surabondante perfection. Une synthèse est proposée, qui rend compte du chemin parcouru et du chemin à parcourir encore. Lire et/ou commenter le texte de Plotin invite à un exercice spirituel, inépuisable.

---

r

---Signature de l’étudiant

Jean-Chrysostome Kisali KANYORORO Signature du directeur de^rècherche

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L’essentiel du présent travail ainsi que son orientation et sa forme doivent beaucoup au professeur Jean-Marc Narbonne, doyen de la Faculté de Philosophie à !’Université Laval pendant huit ans, du 20 avril 1994 au 19 avril 2002. Il a accepté de diriger notre mémoire de maîtrise sur l’intériorité chez Plotin. Il nous a outillé et guidé vers des références bibliographiques significatives, nous a aidé grâce à ses vastes connaissances à bien cerner le thème et les difficultés soulevées et enfin à affiner le texte par endroits. Nous tenons à le remercier bien vivement, au premier chef, de ses précieuses suggestions et corrections, de sa compétence, de son attention et de sa bienveillante patience tout au long de la recherche, de la réflexion et de la rédaction.

Nous avons pu bénéficier également de l’enseignement et de la rigueur scientifique des professeurs Thomas De Koninck et Henri-Paul Cunningham. Ils nous ont encouragé et aidé dans nos premiers pas et dans notre goût d’apprendre au cours de l’automne 2001, après les indications pratiques de Madame Francine Roy, conseillère à la gestion des études à la Faculté de philosophie. Nous voulons leur exprimer ici, simplement, notre profonde reconnaissance.

Il convient enfin de remercier tout particulièrement le Père John Franck, supérieur provincial (de la Province assomptionniste de l’Amérique du Nord), et nos deux communautés religieuses des Augustins de l’Assomption (dits Assomptionnistes) du Montmartre canadien, à Québec (sises au 1679, Chemin Saint-Louis), dont l’appui essentiel et d’autres bienfaits sont inestimables.

Que les uns et les autres, par amitié et bienveillance, excusent les failles et les imperfections de ces notes, qu’ils y voient plutôt l’exorde tout simple d’un discours que nous voudrions poursuivre!

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RÉSUMÉ DU MÉMOIRE... 2

REMERCIEMENTS... 3

TABLE DES MATIÈRES... 4

INTRODUCTION GÉNÉRALE... 5

0.1.- PROBLÉMATIQUE... 5

0. 2. - INTÉRÊT DU THÈME... 7

0. 3. - MÉTHODE ET PLAN DU TRAVAIL... 7

CHAPITRE PREMIER : PRÉLIMINAIRES... 10

1. L- PLOTIN : VIE ET ŒUVRE... 10

I. 2. - PLOTIN : SOURCES ET INFLUENCE EXERCÉE... 18

I. 3. - LE SYSTÈME MÉTAPHYSIQUE PLOTINIEN... 24

1.3.1. La théorie des trois hypostases... 25

1.3.2. Les mouvements de la procession et de la conversion... 33

1.3.3. Le monde sensible... 36

CONCLUSION... 38

CHAPITRE DEUXIÈME : LES RICHESSES INTÉRIEURES DE L’ÂME... 40

IL 1. - LA DESCENTE DE L’ÂME DANS LE CORPS... 41

IL 2. - LA MÉMOIRE ET LA CONSCIENCE... 49

IL 3. - LA LIBERTÉ, LA VOLONTÉ ET LA VERTU... 66

IL 4. - L’AMOUR, LA BEAUTÉ ET LE BONHEUR... 85

CONCLUSION... 101

CONCLUSION GÉNÉRALE... 104

ANNEXE A : Tableau synoptique succinct du siècle de Plotin... 115

ANNEXE B : La concordance ou les équivalences des écrits de Plotin... 116

ANNEXE C : Les traductions françaises partielles les plus récentes... 118

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0.1. - PROBLÉMATIQUE

Notre recherche porte sur les écrits de Plotin [ΤΤλωτίνος, Plotinus] de Lycopolis (205-270 apr. J.C.), un ensemble de cinquante-quatre traités, qui tiennent leur titre d’Ennéades1 et leurs différents sous-titres, leur nombre et leur arrangement au travail systématique de Γédition de Porphyre de Tyr (vers l’an 301 ou 303), élève dévoué et admiratif de Plotin. Leur lecture n’est ni simple ni aisée.

De la question initiale « Du'est-ce que l'animal et qu'est-ce que l'homme? » (Enn. I, 1), en passant par une autre plus singulière « Mais nous... Du¡? Nous? » (Enn. VI, 4,14), jusqu’à l’invitation finale « fuir seul vers le seul » (Enn. VI, 9,11), Plotin décortique deux problèmes majeurs : a) celui de !’architecture et de !’explication rationnelle de la réalité, et b) celui de la destinée de l’âme incarnée et le moyen de la restaurer dans son état primitif.

La solution de ces problèmes semble se trouver dans leur union intime. La découverte du Principe suprême des choses est en même temps la « fin du voyage de l'âme », c’est-à-dire !’accomplissement de sa destinée. Des questions et des difficultés se dressent. Comment est-ce possible? Où aller? Quelle pratique nous conduit où il faut aller et où trouver de l’énergie pour y aller? En d’autres termes, comment rejoindre l’Un

1 Voir le texte bilingue, grec-français, PLOTIN, Ennéades (six tomes en sept volumes), établi et traduit par Émile BRÉHIER (éd. Les Belles Lettres, Paris, 1924 - 1938, dans la Collection des Universités de France publiée sous le patronage de !’Association Guillaume Budé). Ce texte a connu des rééditions successives jusqu’en 1990. La Vie de Plotin, écrite par Porphyre, est placée au début du premier tome des Ennéades.

Ces deux références, nous allons les simplifier ainsi : a) Vie de Plotin, avec le paragraphe et la page et b)

Enn., avec le tome, le chapitre et le paragraphe. Bien des fois, ces références seront intégrées au corps de notre texte. Nous reviendrons sur ce point, plus loin, dans la méthodologie du travail.

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et que couronnera le long effort de l’âme, c’est-à-dire sa grande et suprême lutte et sa vertu la plus haute? Et Plotin recommande, en insistant, plus spécialement dans le passage suivant : « Reviens en toi-même et regarde... Comme Ulysse, enfois-toi dans ta chère patrie... Réveille cette faculté que tout le monde possède, mais dont peu font usage... Tu éprouveras la joie dans la contemplation. » (Επη. I, 6,1; 6-9).

De là le thème du projet envisagé : le chemin de l’intériorité dans l’œuvre de Plotin. Il s’agira de faire des recherches sur le dynamisme de la vie spirituelle, qui part de l’Un pour aboutir au monde sensible, à un « ici » où l’âme réside, devenue « impure », un « ici » opposé à un « là-bas » où l’âme aspire à revenir de toutes ses forces. L’âme occupe une place importante dans la chaîne des hypostases; elle est la grande voyageuse au pays du sensible et du supra-sensible. Mais des problèmes se posent quand elle déploie son double mouvement de descente et de montée. L’Un donne l’être sans être un être, sans avoir ni pensée ni connaissance; les êtres vont vers lui, mais il reste solitaire, silencieux, insoucieux, « immobile dans sa majesté » (Επη. VI, 7, 39-40). Enfin l’Un n’éprouve aucune angoisse quand l’âme s’éloigne, aucune jubilation quand elle revient (f/m. VI, 9,7). Par ailleurs, selon Plotin, la chute de l’âme dans les corps est par elle-même un mal, une souillure, une déchéance, qui peut comporter une démence (« oubli du père » : Επη. V, 1,1). Mais l’optimisme de Plotin, selon lequel le mal n’est que périphérique, laisse entier notre questionnement.

Les analyses du fonctionnement de l’âme appelleront des termes suivants : recueillement et dépouillement, conversion, contemplation, méditation et purification, fuite, exil, chute, perte des ailes, boue d’un bourbier, chemin oblique et région de la dissemblance, œil de l’âme ou œil intérieur, mémoire, liberté et amour de la beauté, transcendance, père et patrie. La plupart de ces expressions ou expériences remontent explicitement à Platon. Nous verrons comment Plotin les réutilise et les développe.

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O. 2. - INTÉRÊT DU THÈME

Il est important, nous semble-t-il, d’étudier les richesses et les difficultés de l’âme dans la pensée de Plotin. L’âme constitue, à la fois dans la métaphysique et dans l’être humain, le principe d’unité dans la mesure où elle entretient des relations avec le monde intelligible et les réalités corporelles. Deux chemins s’ouvrent à elle : elle peut chercher l’agitation et la perdition ou, au contraire, le repos et la vie. La conscience et la liberté sont fortement mises en jeu dans la quête du bonheur. La vie de l’âme est vraie dans le fait, non seulement de se projeter généreusement dans le monde, mais aussi de tourner résolument autour d’un centre, qui est en même temps sa source, sa vraie patrie.

Nous voudrions évaluer cette conviction de Plotin : « Le véritable objet de notre amour est là-bas. et nous pouvons nous unir à lui, en prendre notre part et le posséder réellement en cessant de nous dissiper... » (Επη. VI, 9,9). La possibilité de cette possession correspond à l’intégration de l’âme à sa vraie patrie, à la migration de l’âme vers une intériorité plus profonde , jusqu’à cette pointe où l’identité de l’âme se heurte à sa différence radicale avec l’Un et reconnaît son propre mystère. Cette possibilité ne nous épargne pourtant pas les mêmes interrogations et difficultés que soulève le philosophe Plotin : « - Pourquoi donc ne resta-t-on pas là-bas? - C'est qu'on n'est pas encore tout à fait sorti d'ici. Mais il arrivera un moment où la contemplation sera continue et sans obstacle venu du corps » (Εηπ. VI, 9,10).

O. 3. - MÉTHODE ET PLAN DU TRAVAIL

Les écrits de Plotin, intitulés les Enneades par le classement et l’édition de Porphyre, sont une œuvre ardue, obscure par endroits, jalonnée de longues discussions minutieuses et arides. Un lecteur débutant a besoin d’être guidé. En poursuivant un but modeste, nous tenons cependant à fixer la pensée de l’auteur en l’expliquant par elle- même, et, pour cela, à nous en tenir au texte et au déroulement du texte.

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En cette première approche de la vie et de la pensée de Plotin, nous utilisons Γédition bilingue (grec-français) d’Émile Bréhier : les six tomes des

Ennéades

répartis en sept volumes et la

Vie de Plotin

écrite par Porphyre et placée au début du premier tome des

Ennéades,

publiés dans la Collection des Universités de France sous le patronage de !’Association Guillaume Budé, aux éditions Les Belles Lettres, Paris, de 1924 à 1938, et plusieurs fois réimprimés jusqu’en 1990. Les références à la

Vie de Plotin

et aux

Ennéades

elles-mêmes seront, la plupart du temps, intégrées au corps de notre texte.

S’il est vrai que Plotin ne révisait ni ne relisait ses écrits, il n’a rien rectifié lui- même. Il rend difficile, dès le départ, la critique textuelle. Notre souci actuel est de nous familiariser, dans la rigueur et l’objectivité, avec le système plotinien, sa doctrine et son vocabulaire, avant de nous aventurer dans le contrôle de détail, en lisant les Ennéades et en nous servant de quelques recherches ou études solides d’auteurs choisis : Arthur Hilary ARMSTRONG, Émile BRÉHIER, Jean-Claude FRAISSE, Eric Robertson DODDS, Pierre HADOT, Paul HENRY, Rose-Marie MOSSÉ-BASTIDE, Jean-Marc NARBONNE, John M. RIST et Jean TROUILLARD.

Enfin, nous mesurons l’ampleur de la difficulté de lire Plotin avec une mentalité chrétienne. Un double risque guette le lecteur chrétien de Plotin, comme le faisait déjà remarquer André Bord2 : soit, par rigueur, on peut nier l’authenticité du mysticisme de Plotin, faute de la grâce; soit, par indulgence, on peut christianiser Plotin assez rapidement. En exemple, le début de la 5™ Ennéade où il est question du père des âmes, l’Intelligence, bénéfique et prolifique, et des âmes audacieuses qui l’oublient, non pas en courant vers le mal ou le péché (dans le sens judéo-chrétien), mais en descendant vers les corps sensibles pour les organiser, les animer et s’occuper d’eux.

Notre travail sur le thème de

l’intériorité dans l’œuvre de Plotin

se subdivise en deux chapitres, suivis de trois annexes : a) un tableau synoptique succinct du siècle de

2 Cf. A. BORD, Plotin et Jean de la Croix; Coll. « Beauchesne Religions », n° 18; éd. Beauchesne, Paris,

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Plotin, b) la concordance ou les équivalences des écrits de Plotin et c) les traductions françaises partielles les plus récentes.

1. Le premier chapitre sera consacré aux préliminaires : 1) la vie et l’œuvre de Plotin, 2) ses sources les plus significatives et les influences qu’il a pu exercer, et 3) l’essentiel de son système métaphysique.

2. Une fois bien posées ces bases, le deuxième chapitre s’occupera plus spécialement de l’âme dans sa dimension de l’intériorité : les conditions de son fonctionnement, sa descente inévitable, sa purification nécessaire et enfin son terme ultime, c’est-à-dire l’union avec l’Un dans l’extase. Π s’agit, comme l’a bien dit Émile Bréhier, « de révéler à notre âme, par sa réflexion sur elle-même et sur son origine, ses propres richesses intérieures et sa dignité (1,27) : but qui sera atteint en montrant que c'est en nous-mêmes que nous découvrons les trois hypostases qui forment les principes premiers (X, 5-6) »3. En clair donc, il s’agira de traiter des richesses de l’âme incarnée : descente de l’âme dans les corps; mémoire et conscience; liberté, volonté et vertu; amour, beauté, bonheur et valeur du témoignage.

3. La conclusion rappellera les grandes lignes de la recherche, les phases essentielles et le bilan. Nous espérons être en mesure de souligner des perspectives pour des questions à approfondir encore, en nouant des liens durables avec Plotin.

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CHAPITRE PREMIER

PRÉLIMINAIRES

Ce premier chapitre expose d’abord succinctement la vie et l’œuvre de Plotin. Ensuite, nous allons considérer ses sources les plus significatives et les influences qu’il a exercées. Enfin, nous examinerons l’essentiel du système métaphysique plotinien, c’est- à-dire son architecture de l’univers intelligible et matériel.

Les savantes études de Joseph Moreau, de Jean-Michel Charrue et d’André Bord, entre autres, nous apprennent que Plotin est la gloire, le sommet et le résumé vivant de la philosophie ancienne, le représentant singulier de la totalité apparue avec l’hellénisme, le maître du néoplatonisme et le meilleur témoin antique d’une mystique naturelle. Le condensé d’éléments préliminaires pourra nous permettre de saisir comment Plotin est à la fois héritier et créateur, auteur de puissantes synthèses qui marquent les derniers efforts d’une reviviscence pertinente de la philosophie grecque antique, et qui trouvent des prolongements dans le néoplatonisme et dans l’histoire de la pensée.

1.1. - PLOTIN : VIE ET ŒUVRE

Plotin est une perle de l’hellénisme. Mais il ne se présente pas lui-même et il ne dit rien de ses ancêtres, de ses parents et de sa patrie. Il refuse même que son portrait soit tracé. Par contre, il aime célébrer, non pas son propre anniversaire qu’il cache bien sûr, mais ceux de Socrate et de Platon. Les éléments de sa vie sont glanés dans les travaux de Porphyre de Tyr4 et le témoignage d’autres disciples comme Amélius, Eustochius et

4 Cf. PORPHYRE, Vie de Plotin, traduction d’Émile BRÉHER, mise en tête dΈηη. I, éd. Les Belles Lettres, Paris, 1924, réédité en 1960. Une présentation critique de cette « Vie de Plotin » a déjà été faite en

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Suidas. En 1983, Lucien Jerphagnon a proposé une lecture intéressante de la « Vie de Platin» écrite par Porphyre, où il découvre de bout en bout une manifestation exceptionnelle du Νοϋς5.

Plotin est né à Lycopolis (actuelle Assiout, ville de la Thébaïde, en Haute Égypte) vers 205 après Jésus Christ (ou peut-être un ou deux ans avant). Il est mort à Mintumo, près de Naples (en Italie du sud) vers 270, âgé de soixante-cinq ans. Que se passe-t-il dans P intervalle de ces deux bornes de la vie de Plotin?

À huit ans, non encore sevré, il commence sa formation littéraire (grammaire, rhétorique et auteurs classiques) et scientifique (mathématiques, logique, géométrie...) dans sa ville natale. À vingt-huit ans, il vient à Alexandrie, où il fréquente des écoles de philosophie décevantes avant de rencontrer, sous la guidance d’un ami, le platonicien éclectique Ammonios Saccas. « Voilà l'homme que je cherchais »6, s’écrie Plotin dès qu’il l’écoute. Ce qui suggère que le désir de la philosophie coïncide avec un besoin de l’âme humaine, lié à un savoir antérieur et que le penseur ne fait que dévoiler la vérité. Cette rencontre déterminante marque le vrai début de l’attachement immuable de Plotin à la recherche philosophique. Plotin va rester auprès d’Ammonios Saccas pendant onze ans.

deux volumes : Porphyre. La Vie de Plotin... ; Coll. « Histoire des doctrines de ΓAntiquité classique », n° 6 ; éd. J. Vrin, Paris, 1982 (pour le volume I : Travaux préliminaires et index grec complet, par L. Brisson, MO. Goulet-Cazé, R. Goulet, D. O’Brien) et 1992 (pour le volume II : Études d’introduction, texte grec et traduction française, commentaire, notes complémentaires, bibliographie, par J. Pépin et alii).

5 Voir son article « Plotin, épiphanie du Nous. Note sur la ‘vita Plotini’ comme typologie », dans Diotima,

n° 11 (1983), pp. 111-118. L’auteur formule sa thèse, à notre avis, dans le long passage suivant (p. 112) : « Reprenant la vie d’un maître qui en cinq ans a su marquer définitivement son devenir, Porphyre combine dans sa relation un certain nombre d’éléments aujourd’hui sans signification précise, mais qui, à l’époque, étaient porteurs d’un sens particulier : Porphyre entend frire comprendre au lecteur de son temps que si Plotin est un homme, engagé accidentellement par son incarnation dans le devenir qui est celui de tous les hommes dans le monde, il n’est pourtant pas un homme comme les autres. Pour les initiés à la vraie philosophie, Plotin est par essence une manifestation exceptionnelle de l’ordre divin, immanent et transcendant, qui, dans la perspective néoplatonicienne, prévaut dans l’univers. L’âme de Plotin réalise une

épiphaneia du Nous dans le cosmos. C’est ce que j’entends démontrer. »

6 Vie de Plotin, § 3, p. 3. Ammonios Saccas est un penseur de la 1er6 moitié du 3™ siècle de notre ère, maître de Plotin, de Herennius et d’Origène (le païen ou le néoplatonicien), personnage énigmatique sur lequel on sait très peu de choses. Il n’a rien écrit. Ses « dogmes », qui se préoccupent de la vie spirituelle, de la purification et de l’avancement de l’âme, ont inspiré fortement la pensée et l’enseignement de Plotin (cf. Enn. I, I960, Introduction d’Émile Bréhier, p.IV).

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En 244, en vue de s’initier à la sagesse perse et indienne, Plotin suit l’expédition militaire de l’empereur Gordien III (empereur romain : de 238 à 244 apr. J.C.) contre Sapor et les Perses. Cette expédition échoue et l’empereur est assassiné. Plotin, rescapé, se réfugie d’abord à Antioche pour s’établir ensuite à Rome en 247. Ici, il vit dans la maison de Gémina, probablement une riche protectrice. Plotin ne tarde pas à s’entourer d’amis et d’élèves. Son cercle comprend des sénateurs (Marcellus Orontius, Sabinillus et Rogatianus) et d’autres hommes politiques, des médecins (Paulin, Zéthus et Eustochius), des hommes de lettres (Sérapion et Zoticus), un certain nombre de femmes (les deux Gémina et Amphiclée), tous venant de milieux différents. Il inclut Amélius, disciple de la première heure, et Porphyre, venu plus tard : tous deux auditeurs les plus proches et les plus passionnés (Vie de Plotin§§ 7 et 9). Plotin connaîtra un succès et jouira de l’appui et de la protection de l’empereur Gallien (empereur romain : de 253 à 268 apr. J.C.).

L’activité principale du cercle est la discussion philosophique. Porphyre tient d’Amélius le récit des premières années d’enseignement à Rome :

« Et comme il engageait ses

auditeurs à poser eux-mêmes les questions, son cours, d'après ce que m'a raconté Amélius. était assez

désordonné, et les discussions oiseuses n'y manquaient pas »

(Vie de Plotin§ 3, p.4). Porphyre raconte ce qu’il trouve lui-même quand il rejoint le groupe en 263 : les réunions d’étude commencent par la lecture par un élève d’un texte de Platon, d’Aristote, d’un stoïcien ou d’autres anciens et par celle de leurs commentateurs. Puis Plotin propose à son tour sa propre exégèse de ces textes, dans l’esprit d’Ammonius Saccas. Les débats sont à peine disciplinés, mais Plotin ne semble pas vouloir imposer ses vues : «

Ses cours ressemblaient

à

des causeries, et il ne se hâtait pas de vous découvrir l'enchaînement nécessaire de syllogismes qu'il prenait

comme point de départ dans son développement

» (Vie de Platin § 18, p.19). Plotin restera un lecteur et un commentateur infatigable des penseurs anciens, en utilisant la dialectique.

Porphyre nous fait aussi connaître son maître en tant qu’homme.

Il

écrit : «

Dans

ses cours, il avait la parole facile ; il avait la faculté d'inventer et de penser à ce qu'il fallait dire. Mais il faisait

quelques fautes en parlant (...). et il commettait d'autres incorrections qu'il répétait en écrivant Quand il parlait

on voyait l'intelligence briller sur son visage et l'éclairer de sa lumière ; d'aspect toujours agréable, il devenait

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alors vraiment beau ; un peu de sueur coulait sur son front ; sa douceur transparaissait ; il était bienveillant

envers ceux qui le questionnaient et avait une parole vigoureuse

» (Vie de Platin§13, pp.14-15).

Plotin utilise le grec et écrit en une prose dense. Les débutants ou le commun des mortels, pensons-nous, sont confiés à d’autres maîtres (Επη. I, 3,4). Car les cours ou les discours plotiniens «

ne s'adressent pas

à

tous les hommes

» (Επη. V, 8,2), mais à un auditoire averti, formé à la dialectique, à la logique et à la rhétorique, de sorte que Plotin aurait pu mettre au frontispice de son École :

‘Que nul n'entre ici. s'il ne possède la philosophie antique’7.

Il faut être de nature amoureuse, être né véritablement philosophe (Enn.I, 3,1-3 ; V, 9,2).

Pendant son séjour de vingt-six ans à Rome, Plotin se révèle un guide spirituel, un fin psychologue et un tuteur d’enfants nobles et de pauvres orphelins. Apprécié des Romains cultivés, il leur rappelle Sénèque (penseur latin, vers 04 av. J.C.-65 apr. J.C.), Épictète (penseur grec, vers 50-130 apr. J.C.) et Marc-Aurèle (penseur, et empereur romain de 161-180 apr. J.C.), qui constituent la dernière incarnation de la pensée stoïcienne dans l’Empire romain. En outre, il est capable de découvrir les objets dérobés et de démasquer les visages, les voleurs et les sorciers: c’est le cas d’Olympius qui veut ensorceler Plotin, ou celui de l’esclave qui a volé un riche collier d’une veuve, Chioné, ou encore celui de Porphyre qui, épris du désir de suicide, se trouve au bord de l’abîme, accueille favorablement le conseil de Plotin de voyager et s’en va vers la Sicile8.

7 Cette formule lapidaire est notre propre idée. Mais on sait que Platon, « d’après la tradition, interdisait l’accès à son école à qui n’était pas géomètre » : ’Αγεωμέτρητος μηδεις είσίτω - “Ici n’entre pas, qui n’est géomètre!” (cf. É. BREMER, La philosophie de Plotin, rééd., 1968, p.IX; !’avertissement est mis en exergue dans la page du titre de l’ouvrage de Gaston MILHAUD, Les philosophes géomètres de la Grèce. Platon et ses prédécesseurs, éd. J. Vrin, 2emc éd., Paris, 1934). Ou bien, “Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre! ’ ’ (voir É. KRAKOWSKI, Une philosophie de l’amour et de la beauté : l’esthétique de Plotin et son influence, éd. E. de Boccard, Paris, 1929, p.118). Le Père jésuite Henri-Dominique Saffrey traduit la formule platonicienne ainsi : « nul ne doit entrer ici, s’il n’est géomètre » (Recherches sur le néoplatonisme après Plotin, éd. J. Vrin, Paris, 1990, p.252. Voir l’étude entière de cette inscription légendaire : pp.251- 271). H. D. Saffrey rappelle deux autres inscriptions légendaires, celle du sanctuaire des Déesses Éleusiniennes : « Défense de pénétrer dans l’adyton à qui n’est ni myste ni initié », et celle de l’entrée du temple de Delphes : « Connais-toi toi-même » (H.-D. SAFFREY, op. cit., p.171 et p.273). Les anciens Grecs, en effet, avaient l’habitude de notifier de graves interdictions ou avertissements à l’entrée des temples et des sanctuaires

8 Cf. Vie de Plotin, §§ 9 à 11, pp. 12-14. Sans que les hommes parlent, Plotin, fin observateur, peut les connaître par la vue : « Ainsi en considérant le regard d’un homme ou telle autre partie de son corps, écrit- il, l’on peut connaître son caractère, les dangers qui le menacent et les moyens qu’il a d’y échapper » {Enn.

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L’empereur Gallien et l’impératrice Salonine, son épouse, tiennent Plotin en grande estime. Ils envisagent même, suite à la demande de leur protégé vénéré, de lui construire une cité idéale, régie par les lois et les idées politiques de Platon : elle s’appellerait justement «

Platnnapolis

». Ainsi, loin des tintamarres de la ville, Plotin et ses amis de la sagesse pourraient enfin mieux se livrer à la contemplation et à l’étude des Anciens. Mais ce beau projet avorte à cause de multiples intrigues, de la jalousie, de la malveillance et de la méchanceté de quelques personnes influentes de l’entourage de l’empereur9.

L’année 268 marque le début du déclin de Plotin, cet homme allergique aux bains, qui souffre de maux de ventre et contracte des ulcères aux mains et aux pieds. Sa vue baisse de plus en plus, ses fidèles !’abandonnent et son école connaît une crise. Aussi ses excès d’ascèse continuent-ils à ruiner sa santé . Le vieillard, devenu solitaire, se retire dans la villa de son ami médecin et ancien élève Zéthus (alors déjà mort) de Campanie, près de Naples, pour y mourir en 270. Il laisse le souvenir d’un homme d’une infinie douceur, d’une bonté attentive, d’une droiture et d’une limpidité sans égales. Ses derniers mots, murmurés à son disciple Eustochius, comme un testament spirituel, comme un ardent désir de l’au-delà dans l’attente éperdue de l’Absolu : «

Je m'efforce de faire remonter

ce qu'il

y

a de divin en moi

à

ce qu'il y a de divin dans l'univers

»10. En effet, selon Porphyre, la fin et le but de la vie de Plotin étaient de s’approcher de Dieu qui est supérieur à toutes choses et

II, 3,7). Aussi ce témoignage de Porphyre : « Il avait une connaissance extraordinaire du caractère des hommes... Il pouvait prédire ce que deviendrait chacun des enfants qu’il avait auprès de lui... » (Vie de Plotin, § 11, p. 13). Pareille admiration fervente nous semble excessive, considérant, entre autres, cette question que le vieux Plotin se pose encore dans Γavant-dernier de ses traités, le traité 53 : « Qu’est-ce que l’homme? » (Enn. I, 1) et l’autre question plus singulière : « Mais, s’il y a partout la même âme, comment se fait-il que chaque corps ait son âme en propre? ... Mais nous... Qui? Nous? Sommes-nous cette âme-là ou bien ce qui s’approche de l’âme et ce qui est engendré dans le temps? » (Enn. VI, 4,14), sans oublier les problèmes de la liberté de « l’homme véritable et pur de toute bestialité », c’est-à-dire « l’homme intérieur » (Enn. I, 1,10) que nous analyserons plus loin.

9 Cf. Vie de Plotin, § 12, p. 14; L. JERPHAGNON, « Platonoplolis ou Plotin entre le siècle et le rêve », dans Mélanges Jean TROU1LLARD, Paris, 1981, pp. 215-229. Ce qu’aurait pu être !’emplacement de ce foyer d’études est fort discuté : sur le site de la « nouvelle Pompéi », ou à Herculanum, ou encore à Cuma. Ce sont les différentes hypothèses émises par A. Sogliano, R Cantarella, G. Pugliese Carratelli et G. Della Valle : voir les références de leurs articles dans la « Bibliographie plotinienne » de P. THILLET, dans Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, tome 8,1999, p.227.

10 Vie de Plotin, § 2, p. 2. Cf. Enn. V, 1,3; VI, 7,36. J. PÉPIN, « La dernière parole de Plotin », dans

(16)

de s’unir à Lui intimement. Plotin, ascète et mystique, eut quatre extases, dont Porphyre fut témoin pendant son séjour de six ans auprès de lui11.

Selon le même Porphyre, son maître Plotin «

n'eut jamais un ennemi parmi les hommes

politiques

» (Vie de Platín§ 9, p.12). En revanche, une catégorie d’hommes «

qui se donnaient l'air

d'être des philosophes

», comme Olympius d’Alexandrie et Longin d’Athènes, le méprisent et le critiquent (Vie de Platin §§ 10 et 19-20, pp.12, 19-21). D’autres gens l’accusent d’être un intarissable bavard et un mauvais copiste de Numénius (Vie de Platin § 17, pp.17-18). Plotin charge ses plus proches élèves de répondre à ces critiques. Pour sa part, Plotin accorde une grande place à sa réfutation des Gnostiques, dont les idées constituent une menace sérieuse pour sa pensée et pour son auditoire12.

Les écrits de Plotin sont un ensemble de cinquante-quatre traités philosophiques, écrits tardivement entre 253 et 270. Mais, ni le titre, ni les sous-titres, ni !’arrangement ne sont de Plotin lui-même. En fait, cette œuvre est le fruit de plusieurs années d’étude et d’enseignement oral de Plotin (des leçons gratuites qui sont un constant appel à la vie spirituelle) et du classement systématique de Porphyre en six livres de neuf traités (neuvaines). Porphyre, qui réalise le vœu intime de son maître alexandrin, en établit l’édition vers 301, en les faisant précéder de sa « Vie de Platin » et en les accompagnant de sommaires, de notes et d’éclaircissements. Dans cette Vie de Platin (§ 4, p.5), Porphyre précise que «

chacun les intitulait d'une manière différente

» et qu’il a dû retenir dans son édition

« les titres qui ont prévalu

» et, sans doute, ceux de sa propre plume.

11 Cf. Vie de Plotin § 23, p.27 ; Encyclopaedia Universalis, Corpus 18, Paris, 1990, col. 494a. Quant à Porphyre lui-même, il atteignit ce but sublime une seule fois, sur le tard, dans sa soixante-huitième année. 12 Le dossier plotinien anti-gnostique a deux sources majeures : Enn. II, 9 et Vie de Plotin, § 16, et trois sources mineures : Enn. ΠΙ, 8; V, 5 et V, 8. Ces références sont mentionnées aussi par le spécialiste de la question gnostique, Henri-Charles PUECH, « Plotin et les gnostiques », dans Entretiens sur l’Antiquité classique, t. V : Les Sources de Plotin, éd. Fondation Hardt, Genève, 1960, pp. 159-190. À ce propos, nous pouvons déjà retenir cette réflexion de Dominic O’Meara : « ... Plotin cherche, non pas tant à argumenter contre les Gnostiques (ce qu’il considérait comme une perte de temps), qu’à neutraliser leur influence en approfondissant la compréhension philosophique de ses élèves » (Plotin. Une introduction eaux Erméades,

traduit de l’anglais par Anne CALLET-MOLIN, éd. Universitaires / Cerf Fribourg / Paris, 1992, p.51; cf

(17)

C’est en l’an 26313 que Porphyre, venant de la Grèce et de l’école de Longin d’Athènes14, se joint au groupe romain de Plotin. Porphyre a alors trente ans, et Plotin cinquante-neuf ans. Celui-ci a déjà écrit, entre 253 et 263, vingt et un traités qui circulent sous le manteau. Peut-on parler d’œuvres de jeunesse ? Non, contrairement à l’indication de Porphyre concernant ces écrits plotiniens de la première vague de composition (7/e de Plain § 6, p.9, avec la note n° 1 d’Émile Bréhier). Plotin composera encore d’autres traités jusqu’à sa mort, tous de longueur très inégale.

L’édition de Porphyre divise certains traités afin d’obtenir le nombre cinquante- quatre. Et Porphyre s’en trouve «

joyeux d'une joie toute pythagoricienne d'avoir ainsi trouvé le produit

du nombre parfait six par le nombre parfait neuf

»15. Il assigne les traités aux divers ensembles suivant ce qu’il considère, lui, comme étant leur thème principal. Ainsi VEnnéada I traite de l’être vivant et de la morale, VEnnéada II parle du Cosmos, de la matière ou du monde sensible, VEnnéade III de la Providence, du destin et de la nature, VEnnéada IV concerne la 3e™3 hypostase (l’Âme), VEnnéada V la 20°6 hypostase (!’Intelligence) et VEnnéada VI la lere hypostase (l’Un).

Mais ce regroupement porphyrien devient problématique dans la mesure où un certain nombre de traités abordent une diversité de sujets et ainsi se prêtent difficilement à un classement thématique. Les idées dirigées contre les Gnostiques semblent être arbitrairement dispersées en quatre parties, assignées à quatre ensembles différents : ce sont les Επη. Ill, 8 ; V, 8 ; V, 5 et II, 9. Un regard jeté sur la chronologie des numéros trente à trente-trois laisse supposer que ces textes constituaient un seul bloc à l’origine. La même supposition s’applique aux numéros quarante-deux à quarante-quatre et quarante-sept à quarante-huit de la chronologie. Une autre difficulté est liée aux titres

13 C’est la ÎO™6 année du règne de l’empereur Gallien (de 253 à 268) : précision que Porphyre répète deux fois dans Vie de Plotin § 4, pp.4-5.

14 Longin fut un ancien élève d’Ammonius. Voir J.-M. CHARRUE, Plotin, lecteur de Platon, éd. Les Belles Lettres, Paris, 1978, p.22.

15 R ARNOU, « Platonisme des Pères », daris le Dictionnaire de Théologie catholique, t. 12, éd. Letouzey et Ané, Paris, 1935, col. 2275.

(18)

donnés aux traités par l’éditeur dévoué, alors que l’auteur lui-même ne le fait pas. Certains titres pourraient bien être de la main de Porphyre, d’autres usuels dans l’école plotinienne. On sait par ailleurs que Plotin néglige ses notes, ne revoit pas ses écrits et n’a pas beaucoup de souci de l’orthographe (Vie de Platin §§ 4 et 8). Enfin, il faut signaler que le classement de Porphyre semble ignorer le développement de la pensée de Plotin : en témoigne, entre autres, l’étonnante position initiale de ΓΕππ. I, 1, qui est en réalité le traité 53 dans l’ordre chronologique indiqué pourtant par Porphyre lui-même, donc l’avant dernier des neuf traités de la dernière vague de composition des années 268-270. La conclusion que l’on peut tirer de là est que le classement de Porphyre est quelque peu aléatoire, artificiel et parfois trompeur.

Deux questions se posent encore à propos de l’œuvre de Plotin, à savoir : comment aborder les traités des Ennéades et dans quel ordre les lire ? Les nouvelles traductions, accompagnées d’introductions, de commentaires et des notes, en cours ou déjà publiées depuis quelques années par des chercheurs avertis, pourront apporter un regard nouveau, et permettre une lecture de chaque traité pour lui-même et dans l’évolution de la pensée de Plotin. En attendant, Dominic O’Meara nous propose la clef de lecture suivante :

Plotin a formulé son point de vue à la lumière d'une critique des options découvertes dans

l'œuvre de

ses prédécesseurs. (...) En ce qui concerne l'ordre de lecture des traités, si

l'an se

propose de les lire tous, il serait préférable de suivre l'ordre chronologique de leur

composition. Ceci permet de lire les traités divisés dans leur totalité et de voir comment Plotin

reprend et développe des points abordés dans des traités antérieurs16.

Plotin veut contribuer au rétablissement de la pensée grecque païenne dans son intégrité, à l’exemple de son maître alexandrin Ammonios Saccas. André Bord décrit ainsi la situation globale d’où naît et croît l’ambition profonde de Plotin :

L'hellénisme est menacé. De l'intérieur : les disciples de Platon, ceux d'Aristote, les stoïciens,

se livrent des combats stériles qui déprécient la philosophie. De l'extérieur: plusieurs

courants, école juive, gnose, école chrétienne tentent d'absorber les idées grecques. À

vingt-D. O’ MEARA, op. ait., pp. 13-14.

(19)

huit ans. Platin rencontre Ammonius Saccas qui, né de parents chrétiens sans l'être lui-même,

veut rétablir la pensée grecque dans son intégrité17.

Plotin aborde la tradition avec un esprit très critique, assimilant, rejetant, dépassant et il se bat pour sauvegarder l’hellénisme dans son ensemble, voulant le préserver des contrefaçons. Son objectif néanmoins est une mystique tout intérieure, ou encore un mouvement de purification du moi. Plotin professe l’exercice spirituel. C’est par là que l’âme s’aguerrit, se purifie et s’élève à la pensée pure18.

I. 2. - PLOTIN : SOURCES ET INFLUENCE EXERCÉE

Nous trouvons, dans !’introduction de Porphyre19, d’abondants renseignements sur les différentes influences subies par Plotin. L’essentiel du travail philosophique de Plotin, au 3606 siècle de notre ère, est une lecture et une exégèse des Anciens (Παλαιοί). Son lien avec la tradition est fondamental. De fait, depuis le milieu du 4eme siècle avant Jésus-Christ jusqu’à la fin du 16e”12 siècle après Jésus-Christ, la manière de conduire la réflexion philosophique est un travail de commentaire. Les divers penseurs s’efforcent d’élucider ou d’expliciter la vérité cachée dans les écrits des grands Maîtres de l’Antiquité20. Plus tard, un souci analogue déterminera les penseurs de la Renaissance.

17 A. BORD, Plotin et Jean de la croix, éd. Beauchesne, Paris, 1996, pp. 19-20.

18 Voir, pour un intérêt plus général, les deux ouvrages suivants de Pierre HADOT : 1) Exercices spirituels et philosophie antique, éd. Augustiniennes, Paris, 1981 ; deuxième édition revue et augmentée, en 1987 ; 2) Philosophy as a way of life : spiritual exercices from Socrates to Foucault ; edited with an introduction by Arnold I. DAVIDSON ; éd. Blackwell, Oxford (UK) ; Cambridge (USA), 1995.

19 Voir Vie de Plotin, §§ 14 et 21. Mais Plotin se garde à la fois des Gnostiques, ses contemporains, et des dogmes de l’antique Zoroastre (§ 16, p.17) ; il n’est pas certain que Plotin ait subi l’influence de la pensée orientale. Aussi les Stoïciens et davantage les Épicuriens tiennent-ils moins de place chez Plotin, puisqu’ils sont incapables de s’élever aux choses de l’esprit (cf. Enn. V, 9,1). Voir également l’ouvrage collectif : Les Sources de Plotin, Dix exposés et discussions ; Vandoeuvres-Genève, 21-29 août 1957 ; Coll. « Entretiens sur l’Antiquité classique », tome V ; éd. Fondation Hardt, Genève, 1960.

20 Cf. Vie de Plotin, § 14, p. 15 ; J.-M. NARBONNE, Plotin. Les deux matières [Erméade 11, 4 (12)]..., éd. J. Vrin, Paris, 1993, p.13 ; P. HADOT, « Philosophie, exégèse et contre-sens », dans Actes du XVIème Congrès International de Philosophie, tome 1, Vienne, 1968, pp.333-339, repris dans Études de Philosophie, Coll. « L’Âne d’or», éd. Les Belles Lettres, Paris, 1998, pp.3-11 ; A. EON, «La notion plotinienne d’exégèse », dans la Revue internationale de philosophie, 1970, fascicule 2, pp.252-289.

(20)

Ainsi nous pouvons comprendre pourquoi Γ Alexandrin prétend que ses théories ne sont pas nouvelles, qu’elles ne font que développer de vielles doctrines qui «

ont été

énoncées il

y

a longtemps

». Plotin joue le rôle d’un exégète des écrits antiques (Επη. V, 1,8). Son enseignement utilise Anaxagore, Pythagore, Heraclite, Platon, Aristote, les Stoïciens et un certain nombre de commentateurs, surtout ceux du 2e““ siècle. Parmi eux, nous avons Sévérus, Cronius, Numénius, Gaïus, Atticus, Ammonius (des Platoniciens du moyen platonisme), Aspasius, Alexandre d’Aphrodise, Adraste, Moderatus et Thrasylle (des Aristotéliciens). Porphyre écrit : «

Dans sas cours, on lui lisait d'abord des commentaires... Mais

jamais on ne lisait un passage simplement et sans plus ; il y ajoutait des spéculations propres et originales et des

explications dans l'esprit d'Ammomus ; il se pénétrait rapidement du sens des passages lus. et il se levait pour

expliquer brièvement une profonde théorie

» (Vie de ΡΙαϋη, § 14, p.15). Plotin emprunte d’eux beaucoup d’éléments, sans les citer explicitement. En un sens, Plotin est un penseur éclectique.

Les Ennéades donnent peu d’indications sur les sources précises que Plotin utilise au fil de sa rédaction. Commentant et critiquant Anaxagore, Héraclite, Empédocle et même Parménide, Plotin doute de l’exactitude de leur propos et il considère qu’ils n’ont pas déployé toute la logique du raisonnement ; ils ne possédaient pas encore la perfection absolue (Επη. V, 1,8 et 9). Plotin retient d’Anaxagore l’intuition d’un Intellect qui est un être qui sait et ordonne toute chose, et d’Héraclite la nécessité d’échanges entre les contraires. Aristote, que Plotin utilise abondamment, à en croire le témoignage de Porphyre et d’autres études remarquables21, encourt néanmoins des reproches : après avoir bien dit que «

le Premier est séparé et intelligible

» (Επη. V, 1,9), il se contredit tout de

21 Voici ce que dit Porphyre sans ambages : Plotin « fait un emploi fréquent de la Métaphysique

d’Aristote » ( Vie de Plotin, § 14, p.15). À ce propos, Arthur Hilary Armstrong fait remarquer ceci : « Celui qui étudie Plotin sera attentif à cette phrase révélatrice dans la biographie de Porphyre » (L’architecture de l’univers intelligible dans la philosophie de Plotin : une étude analytique et historique, traduction de Josiane AYOUB et Danièle LETOCHA, éd. Université d’Ottawa, Ottawa, 1984, p.28). Pour une vue plus large de l’influence d’Aristote sur Plotin : voir les études suivantes : M de CORTE, Aristote et Plotin, éd. Desclée de Brouwer, Paris, 1935 ; M. de GANDILLAC, « Plotin et la Métaphysique d’Aristote », dans

Études sur la Métaphysique d’Aristote, éd. J. Vrin, Paris, 1979, pp.247-264 ; P. AUBENQUE, « Plotin et Dexippe, exégètes des Catégories d’Aristote », dans Mélanges De Corte, Paris, 1985, pp.7-40 ; et P. HENRY, « Apories de Plotin sur les Catégories d’Aristote », dans Mélanges J. Moreau, II, Paris, 1987, pp. 120-156.

(21)

suite en affirmant que le Premier se pense lui-même, il ne voit pas qu’il lui confère une dualité ou une multiplicité inadéquates à son essence propre. Ce qui est plus grave encore, ajoute Plotin, c’est qu’Aristote réfléchit de la sorte en voulant marquer son écart vis-à-vis de Platon, en parlant des êtres intelligibles autrement que lui (Επη. V, 1,9).

En revanche, parmi les doctrines anciennes, énoncées sans être développées, « le Parmenide de Platon est le plus exact » (Επη. V, 1,8). Aux yeux de Plotin, c’est seulement Platon qui avance vers l’exactitude, vers le mieux, et qui représente un réel progrès par rapport à ses prédécesseurs. Dès lors, la seule lecture qui compte vraiment, c’est celle de Platon et des œuvres authentifiées par lui, plus exactement leur exégèse.

Nous voyons que la prétention initiale de Plotin peut être finalement trompeuse. Car, dans sa reprise critique, Plotin dépasse et rénove ; il veut se faire une vue globale, unitaire, en une problématique originale, des visées spéculatives qui l’ont précédé. Ce souci constant l’établit, pour reprendre une expression de Pierre-José About, comme «

le

métaphysicien exemplaire

»22, capable d’ouvrir de nouvelles pistes qui contraignent toute métaphysique future à faire un choix : se définir comme discours philosophique de l’être (ontologie) ou comme discours philosophique de l’Un (hénologie).

Une analyse attentive des sources de Plotin laisse apparaître que celui-ci a donc un parti pris pour Platon. Le passage de référence est Επη. Y, 1,8, où Platon est placé au premier plan et les autres ne viennent qu’en retrait : «

Nous ne sommes aujourd'hui que les

exégètes de ces vieilles doctrines, dont l'antiquité nous est témoignée par les écrits de Platon ».

L’introduction de Jean-Michel Charrue s’emploie à démontrer «

pourquoi et comment Plotin a

pu détourner ses multiples sources au profit du seul Platon

»23. Plotin utilise davantage la tranche qui

22 P.-J. ABOUT, Plotin et la quête de l’Un; Présentation, choix et traduction des textes, éd. Seghers, Paris, 1973, p.7.

(22)

entoure Platon, considérée comme celle d’hommes supérieurs et divins, parce qu’elle est plus proche de la vérité et qu’elle contient « des doctrines

savantes »24.

L’autorité des Platoniciens vient de la vérité que Plotin découvre chez eux. Par ailleurs, Plotin confronte leurs opinions l’une à l’autre pour faire jaillir l’objectivité, la vérité originaire, qui est le lieu des idées, l’ensemble des intelligibles, ou en un mot le monde intelligible. Un des éléments caractéristiques de la philosophie de Platon est la pratique de la dialectique : ce « plus pur da !'intelligence » se rapporte à l’être et à l’au-delà de l’être, ne connaît que par accident l’erreur et décèle l’erreur par la vérité qui est en elle (Enn. I, 3,5).

L’éclectisme de Plotin se fond entièrement, peut-on dire, dans son platonisme. Mais cette attitude n’exclut pas l’épreuve d’embarras (apories). Comme Platon ou les Platoniciens, Plotin est un philosophe qui pose et se pose des questions ; comme eux, il n’a pas toujours des solutions définitives et uniques. Ses questions sont souvent des questions platoniciennes. Sa lecture de Platon, comme l’a bien vu Jean-Michel Charrue, n’est pas dogmatique, mais heuristique : « Comment est-ce

possible

? C'est ce

qu'il

nous

a laissé

à

chercher et

à

trouver, si nous voulons mériter notre nom de platoniciens »25.

Après cette réflexion sur les sources de Plotin, évoquant une tradition authentifiée par Platon, il nous reste à considérer les influences qu’a pu exercer la pensée de Plotin

24 Enn. Π, 9,6. D’où cette recommandation de Plotin : « Ne dénigrons pas ces hommes divins ; recevons leurs idées avec bienveillance, puisqu’ils sont anciens ; prenons-leur ce qu’ils disent de bien..., qu’ils trouvent chez Platon ». Pour Plotin lui-même, dans son dernier traité de YEnnéade V, les Platoniciens sont cette « troisième race d’hommes, hommes divins par la supériorité de leur pouvoir et la pénétration de leur vue ; ils voient d’un regard perçant la lumière éclatante d’en haut ; ils s’y élèvent, au-dessus des nuages et des ténèbres d’ici-bas ; ils y séjournent en regardant de haut toutes les choses d’ici-bas : ils se plaisent en cette région de vérité qui est la leur, comme des hommes, revenus d’une longue course errante, se plaisent dans une patrie bien gouvernée » (Enn. V, 9,1). Et, en particulier, à propos de Platon lui-même, Plotin écrit dans le contexte de sa réflexion sur la descente de l’âme dans le corps : «... le divin Platon qui a dit sur l’âme beaucoup de belles choses; en plusieurs endroits de ses traités il a parlé de sa venue en ce monde, et nous avons l’espoir d’en tirer quelque chose de clair » (Enn. IV, 8,1).

25 Enn. V, 8,4. Voir également l’importance méthodologique que Plotin tend à accorder aux questions stimulantes de ses élèves, surtout de Porphyre, dans Vie de Plotin, § 13, p.15. Cf. J.-M. CHARRUE, op. cit., p.29.

(23)

sur la postérité. En philosophie, le néoplatonisme s’origine en Plotin. En spiritualité et en théologie, les Pères de l’Église et les auteurs chrétiens

tireront

de la pensée plotinienne d’importants éléments pour l’articulation du donné révélé et de l’expérience religieuse. Ce sont les méandres de ces deux pistes qu’il faut suivre pour mesurer la richesse et l’importance de l’Alexandrin.

Le néoplatonisme surgit quand Plotin trouve ou croit trouver le secret du platonisme dans la seconde partie du Parménide de Platon, interprétée d’une façon originale en lien notamment avec des passages de la République et du Philèbe. Cet ensemble platonicien est appréhendé comme une révélation, comme des textes sacrés. Plotin y découvre la substance de sa doctrine de l’Un, identique au Bien absolu, conçu comme le Premier principe, simple et transcendant, séparé et supérieur aux intelligibles. Tout le néoplatonisme dit « orthodoxe » trouve là ses assises, s’exerçant à son tour sur ces textes fondateurs de Platon. N’est strictement penseur néoplatonicien que celui qui retient l’intuition fondamentale : reconnaître comme unique source d’une procession universelle un Principe absolument ineffable, nommé l’Un-Bien ; et, en outre, admettre à l’origine de toute pensée une sorte de coïncidence mystique, tout aussi inexprimable, avec ce centre universel. L’effort philosophique est de rejoindre dialectiquement cette racine ou cette fontaine intarissable de l’âme.

Le néoplatonisme domine la pensée de l’Antiquité tardive du 3*™ au 6“™° siècle de notre ère. Il se réclame de Platon, se tourne résolument vers celui-ci, comme vers un maître universel, dont l’enseignement est éternellement actuel et capable d’éclairer les problèmes toujours nouveaux et complexes. La fin du néoplatonisme coïncide avec la fermeture de l’École philosophique d’Athènes par l’empereur Justinien, en 529. Dernière phase de la philosophie antique, le néoplatonisme est un ultime effort de rénover la pensée, la cité et les mœurs, en se tenant le plus près possible de la pureté grecque traditionnelle.

(24)

Après Plotin de Lycopolis, le développement du néoplatonisme est l’œuvre, entre autres, de Porphyre, Jamblique, Julien l’Apostat, Plutarque d’Athènes, Syrianus, Proclus Damascius, Hiéroclès et Simplicius. Damascius, élève de Proclus, est le dernier maître de l’École d’Athènes, à sa fermeture en 529. Au 9e“6 siècle, l’irlandais Jean Scot dit Erigène repense les intuitions fondamentales du néoplatonisme. Après lui, ne viendront que des résurgences quelque peu mineures du néoplatonisme : au 14e™6 siècle, avec les mystiques allemands (Maître Eckhart et Tauler), au 16e“0 siècle, avec les Humanistes de la Renaissance (Marsile Ficin et Nicolas de Cues), et au 17e™6 siècle, avec l’École oratorienne (Gibieuf et Thomassin). Il faudra attendre le 20™ siècle, au début duquel Henri Bergson contribue à un vigoureux renouveau des études plotiniennes. Plus près de nous, le Professeur Jean-Marc Narbonne entretient, au sein du cercle des philosophes de l’Université Laval, l’ardente flamme du néoplatonisme par ses recherches, son enseignement de qualité et ses savantes publications.

Il est vrai que l’influence du néoplatonisme est constante dans l’Occident chrétien, comme le montrent notamment Paul Henry, René Amou, Salvatore Lilla, Françoise Joukovsky et Paul Aubin26, avec des sommets aux 4™ siècle, 13™ , 15™ en Italie, et au 16™ siècle en Espagne et en France. Nous pensons à quelques intellectuels, chrétiens ou Pères de l’Église grecs et latins : Marius Victorious, saint Ambroise, saint Augustin, Boèce, Firmicus Maternus, Macrobe, Hilaire de Poitiers, saint Jean de la Croix, Michel de Montaigne et Biaise Pascal. En outre, Eusèbe de Césarée et les trois grands Cappadociens ne peuvent pas être séparés du néoplatonisme des 3™ et 4™ siècle. Cyrille d’Alexandrie utilise la doctrine plotinienne des trois hypostases dans l’articulation de la théologie trinitaire. Le Pseudo-Denys l’Aréopagite doit être en partie rattaché au néoplatonisme de Proclus et de Damascius. Plus tard, nous renseigne André Bord, «

Bergson affirme que de tous les systèmes philosophiques, celui de Plotin avait exercé sur lui une

26 Cf. P. HENRY, Plotin et l’Occident..., Louvain, 1934 ; R. ARNOU, « Platonisme des Pères », dans le

Dictionnaire de laTthéologie catholique, vol. 12, 1935, 2™ partie, col.2294-2392 ; S. LILLA « Platonisme et les Pères », dans le Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, vol. 2 : J - Z ; éd. Cerf Paris, 1970, col. 2047b-2074b ; Fr. JOUKOVSKY, Le regard intérieur : thèmes plotiniens chez quelques écrivains de la renaissance française, éd. Nizet, Paris, 1982 ; P. AUBIN, Plotin et le christianisme, éd. Beauchesne, Paris, 1992.

(25)

grande séduction et il lui consacre deux cours au Collège de France... Jacques et Raïssa Maritain, eux, comme

Augustin, se convertissent apres avoir lu Platin »27.

Dans les limites de ce travail, nous ne faisons qu’aligner simplement des noms sans aucun développement ni aucune illustration. C’est pour rappeler, entre autres, la thèse selon laquelle le platonisme et le néoplatonisme peuvent disposer, préparer et introduire à la foi chrétienne. De fait, il est vrai, ces courants philosophiques ont joué un rôle de propédeutique. Plotin a incarné précisément ce rôle et les chrétiens ont cru trouver chez lui des éléments intéressants qu’André Bord résume en ces termes :

Plotin détourne du matérialisme, du sensualisme, de l'athéisme, de la superstition, du

scepticisme, il affirme la finalité de la liberté destinée au meilleur, l'existence de l'au-delà, ce

n'est pas rien28.

L 3. - LE SYSTÈME MÉTAPHYSIQUE PLOTINIEN

Dans le système plotinien, l’Être vient en second lieu, c’est-à-dire après l’Un. Dès lors, l’hénologie se présente comme un dépassement inouï de l’ontologie grecque classique. L’Un-Bien est au-dessus de l’être lui-même, mais il n’est ni un étant déterminé ni un néant. Cette conception constitue à la fois l’innovation philosophique de Plotin et

« le talon d'Achille du néoplatonisme

»29. Car la thèse d’un au-delà de l’être ou de l’essence, en

27 A. BORD, Plotin et Jean de la Croix, éd. Beauchesne, Paris, 1996, p.38.

28 A. BORD, La vie de Biaise Pascal. Une ascension spirituelle..., éd. Beauchesne, Paris, 2000, p.219. L’essai « Plotin, Montaigne, Pascal » est mis en annexe de l’ouvrage, pp.219-228. Le même auteur, dans son ouvrage précédent déjà cité, Plotin et Jean de la Croix (Paris, 1996), écrit : « On ne peut nier l’originalité du christianisme, on ne peut soutenir qu’il n’a rien emprunté. Les penseurs chrétiens ont d’abord exploité les richesses platoniciennes et aristotéliciennes, mais après le troisième siècle, ils se sont tournés vers la puissante synthèse plotinienne, comme d’ailleurs les juifs et les musulmans. Ils assimilent largement les trésors de cette sagesse, née des plus grands esprits, tout en se démarquant des affirmations contraires à la révélation » (p.36) Et un peu plus loin : « Les formules caractéristiques de Plotin, les uns les ont reçues en le lisant, la plupart de façon indirecte. Il est incontestable que Plotin a beaucoup apporté à la pensée en général, chrétienne en particulier ; on peut même dire pour certains : « Plotin pour disposer au christianisme ». Par un sentiment de reconnaissance qui n’est pas de mise, on attribue parfois à Plotin des pensées chrétiennes qu’il n’a pas » (p.38).

29 J.-M. NARBONNE, La métaphysique de Plotin, suivi de Heidegger-Plotin : Henôsis et Ereignis ; Remarques sur une interprétation heideggerienne de l’Un plotinien ; 2*™ édition revue et augmentée ; éd. J. Vrin, Paris, 2001, p.162. L’auteur pose clairement le problème de l’hénologie, ailleurs, dès les premières pages de son récent livre, Hénologie, ontologie et Ereignis (Plotin - Proclus - Heidegger) (éd. Les Belles

(26)

vérité fondamentale pour Plotin et le néoplatonisme, est pourtant déroutante et d’une radicalité peu commune. L’explication de sa nature n’a pas été simple ni facile : il fallait lutter pour s’arracher aux contresens et aux contestations qu’elle pouvait susciter inévitablement. Il faut reconnaître que la difficulté est grande et qu’elle demeure. En nous appuyant sur les études bien approfondies d’Arthur Hilary Armstrong et de Jean- Marc Narbonne, notamment, nous considérons trois aspects majeurs de la métaphysique de Plotin : la théorie des trois hypostases, le double mouvement de la procession- conversion et le monde corporel.

1.3.1. La théorie des trois hypostases

Le traité Enn. V, 1, - qui est le 10e“6 dans la chronologie des vingt et un premiers écrits de Plotin et qui est sans doute un des plus célèbres et des plus importants de toutes les Énneades-, a pour titre énigmatique : «

Sur les trois hypostases archiques

». Il y est question de trois réalités fondamentales, transcendantes : l’Un (το εν), l’Intelligence (ό νους) et l’Âme (ή ψυχή) du monde (Επη. V, 1,10). Nous remarquons qu’avant lui, chronologiquement, se trouvent quatre traités sur l’Âme (Επη. IV, 7 ; IV, 2 ; IV, 8 ; et IV, 9), un sur l’Intelligence (Enn. V, 9) et deux sur l’Un-Bien (Επη. V, 4 et VI, 9). Ces réalités forment les principes premiers des choses. Elles sont étemelles, divines et inépuisables.

Elles constituent une hiérarchie, des niveaux de la réalité. Dans son essai

L'architecture de l'univers intelligible, dont les trois parties sont ordonnées à l’examen des trois hypostases plotiniennes, Arthur Hilary Armstrong précise qu’il entend, par univers intelligible, l’ensemble de l’ordre cosmique en tant que perceptible à l’esprit et qu’il tente

Lettres, Paris, 2001), pp.15-16 et 21. À la page 16, nous lisons : « Que peut vouloir signifier être au-delà de l’être ? Est-ce que n’est pas dit « être » tout ce qui existe, et si l’Un est de feit au-delà de l’être, que peut-il justement être, si ce n’est le rien, le néant ? Et s’il n’est pas pur néant, c’est donc qu’indubitablement il est d’une certaine manière. Dans ces conditions, pourquoi ne pas l’annoncer d’emblée plutôt que d’emprunter ce curieux et apparemment inutile détour hénologique ? Pourquoi toute cette parade à propos du dépassement de l’être ou du dépassement de l’ontologie, pourquoi cette complication ?»

(27)

« de determiner comment les divers degrés de la hiérarchie de la réalité, selon Plotin, s'articulent entre eux et avec !'ensemble, quelle est leur nature et quelle est leur fonction par rapport à l'ordre universel »30.

Le substantif «

Hypostase

» (ή ύπόστασις), corrélatif du verbe grec ύφιστάναι (placer sous, supporter), signifie : fondation, fondement, soubassement, origine première, source ou cause de la réalité. En philosophie, ce substantif évoque une réalité qui subsiste en elle-même, une production substantielle (ή ύπαρξις). Selon le dictionnaire philosophique « Lalande », le concept ‘hypostase’ se rencontre déjà chez Aristote et chez les Stoïciens, mais sans avoir de sens technique, signifiant simplement dépôt, sédiment.

« Ce mot a été surtout introduit dans la langue technique de la philosophie par PL₪N et par les écrivains

chrétiens de son époque

»31. Mais une étude de Bernard Besnier, consacrée à ce terme, précise davantage :

« Ce sont les Stoïciens

-

et plus vraisemblablement Posidonius que Chrysippe

-

qui ont comme

on l'a dit mis le mot "à la mode", ou plutôt le verbe correspondant huphistânai

»32. Quant à Plotin qui reprend le «

questionnement stoïcien

», comme l’indique Jérôme Laurent, il s’approprie cette notion d’hypostase qui, chez lui, «

correspond le plus souvent au problème du statut métaphysique

d'une réalité

»33 et devient un terme-clé de sa construction métaphysique. Dans Hénalagie,

ontologie Et Ereignis (Platin

-

Proclus

- We/c/eggerJ,

Jean-Marc Narbonne découvre et montre trois

passages des Ennéades (II, 9,1; VI, 2,13 et VI, 6,9) où Plotin oppose ύπόστασις à επίνοια, «

ce dernier terme désignant par opposition à l'existence véritable de !'hypostase, ce qui n'existe

que dans la pensée et n'a aucun fondement extérieur réel »34.

30 A. H. ARMSTRONG, L’architecture de l’univers intelligible dans la philosophie de Plotin : une étude analytique et historique ..., Ottawa, 1984, p.17.

31 A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, vol. I : A-M, 2™" édition « Quadrige », éd. P.U.F., Paris, 1992, p.427.

32 Encyclopédie philosophique universelle, II, 1 : Les notions philosophiques, éd. P.U.F., Paris, 1990, C01.1179 a.

33 J. LAURENT, L’homme et le monde selon Plotin, Coll. « Theoria », ENS Éditions, Fontenay-aux-Roses (France), 1999, p.8. Dans cette même page, Fauteur se réfère au Lexicon plotinianum de J.EL Sleeman et G. Pollet (Leyde, 1980), note que le concept “hypostase” est fréquent dans les Ennéades, représentant 87 occurrences, et stipule que ce concept « n’est nullement réservé aux trois premiers principes; il sert également à parler du bonheur, de la matière, de l’amour, du vide, du temps, de l’air, du nombre, du mouvement ou du hasard » (cf. Respectivement en Enn. I, 4,11; I, 8,15; ΙΠ, 5,2; III, 6,12; IV, 4,15; IV, 5,6; V, 5,4; VI, 6,5 et VI, 8,10).

34 J.-M. NARBONNE, Hénologie, ontologie et Ereignis (Plotin — Proclus - Heidegger), éd. Les Belles Lettres, Paris, 2001, p.31.

(28)

À propos des hypostases transcendantes, Plotin ne compte pas

‘trais’.

La série des hypostases n’est pas une série, elle n’est pas du tout numérique, additionnelle. Si entre les «

trois

» il n’y a pas d’intermédiaire, les «

trais

» ne sont distincts que par Γaltérité, la différence35. En d’autres termes, il n’y a pas de mystique de nombre chez Plotin, comme l’a bien noté René Amou: «

Platin s'est montré très réservé à l'endroit de la mystique numérique, si fort

en faveur avant comme après lui »36.

L’importance et la difficulté de la doctrine sur l’Un, exposée pour l’essentiel dans la sixième Énnéade, tiennent au fait que l’Un est présenté comme étant «

au-delà de l'être »

(επέκεινα όντος,

£/7/7.

V, 1,10) ou «

au-delà de l'essence

» (επέκεινα της ουσίας), identifié avec l’Un négatif de la première hypothèse du Parmenidede Platon (§§ 137a-142a), avec le Bien absolu de la Républiqueplatonicienne VI, 509b et avec l’Un-Bien du Pbilèbe(§ 15a et § 16c). Cette «

merveilleuse transcendance

» (δαιμόνια υπερβολή, comme Glaucon l’appelle en s’exclamant, République 509c) non seulement n’est pas l’essence, mais se pose «

au-delà

de l'essence, la dépassant en majesté et en puissance

» (επέκεινα της ουσίας πρεσβεία και δυνάμει ύπερέχοντος), étant la source ultime de l’existence des Formes (Idées), de la connaissance, des éléments du nombre et de toutes choses.

Dans le système métaphysique de Plotin, l’Un-Bien est le premier Principe suprême, séparé, majestueux et infini. Il est transcendant, et d’une transcendance que Plotin sauvegarde en le concevant comme absolument simple et antérieur par rapport à toute chose. L’Un-Bien est le premier, insiste Plotin, «

parce qu'il n'y a rien de plus simple » (£/7/7.

II, 9,1). Il existe ou subsiste, et cette subsistence (ύπαρξις) précède, fonde et conditionne le fait d’être lui-même37. Le composé, ce qui est formé de parties, dépend et

35 Œ J.-M NARBONNE, Plotin, Les deux matières [Ennéade II, 4 (12)]..., Paris, 1993, pp. 11-45. 36 R. ARNOU, Le désir de Dieu dans la philosophie de Plotin, éd. Félix Alcan, Paris, 1921, p.50 ; cfr. p.66.

37 Ce point rencontre de fortes attaques chez Origène le platonicien, condisciple de Plotin à l’école d’Ammonios Saccas. Pour Origène, comme en témoigne l’œuvre de Proclus, le concept de l’Un est un concept vide ; ce n’est qu’un nom. Sa démonstration développe trois thèses majeures : 1) l’Un est entièrement sans existence ni subsistence, 2) !’intelligence est ce qu’il y a de meilleur, et 3) l’étant absolu et l’Un absolu sont identiques. Cf. J.-M. NARBONNE, La métaphysique de Plotin..., Paris, 2001, p.163, note 1 ; et Hénologie, ontologie et Ereignis..., Paris, 2001, pp.28-40.

Figure

TABLEAU SYNOPTIQUE SUCCINCT DU SIÈCLE DE P LOTI N

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