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Le monde sensible

Dans le document L'intériorité dans l'oeuvre le Plotin (Page 37-42)

I. 3 LE SYSTÈME MÉTAPHYSIQUE PLOTINIEN

1.3.3. Le monde sensible

L’Âme du monde, prise en général, est !’hypostase intermédiaire entre le Noüç et le monde corporel. Mais cette affirmation ne va pas de soi, elle déroute même quand on pense qu’en dehors des hypostases aucune réalité n’est solide ni digne de ce nom. Heinrich Dörrie nous rappelle un point important du platonisme :

Il (un platonicien) dirait qu'au-dessnus de lame, il n'y a rien : il n'y a que la matière sans formes ni qualités, car la matière ne commence à être qu'en recevant la forme et la qualité, ce qui n'est possible que par lame. Lame est donc la raison et la cause de l’existence de tout ce qui est Bien plus : c'est lame qui existe dans l'être particulier dont elle a produit l'existence49.

On peut voir ce qu’est le statut du monde sensible. Il n’a pas de consistance en lui-même. La tradition platonico-péripatéticienne a développé l’idée selon laquelle la matière (ή ύλη) est la base des corps sensibles et qu’elle est absolument dépourvue de forme, de figure, de grandeur et de qualité. Mais elle est disponible, toujours prête à les recevoir en elle. La réflexion plotinienne sur la matière reprend ces vues classiques et affirme !’incompatibilité entre l’être et la matière. La matière est incapable de se combiner avec l’être, ce qui entre en elle n’est pas un être véritable, mais seulement une image. Elle est non-être, fantôme de fantôme, manque total de bien, sans que cela implique une négation de son existence.

Finalement, chez Plotin, la matière est identifiée avec le mal puisque, par elle- même, elle ne participe en aucune manière à l’Un-Bien. La matière, définie comme « mauvaise » pour être dépourvue de qualité et de forme, existe néanmoins nécessairement, éternellement, comme le dernier produit de la procession. L’existence des étants particuliers est un fait indiscutable, mais ils sont privés de toute participation à l’Un (Em. I, 8,7-10 ; II, 4,8 ; III, 6,13 et VI, 9,7). Plus particulièrement dans l’âme humaine, le mal consiste avant tout dans le manque de mesure (ή ύβρις), principale caractéristique de la matière.

49 H. DÖRRIE, « La doctrine de l’âme dans le néoplatonisme de Plotin à Proclus », dans la Revue de théologie et de philosophie, n° 23 (1973-11), p.l 17.

Mais il nous semble que Plotin atténue la portée de la « vilenie » installée au fond de la matière. Il suffit, pour s’en rendre compte, de lire et méditer le long passage suivant de 1’ Επη. IV, 8 :

Car il n'y a rien qui empêche un être d'avoir la part de bonté qu'il est capable de recevoir. Si la nature de la matière est éternelle, il est impossible, puisqu'elle existe, quelle n'ait pas sa part du principe qui fournit le bien à chaque chose, autant quelle est capable de le recevoir ; et si la production de la matière est une suite nécessaire des causes antérieures à elle, elle ne doit non plus dans ce cas être séparée de ce principe, comme si ce principe, qui lui donne, par grâce, l'existence, s'arrêtait par impossibilité d'aller jusqu'à elle. Donc ce qu'il y a de plus beau dans l'être sensible est la manifestation de ce qu'il y a de meilleur dans les êtres intelligibles, de leur puissance et de leur bonté ; tout se tient et pour toujours, réalités intelligibles et réalités sensibles; celles-là existent par elles-mêmes, celles-ci reçoivent éternellement l'existence, en participant aux premières ; et elles imitent autant quelles le peuvent la nature intelligible

(Enn.

IV, 8,6).

Malgré la présence de la matière, l’univers sensible est merveilleux, il imite la nature intelligible, dont il révèle l’excellence. C’est pourquoi Plotin se défie non sans vigueur des Gnostiques qui tendent à mépriser les choses du monde. Plotin en exalte l’ordre, la symétrie et la beauté. La diversité des étants est régie par le logos universel, unique et multiforme. Chaque partie de l’univers sensible collabore avec l’Âme universelle et avec les autres parties (= la sympathie cosmique) pour la vie de l’ensemble ; aucune partie ne peut être isolée de l’ensemble, ni de l’harmonie et de l’équilibre qui y régnent (Επη. II, 9,6 ; IV, 3,8 ; IV, 4,35 et 40 ; IV, 7,3 ; IV, 8,6). En somme, dans de nombreux textes de Plotin, comme le fait remarquer N.-Ch. Banacou- Caragouni, nous retenons ce qui suit :

Une conception optimiste du monde prédomine .... celle qui est impliquée par l'effort de découvrir, dans tout ce qui a lieu dans l'univers, un aspect utile et heureux. Sous cet aspect la descente des âmes leur offre l'occasion de mieux connaître le bien en le comparant avec son contraire et de manifester des puissances qui demeureraient dissimulées et inertes, si les âmes ne descendaient pas dans les corps50.

50 N.-Ch. BANACOU-CARA.GOUNI, « Observations sur la descente des âmes dans les corps chez Plotin », dans Diotima, n° 4 (1976), p. 63. Sur ce point de son analyse, l’auteur renvoie à trois textes : deux de Plotin (Enn. IV, 8, 5 et Enn. IV, 8, 7) et un de J. TROUILLAKD, La procession piotinienne, éd. P.U.F., Paris, 1955, pp. 12, 14 et 31.

Plotin est conduit à considérer les problèmes éthiques, qu’il expose particulièrement dans trois traités, celui sur les vertus et ceux sur le bonheur, qui sont respectivement le deuxième, le quatrième et le cinquième de la première Ennéada. Un apprentissage progressif s’impose : de la simple modération des passions (vertus politiques) à l’apathie (vertus cathartiques) et jusqu’à la contemplation de l’intelligible (vertus contemplatives). Mais ce n’est pas tout : l’Intelligence doit parvenir à la vision de la Source de l’intelligible, c’est-à-dire l’Un-Bien. Car elle aspire à « se mêler » à lui^ et l’union parfaite ou extatique, si elle se réalise, s’accompagne de l’extinction de toute activité noétique (firm. I, 2,6 ; I, 6,7 ; VI, 7,34-35). « Fuir seul vers lui seul » (φυγή προς μόνου μόνον, Επη. VI, 9,11)51 et demeurer en lui, tel est le but ultime à atteindre et, en d’autres termes, le salut dans la philosophie de Plotin, qui est un salut sans aucun médiateur compatissant. « Aie confiance en toi-même.... fixe ton regard et vois » (fi/m. I, 6,9).

CONCLUSION

Ce que nous savons de la vie et de la pensée de Plotin de Lycopolis, nous vient des EnnÉadesque Porphyre de Tyr a éditées en les faisant précéder de la biographie de son maître. Initié à la bonne philosophie par le platonicien alexandrin, Ammonius Saccas, Plotin a pu suivre son propre chemin d’Alexandrie à Rome, où il se fait proche des empereurs Gordien III et Gallien. On a même pensé que Gemina, qui héberge Plotin, serait veuve d’un empereur. À Rome, Plotin s’entoure d’auditeurs et d’enfants sous tutelle. Il est un lecteur assidu de ceux qu’il appelle Παλαιοί, les Anciens, qu’il interprète d’une façon personnelle et qu’il cite souvent de mémoire et donc approximativement. Plotin n’est jamais prisonnier de ses sources ; mais parmi elles, Platon et les commentaires sur lui sont privilégiés et occupent la première place.

Plotin est le fondateur du néoplatonisme, qui a marqué de son empreinte la pensée philosophique elle-même et la pensée chrétienne. Plotin est resté païen, nous osons dire

un ‘ban païen’. On rencontre chez lui des thèmes connexes à la dogmatique chrétienne : l’image de la source, l’oubli possible du père, la dissipation dans le sensible, la nécessité de la purification et du retour en soi-même, le désir de l’au-delà et du contact avec l’Absolu, les formules « lumière née de la lumière »

(

Επη. IV, 3,17) et « l'amour pour le Bien sans mesure »

(

Επη. VI, 7,32), et la notion de « via negationis » pour aborder !’hypostase Un- Bien. Mais Plotin a aussi des thèmes indépendants : l’éternité du monde et de la matière, l’inutilité d’une grâce extérieure dans le processus du salut de l’âme incarnée. En somme, nous retenons positivement, avec Biaise Pascal ou Édouard Krakowski, que le néoplatonisme est plus proche de la foi chrétienne que du paganisme païen et qu’il peut même être une propédeutique au christianisme.

Dans l’ontologie classique, l’Être est le concept fondamental et son analyse est la tâche la plus importante. Mais le système plotinien n’est pas de ce type, il est une hénologie où la théorie des trois hypostases, de la procession et de la conversion constitue le noyau autour duquel gravitent les autres thèmes. Dans !’architecture métaphysique de Plotin, l’Un-Bien « est maintenu à distance »52 de la glèbe ontologique et il est simple, sans relation, !’intelligence est le « vestibule du Bien » (Επη. V, 9,2) et elle est multiple, une composition (ή σύνθεσις) et l’Âme est !’hypostase qui « donne la vie. l'immortalité » à l’univers et à chacun des étants et, perpétuellement, les dirige, les contrôle, les informe et s’exerce sur eux sans être engagée en eux (£/7/7. V, 1,2). Ce sont les richesses de l’Âme qu’il convient d’explorer dans les étapes suivantes de notre recherche.

52 J.-M. NARBONNE, La métaphysique de Plotin, suivi de Heidegger-Plotin : Henôsis et Ereignis, Remarques sur une interprétation heideggerienne de l’Un plotinien, 2e™® édition revue et augmentée, éd. J. Vrin, Paris, 2001, p.164.

CHAPITRE DEUXIÈME

LES RICHESSES INTÉRIEURES DE L’ÂME

Comment l’Âme du monde fonctionne-t-elle ? Ce deuxième chapitre essaie d’explorer la question, en évoquant les malheurs inévitables de l’Âme, ses purifications nécessaires et son terme ultime, c’est-à-dire son aspiration à l’union avec l’Un dans l’extase, à travers l’analyse de quatre points de synthèse : 1) descente de l’âme dans les corps; 2) mémoire et conscience; 3) liberté, volonté et vertu; et 4) amour, beauté et bonheur.

Il s’agit, comme l’a bien dit Émile Bréhier, « de révéler à notre âme, par sa réflexion sor elle-même et sor son origine, ses propres richesses intérieures et sa dignité...; c'est en nous-mêmes que nous

découvrons les trois hypostases qui forment les principes premiers »53. Il s’agit de considérer par une sorte d’inclusion les richesses de l’âme humaine, si s’avère plausible le raisonnement plotinien, rendu par Jean Trouillard, selon lequel nous rencontrons l’enchaînement de tout à tout à chaque degré de l’univers et la présence totale du monde intelligible en chacun de ses points54.

Joseph Moreau consacre le chapitre XIV de son Platin au la glaire de la philasaphie antique au traitement de ce qu’il appelle « les puissances de lame »55. Rose-Marie Mossé-Bastide n’hésite pas à parler de « la richesse du moi », et elle en expose longuement les différents

53 Voir la « Notice » introductive d’Émile BRÉHIER à la S*“® Ennéade, éd. Les Belles Lettres, Paris, 1956, p.7.

54 J. TROUILLARD, La purification plotinienne, éd. P.UT., Paris, 1955, p.13 et p.16.

aspects56, en se laissant guider par les questions suivantes : « D'où vient cette possibilité d'intensification du moi qui lui permet de s'égaler à toute la gamme des êtres, et même de dépasser les êtres vers la mystérieuse unité qui est à leur principe ? D'où vient cette inépuisable richesse de l'intériorité ? »57 Et Pierre Hadot, quant à lui, parlera des « niveaux du moi », discontinus, découverts en tournant notre attention vers Γ intérieur de nous-mêmes, et dont P ensemble et Γ interaction constituent la vie intérieure58.

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