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Des femmes mettent la main à la pâte : pratiques quotidiennes de cuisines populaires à Villa Maria del Triunfo, Lima (Pérou)

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Academic year: 2021

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NOTE TO USERS

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Des femmes mettent la main à la pâte:

pratiques quotidiennes de cuisines populaires à

Villa Maria dei Triunfo, Lima (Pérou)

Isabelle Poulin

Département d'anthropologie McGill University, Montreal

August, 2004

A thesis submitted to McGill University in partial fulfillment of the requirements

ofthe degree of Master of Arts

(4)

1+1

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Résumé/ Abstract ... i

Remerciements ... ii

Introduction ... 1

Q u est-ce qu une CUISIne popu aIre ... .. , , . . l ' ? 1 L'objet de recherche ... 3

Organisation du mémoire ... 3

Chapitre 1. Approches théoriques sur les mouvements sociaux ... 5

Qu'est-ce qu'un mouvement social? ... 6

Les mouvements sociaux de femmes en Amérique latine ... 7

Les cuisines populaires, des besoins pratiques sans intérêts stratégiques ... 7

Les cuisines populaires, un nouveau mouvement social ... 9

La résistance quotidienne ... 12

Culture populaire et pratiques quotidiennes ... 12

La construction d'identités collectives ... 14

Conclusion ... 15

Chapitre 2. Des femmes migrantes s'organisent: l'histoire des cuisines populaires .. 16

Migrations et pueblos j6venes ... 16

L'émergence des cuisines populaires ... 19

La participation des femmes et les programmes d'assistance alimentaire ... 19

La crise économique ... 20

Parcours des cuisines populaires et politiques officielles ... 22

La décennie 80 ... 22

Les années 90 ... 24

La FEMOCCPAALC et ses actions ... 28

Chapitre 3. Méthodologie ... 31

Le terrain à Villa Maria deI Triunfo ... 31

Présentation du district ... 31

Vivre dans un pueblo joven ... 32

Échantillonnage ... 3 3 Portrait de quatre cuisines populaires ... 33

Portrait des femmes interviewées ... 35

Collecte de données ... 37

L'observation participante ... 3 7 L'entrevue semi -dirigée ... 3 8 Analyse et écriture ... 40

Chapitre 4. Pratiques culinaires ... 41

Une journée à la cuisine populaire ... .42

La planification du menu ... 42

Le marché ... 43

La cuisine ... 45

(6)

Le ménage ... 49

Le savoir-faire culinaire ... 50

Habiletés d'organisation ... 50

Cuisiner, un travail sur le corps ... 53

Fonctions des pratiques culinaires ... 54

Nourrir le corps ... 55

... avec goût ... 57

Conclusion ... 63

Chapitre 5. Les relations sociales ... 65

Les cuisinières, pourquoi viennent-elles? ... 65

Les nécessités individuelles ... 66

L'engagement solidaire ... 67

Interactions des cuisinières au quotidien ... 69

Des voisines qui s'entraident.. ... 69

La division hiérarchique du pouvoir ... , ... 72

La participation des cuisinières ... 74

Les bénéficiaires ... 76

Les socias ... '" ... 77

Les casas sociales .... ... 79

La gente de la calle ... 83

Conclusion ... 86

Chapitre 6. Du financement au politique ... 88

Les donations alimentaires de PRONAA ... 88

PRONAA, une bureaucratie ... 90

PRONAA, un système de surveillance ... 91

Suspension des denrées et résistance ... 93

Autres sources de financement ... 94

De la cuisine à la rue ... 96

Les défilés ... 96

Les protestations ... 97

Les réunions et assemblées ... 99

Conclusion ... 101

Conclusion d'une histoire sans faim (ni fin) ... 102

Annexes ... 109

I. Cartes du Pérou et de Lima Il. Portrait des femmes interviewées III. Lexique culinaire espagnol - français IV. Certificat d'éthique Bibliographie ... 116

(7)

Résumé

Ce mémoire explore les pratiques quotidiennes de femmes péruviennes à la cuisine populaire, une organisation d'entraide visant à nourrir les familles à peu de revenu. Chaque jour, les femmes mettent en pratique leur savoir-faire culinaire pour nourrir avec goût malgré des ressources matérielles limitées, échangent des expériences et des conseils, affirment leur autorité vis-à-vis les bénéficiaires et résistent au contrôle gouvernemental à travers le programme national de donations alimentaires. Je démontrerai que c'est au quotidien que les femmes expriment leur résistance, c'est-à-dire qu'elles contestent des rapports de pouvoir de genre, socio-économique et politique, construisent et affirment une identité de femmes fières, actives, qui mettent la main à la pâte. Ce portrait intime et complexe des cuisines populaires et des femmes qui en sont membres se basera sur un terrain ethnographique réalisé à Villa Maria del Triunfo, un district en périphérie de Lima composé de migrants venus en ville dans l'espoir de construire une vie meilleure.

Abstract

This thesis explores everyday practices of Peruvian women at the soup kitchen, a self-help organization that feeds poor families. Every day, women put their culinary knowledge into practice and provide people with good tasting food in spite of limited material resources. In addition, these women share experiences and advice, affirm their authority towards male beneficiaries, and resist to the govemmental control exercised through a national food aid program. 1 will argue that through these everyday practices and social interactions, women express forms of resistance. Concurrently, they are able to contest gender, socio-economic and political domination, and construct an identity of proud, active women. This complex and intimate look at the experiences of women at the soup kitchen will be based on ethnographie fieldwork carried out in Villa Maria del Triunfo, a district on the outskirts of Lima composed largely of migrants who came in town in hop es to construct a better life.

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Remerciements

l'aimerais d'abord remercier ma superviseure, Laurel Bossen, pour sa disponibilité, ses conseils, son enthousiasme et la confiance qu'elle avait en moi pour réaliser ce projet. Merci aux membres de mon comité, Jérôme Rousseau et Kristin Norget, pour leurs commentaires constructifs tout au long du programme de maîtrise. Je remercie également Philip Oxhorn pour m'avoir ouverte à de nouvelles questions et débats dans son séminaire sur les politiques d'Amérique latine. Un merci spécial à Teresa Sheriff, chercheure au Centre Jeunesse de Québec -Institut de recherche universitaire, pour m'avoir offert une première initiation aux cuisines collectives à Québec et avoir partagé avec moi sa connaissance de la région andine. Enfin, merci à Rose Marie Stano pour ses judicieux conseils et son calme, particulièrement durant les folles demandes de bourse.

Je suis très reconnaissante au Conseil de la recherche en SCIences humaines du Canada pour m'avoir offert une bourse pour ma seconde année à la maîtrise, ainsi qu'au Center for Society, Technology, and Development (ST ANDD) et à l'Office Québec-Amériques pour la Jeunesse, qui m'ont tous deux offert de l'aide financière pour le terrain au Pérou.

Merci à tous mes collègues de STANDD et du département d'anthropologie pour l'esprit de support et d'entraide, particulièrement à Manon Lévesque pour avoir révisé ce manuscrit et à Margaret Garrard pour la correction du résumé en anglais. Merci aussi à Annie Jaimes, Pierre Minn, Scott Matter, Stephen Moiko, Karine Bates, Paige MacDogall, Geneviève Dionne, Rémy Rouillard, Maria Eugenia Brockmann, Jason Paiement, Olivier LaRocque, Beatriz Oliver, Hannah Gilbert. J'ai beaucoup appris, tant personnellement qu'intellectuellement, en vous côtoyant.

Cette recherche sur les cuisines populaires a été possible grâce à la collaboration de nombreuses personnes sur le terrain. Je ne pourrais nommer toutes les personnes qui ont fait de ce terrain une expérience unique, qui m'ont accueillie chez elles en me disant «mi casa es tu casa» et m'ont fait sentir chez moi à Lima. Gracias à Seiiora Nancy pour m'avoir présentée à des groupes de cuisines populaires et accueillie chez elle; aux femmes des

comedores populares de Villa Maria deI Triunfo qui ont généreusement accepté ma présence parmi elles; aux dirigeantes de la FEMOCCP AALC; à Liliana, Molvina et aux employés de DESCO; à Jin Fernando del Callao et sa famille.

Par dessus tout, je veux remercier mes parents, Claudette Lauzé et Daniel Poulin, pour leur appui inconditionnel. Merci à mes amis Linda Corriveau, Marie-Hélène Brie, Mireille Fortier et Alban-Aubin Massimba, à ma colocataire Alexandra Genest et spécialement à ma sœur Chantale pour leurs encouragements et compréhension, dans les pires comme dans les meilleurs moments du programme de maîtrise.

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Introduction

À mon arrivée à Lima, j'ai été marquée par les couleurs, les sons, les saveurs et les odeurs de la ville: le trafic des taxis et autobus d'où s'échappe une fumée noire, le centre historique avec ses églises et ses maisons d'architecture espagnole coloniale, les vastes demeures clôturées des quartiers chics qui contrastent avec les petites habitations entassées des quartiers pauvres, les plages bordant l'Océan Pacifique. Le ciel est gris et humide, sans pluie, et il y a des gens partout, dans la rue : les passants, les surveillants patrouilleurs, les cireurs de chaussure, les vendeuses ambulantes de chicha, d' anticuchos ou de picarone/. Avec ses 7 millions d'habitants et 1010 km2, la capitale du Pérou laisse l'impression d'une ville animée aux dimensions démesurées.

C'est en m'éloignant du centre-ville que le paysage le plus impressionnant se présenta à mes yeux: sur un terrain désertique et accidenté de dunes, des milliers et des milliers de maisons de tôle, de natte ou de brique, semblent s'étendre à l'infini. C'est là, dans ces dits pueblos j6venes (villes jeunes), que vivent des millions de personnes, la plupart originaire des Andes, qui ont immigré à Lima dans l'espoir d'y trouver une vie meilleure qu'en province. Établies à Lima à partir de la moitié du XXe siècle, les familles se sont appropriées des terrains en périphérie de la ville, y ont construit leurs propres maisons, ont lutté pour obtenir la reconnaissance légale des terres occupées et l'installation de services et infrastructures. Les pueblos j6venes sont ainsi devenus des espaces reconnus pour la mobilisation politique et l'organisation sociale de ses habitants.

Qu'est-ce qu'une cuisine populaire?

C'est dans ces pueblos j6venes que des femmes formèrent des cuisines populaires en tant que solutions alternatives pour nourrir leur famille. Nées à la fin des années 70 en pleine crise économique, les cuisines populaires, ou comedores populares en espagnol, sont des organisations composées majoritairement de femmes voisines qui se rassemblent pour cuisiner des repas et les distribuer, à bas prix ou gratuitement, aux personnes en situation de précarité économique, la plupart des familles du quartier environnant. Avec la dégradation des conditions économiques et les politiques néolibérales des années 90, les

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cuisines populaires sont devenues des stratégies pennanentes de survie pour une portion de la population dont les revenus ne suffisent pas à combler les besoins alimentaires.

Bien que le mode de fonctionnement diffère d'une cuisine populaire à l'autre, les femmes se rassemblent généralement à deux, trois ou quatre pour cuisiner ensemble le repas du midi : une soupe et un plat principal. En théorie du moins, les membres2 de la cuisine populaire doivent se relayer pour les tâches culinaires. Selon mes observations, chaque cuisine populaire sert de 60 à 90 portions par jour. À 1 sol ou 1,50 soles3 la portion, le repas à la cuisine populaire est moins cher que la plupart des menus servis dans les restaurants (les moins chers sont à 3 ou 4 soles). Cela suppose aussi une économie de temps et d'argent par rapport aux repas cuisinés à la maison. Le bas coût des portions est possible grâce au travail gratuit des cuisinières, qui ne reçoivent pas de salaire pour ce travail, mais peuvent emporter, à la fin de la journée, des repas pour elles et leurs familles. Le bas coût est aussi possible grâce aux subventions alimentaires du gouvernement (riz, huile, fèves, thon en conserve, etc.), dont sont bénéficiaires plusieurs cuisines populaires.

Ces organisations d'entraide n'existent pas qu'au Pérou. Ailleurs dans le monde, des cuisines populaires ou collectives sont apparues, notamment au Canada (1996), en Chine (Chuang, 1991), au Brésil (Cardoso, 1985), au Chili (Dandavati, 1996), aux États-Unis (Glasser, 1988), en Russie (Caldwell, 2004), en plus des mouvements infonnels, non répertoriés, où des femmes en situation de pauvreté cuisinent ensemble pour nourrir leur famille. Mais les cuisines populaires au Pérou représentent une expérience unique, de plus de 20 ans d'histoire, à laquelle il faut s'arrêter. Il y aurait aujourd'hui environ 5000 cuisines populaires à Lima et 10 000 dans l'ensemble du Pérou. Ce mouvement a donc pris une ampleur considérable, tant en nombre qu'en tenne de visibilité publique pour les femmes. En effet, à Lima, les femmes des cuisines populaires se sont rassemblées sous la fonne de centrales et fédérations, des associations qui servent de plates-fonnes à la mobilisation politique et qui jouent le rôle d'intennédiaire avec l'État et d'autres organisations de la société civile.

2 Les membres de la cuisine sont les femmes qui collectent de façon quotidienne des portions pour elles et leur famille. Certaines cuisinent, mais la plupart ne cuisinent pas. Chaque cuisine comprend de 10 à 30 membres, selon les cas.

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L'objet de recherche

Ce mémoire porte sur les cuisines populaires en tant qu'espaces de résistance quotidienne. Je suppose ainsi que les femmes ne font pas que cuisiner pour nourrir les corps et survivre, mais pour exprimer leur résistance: c'est sur le terrain quotidien qu'elles contestent des rapports de pouvoir (de genre, politiques, socio-économiques) et qu'elles créent des nouvelles manières de faire et d'être. Il ne s'agit pas d'une résistance ouverte et révolutionnaire mais subtile, qui s'exprime notamment par des pratiques quotidiennes concrètes (culinaires, politiques, économiques), des inventions et tactiques, des relations sociales.

Un tel objet de recherche se situe dans le cadre d'un renouveau théorique sur les mouvements sociaux. Les modèles traditionnels d'analyse structurelle ont fait place à l'étude des dimensions culturelles et identitaires des mouvements sociaux, mettant l'acteur au centre de l'analyse (Escobar & S.E. Alvarez, 1992b; Touraine, 1984). Ainsi, les études féministes sur les mouvements sociaux de femmes en Amérique latine se sont souvent concentrées sur leur capacité à provoquer des changements sociaux et à influencer les politiques publiques. Les activités quotidiennes et les micro-résistances étaient sous-évaluées ou laissées dans l'ombre.

En m'attardant aux formes moins visibles de transformations sociales, j'ai cherché à savoir à quel point les cuisines populaires forment un mouvement social au quotidien, au sens d'un espace de contestation des rapports de pouvoir, de construction et d'affirmation de soi. Ce mémoire se concentrera donc tant sur les manifestations quotidiennes du contrôle politique et de la domination socio-économique qu'à leurs contestations par des pratiques, des interactions, des discours. Les femmes apparaîtront ici en tant qu'actrices, agentes de transformation et de résistance. C'est en connaissant mieux les manifestations concrètes de l'oppression sociale dans la cuisine populaire et les façons dont les femmes la remettent en question qu'on comprendra mieux les défis et potentiels des cuisines populaires en tant que mouvement social.

Organisation du mémoire

Ce mémoire est divisé en six chapitres. Le premier chapitre présente le cadre théorique dans lequel s'insère cette étude sur les cuisines populaires. Après une brève

(12)

définition des mouvements sociaux, j'y effectuerai une revue de littérature critique sur les approches féministes des mouvements sociaux de femmes en Amérique latine. J'introduirai ensuite l'approche théorique adoptée, qui repose sur les pratiques quotidiennes et la construction d'identités collectives en tant que formes de résistance.

Au chapitre deux, je contextualiserai l'émergence et le développement des cuisines populaires à Lima. Je me concentrerai sur la formation des pueblos j6venes, puis sur 1 'histoire des cuisines populaires en lien avec le contexte socio-économique et les programmes d'assistance alimentaire publics, privés et confessionnels. Je terminerai en présentant la fédération sous laquelle se sont regroupées les cuisines populaires et les enjeux de leur mobilisation politique au cours des dernières années.

Le chapitre trois expose la démarche méthodologique. Je présenterai d'abord le lieu où j'ai réalisé un terrain ethnographique de trois mois: Villa Maria del Triunfo, un

puebla joven de Lima. Je décrirai ensuite le déroulement des observations participantes et entrevues. On trouvera aussi dans ce chapitre un bref portrait des cuisines populaires et des femmes composant l'échantillon d'étude.

Les chapitres quatre, cinq et six, à caractère ethnographique, sont le cœur de ce mémoire. Les pratiques culinaires, les relations sociales et les pratiques économiques et politiques quotidiennes seront décrites et enrichies par des extraits de discours. Chaque chapitre se terminera par une brève analyse qui fera le lien entre les pratiques quotidiennes et les questions de résistance.

Je terminerai le mémoire en rappelant les principales pratiques concrètes et interactions sociales qui m'auront permis de conclure à la résistance quotidienne des cuisinières et à la construction d'une identité de femmes fières, fortes, qui mettent la main à la pâte. Je ferai aussi part des transformations du mouvement des cuisines populaires qui sont en cours, en ouvrant la porte à d'autres questions qui pourront faire l'objet de débats et recherches futures.

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Chapitre 1

Approches théoriques sur les mouvements sociaux

Au cours de la décennie 80, une variété d'actions collectives émergèrent dans l'ensemble de l'Amérique latine, en réponse à la «crise du développement et de la modernité », caractérisée par la dégradation des conditions matérielles d'existence, l'augmentation de l'exclusion sociale et de la violence, une difficile transition démocratique et des tentatives répétées à stabiliser l'économie par l'adoption de politiques néolibérales (Escobar & S.E. Alvarez, 1992b : 1). Les formes actuelles de résistance sont variées et incluent squatters, écologistes, cuisines populaires, groupes féministes, mouvements religieux, groupes de défense des droits humains, luttes paysannes et autochtones, coalitions de gais et lesbiennes. L'entrée en scène de nouveaux acteurs en dehors de la sphère politique traditionnelle, comme les syndicats ou les partis politiques, donna lieu à un renouveau théorique sur les mouvements sociaux. Les modèles traditionnels portant sur les structures de domination, que seuls des schèmes de développement ou des révolutions peuvent bouleverser, ont été remplacés par des théories explorant les nouvelles formes de pouvoir, non liées à l'État et impliquant les acteurs (Escobar & S.E. Alvarez, 1992b : 3).

À Lima, les femmes des secteurs populaires sont apparues comme nouvelles actrices de la scène publique en s'organisant notamment sous la forme de cuisines populaires. Alors que cette forme d'action collective est souvent qualifiée de (nouveau) mouvement social, d'autres n'y voient qu'un mouvement temporaire répondant à des besoins matériels. Afin de mieux comprendre ce débat, je proposerai d'abord une définition générale sur les mouvements sociaux, héritée principalement de Alain Touraine (1984). Je présenterai ensuite une revue critique de deux approches féministes opposées sur les cuisines populaires, soit le modèle qui repose sur la division besoins pratiques/intérêts stratégiques, et la théorie des nouveaux mouvements sociaux. Après avoir signalé les limites de ces approches, je suggérerai que l'étude des cuisines populaires du point de vue des pratiques quotidiennes et des processus de construction identitaire est une avenue prometteuse pour mieux comprendre leurs défis et possibilités en tant que mouvement social.

(14)

J.

Qu'est-ce qu'un mouvement social?

L'étude des mouvements sociaux fait appel à une nouvelle sociologie, qUI abandonne l'idée de société en tant que système et considère l'acteur en tant que sujet conscient de ses actes et de ses conduites de mises en question. Un tel objet d'étude s'inscrit dans le retour de ['acteur dans l'analyse sociologique (Touraine, 1984: 297). Par ailleurs, la catégorie de faits nommés mouvements sociaux ne forme pas un objet empirique, mais est une construction du chercheur (Touraine, 1984 : 142-3). Comme le note Jelin (1990b : 4), les mouvements sociaux ne réfèrent pas à un concept uniforme mais hétérogène, comprenant une variété d'acteurs et d'actions collectives.

Selon Touraine, tout mouvement social naît d'un conflit social, c'est-à-dire qu'il suppose la présence d'acteurs aux intérêts conflictuels (1984 : 152). Pour les premières sociétés modernes et industrielles, le conflit central se résumait en termes économiques ou politiques, alors que le conflit des sociétés postindustrielles d'Amérique du Nord et d'Europe occidentale se présente comme un projet culturel. Plutôt que de s'en tenir à un rôle de consommateurs passifs dans une société où triomphent le marché et les technologies, les acteurs contemporains cherchent à contrôler leur historicité, c'est-à-dire les orientations culturelles (ce qui englobe les aspects économiques, éthiques et intellectuels) que prendra leur société (Touraine, 2000 : 89).

Outre la présence d'un conflit social, Touraine reconnaît aussi le rôle de l'identité dans les mouvements sociaux. L'appel à l'identité serait la première étape de leur formation, pour ensuite faire place à la revendication d'une capacité d'action et de changement (1984: 165-166; 178). Plus qu'un groupe d'intérêt ou outil de pression politique, les mouvements sociaux visent donc une transformation des rapports de pouvoir. Mais cette remise en question des formes de domination sociale ne s'effectue pas nécessairement par la prise du pouvoir de l'État. C'est en s'alliant à des mouvements culturels que les femmes ont pu conquérir une influence et une audience considérable (Touraine 1984: 281).

Bien que Touraine se soit basé sur des exemples tirés d'Europe occidentale et d'Amérique du Nord, Escobar et Alvarez (1992) ont appliqué certains éléments de sa définition des mouvements sociaux en Amérique latine. Ces auteurs ont observé que les mouvements sociaux latino-américains ont confronté les modèles autoritaires et

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hiérarchiques de faire la politique (Escobar & S.E. Alvarez, 1992b : 2). Toutefois, ces mouvements ne se sont pas limités aux activités politiques traditionnelles des partis et institutions étatiques. En s'opposant notamment à la modernité, la rationalité occidentale et le capitalisme, les acteurs exclus des cercles dominants de production symbolique et matérielle ont placé les enjeux culturels, ou la remise en question de l'historicité au sens où l'entend Touraine, au cœur de leurs luttes (Escobar, 1992 : 64-8). Les enjeux des mouvements sociaux latino-américains incluent, par exemple, la redéfinition des identités de genre, des liens à l'environnement, de la politique, des sociabilités, etc. (Escobar, 1992 : 80). En somme, ces acteurs ont ressenti le besoin de : « generate new social practices founded on reciprocity, equality and collective solidarity, individual liberties and collective decisions against external impositions» (Quijano, 1988 in Escobar, 1992: 69). Les mouvements sociaux latino-américains ne visent pas tant la prise de pouvoir de l'État, mais la construction d'une société alternative où diverses identités collectives auront leur place, tant dans l'espace économique que politique, social et culturel (Verdesoto, 1986 in Escobar, 1992 : 80-81).

II.

Les mouvements sociaux de femmes en Amérique latine

Le potentiel des cuisines populaires à former un mouvement social est une question qui fait l'objet de débat. Plusieurs auteures féministes ont pris position en ayant recours à des approches théoriques qui abordent spécifiquement les mouvements de femmes, les distinguant ainsi des autres mouvements sociaux. La littérature sur ce sujet a été particulièrement abondante dans les années 80, alors que le nombre de mouvements sociaux de femmes en Amérique latine connaissait une hausse fulgurante. Cette hausse serait non seulement attribuable à l'appui externe (surtout de l'Église) dans un contexte de crise économique et de transition démocratique, mais aussi à l'influence des mouvements féministes à l'échelle mondiale (Safa, 1990: 356-8).

Les cuisines populaires, des besoins pratiques sans intérêts stratégiques

Face à la diversité des mouvements sociaux de femmes, Maxine Molyneux (1985) a proposé de les distinguer selon qu'ils servent des besoins pratiques ou des intérêts stratégiques. Dans son étude sur les mouvements sociaux de femmes nicaraguayennes,

(16)

Molyneux a observé que les groupes basés sur la satisfaction des besoins immédiats pratiques, par exemple nourrir la famille, renforcent la division sexuelle du travail. Ces

femmes se mobilisent en tant que mères, épouses et gardiennes de la sphère reproductive et ne visent pas un but stratégique, comme l'émancipation des femmes ou l'égalité des sexes. Ce serait le cas des mouvements de femmes des secteurs populaires qui s'organisent en cuisines collectives ou manifestent pour l'obtention de services de base. Au contraire, les groupes définis par des intérêts stratégiques recherchent la

transformation des rapports de genre dans l'ensemble de la société. Ces groupes visent à éliminer la subordination des femmes en promouvant l'abolition de la division sexuelle du travail, l'allègement des corvées domestiques et des soins aux enfants, l'élimination de la violence faite aux femmes et des formes institutionnelles de discrimination. Ce serait notamment le but des femmes des classes sociales moyennes regroupées en groupes féministes.

Ce modèle a inspiré plusieurs chercheures féministes, dont Barrig (1989), qui a eu recours à la division stratégique / pratique pour évaluer le potentiel des mouvements sociaux de femmes à Lima de générer des transformations sociales globales. Selon l'auteure, les cuisines populaires ne construiraient pas une image différente de la femme parce que leurs objectifs se limitent à l'exécution de tâches reproductives, traditionnellement féminines (Barrig, 1989 : 139). Les activités demeureraient de nature domestique, non visible, et leur appel au pouvoir politique serait faible, voire absent (Barrig, 1989 : 115). De même, Roberts est d'avis que les cuisines populaires se concentrent sur des besoins immédiats plutôt que stratégiques, étant tournées vers des tactiques de survie orientées localement, en réponse à la précarité économique (1998 245).

Selon Barrig, la quête d'autonomie des mouvements de femmes, qUI se développent en marge des autres organisations de quartier ou institutions politiques traditionnelles, risque de les conduire à l'isolement. Exclus du pouvoir politique, ces mouvements tendent à générer des effets à court terme (1989 : 119). Ces espaces de résistance culturelle restent fragiles s'ils ne gagnent pas le contrôle d'institutions et l'accès au centre de pouvoir (Barrig, 1989 : 123). Par ailleurs, l'autonomie des organisations d'aide alimentaire ne se situe qu'à un niveau politique et organisationnel.

(17)

Sur le plan économique, elles dépendent des institutions gouvernementales et de charité privée qui leur fournissent des donations d'aliments. Ces organisations reposent donc sur des solutions temporaires, souvent accompagnées de clientélisme, et n'ont pas évolué jusqu'à questionner le rôle de redistribution de l'État (Barrig, 1989 : 136).

Suivant cette position, les cuisines populaires ne sont pas tout à fait des mouvements sociaux, car, comme le résument Chueca et al. (1989 : 42 ma traduction),

« [Les cuisines populaires] n'ont pas d'influence majeure sur le changement social car elles ne sont pas articulées à un projet politique alternatif, incluant celui de genre. »

Autrement dit, elles ne remettent pas en question les formes de domination sociale de genre ou de classe et visent plutôt la satisfaction immédiate et à petite échelle de besoins pratiques.

Les cuisines populaires, un nouveau mouvement social

Ce point de vue plutôt pessimiste a été critiqué par d'autres auteurs, pour lesquels les cuisines populaires visent à la fois des besoins concrets et des intérêts stratégiques. Par le simple fait de cuisiner à l'extérieur de la maison, les femmes brisent les routines domestiques, rendent visible la division sexuelle du travail et remettent en question l'image dominante de la femme-gardienne des sphères privées et domestiques. La sphère privée devient ainsi publique (Stephen, 1997 : 271). Le concept de nouveau mouvement

social réfère notamment à la création d'une nouvelle identité féminine, d'une nouvelle sociabilité, de nouvelles formes de politique (Escobar & S.E. Alvarez, 1992b : 2).

Selon Guzman (1990 : 7-8), Foweraker (1995 : 55), Tocon Armas (1999 : 50) et Santisteban (1985 : 217), pour ne mentionner que ceux-là, les femmes des secteurs populaires qui se rassemblent échappent ainsi à leur isolement et forment des amitiés qui leur permettent de se sentir appréciées, valorisées. Dans cet espace de sociabilité, les femmes peuvent partager leurs problèmes personnels, échanger des conseils, développer des habiletés à parler et à donner leur opinion. C'est en se rassemblant qu'elles développent une conscience de l'oppression de genre et une conscience du droit à l'égalité (Chueca & et al., 1989 : 34; Grandon G., 1987 : 20-1). Solidaires et plus confiantes en elles-mêmes, les femmes confrontèrent les hommes qui, d'abord réticents à laisser leur épouse cuisiner collectivement, ont progressivement accepté le déplacement

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de cette activité vers la sphère publique. Cela a ouvert la porte à des changements progressifs quant aux rapports de genre et à la division sexuelle du travail (Fréchette 1997 : 16).

Les femmes des cuisines populaires ne questionnèrent pas seulement les rapports de pouvoir à l'intérieur de la maison, mais aussi à l'extérieur. Conscientes que le manque de services publics, la hausse des prix à la consommation et le manque d'emploi les affectaient personnellement, les femmes confrontèrent le pouvoir politique institutionnel pour exiger de meilleurs services (santé, alimentation, éducation, etc.), tant à l'échelle locale que nationale (Jelin, 1990a : 187-8). Les cuisinières devenues leaders formèrent des coalitions où elles développèrent de nouvelles formes de politique, différentes des organisations politiques traditionnelles et axées sur la démocratie (Blondet, 1985). Nombreuses sont celles qui concluent à une nouvelle identité de genre, née de la participation accrue des femmes dans la sphère politique (Blondet, 1985; Jelin, 1990a; Rodriguez, 1994; Safa, 1990).

Si plusieurs chercheures féministes sur les nouveaux mouvements SOCIaux ont conclu peut-être un peu trop vite à l'empowerment généralisé des femmes4

et à la transformation des rapports de pouvoirS, elles ont tout de même démontré que l'engagement des femmes dans les cuisines populaires est une forme de féminisme populaire (Stephen, 1997 : 12), où se mêlent intérêts pratiques et stratégiques. Cela

suggère l'abandon du modèle de Molyneux, car il repose sur des divisions public/privé floues, qui valorisent les classes sociales moyennes au détriment des classes populaires. C'est le biais que prend Safa (1990 : 358), par exemple, lorsqu'elle affirme que ce sont les femmes des classes sociales moyennes qui ont senti le plus cruellement leur exclusion

4 Toutes les femmes participant aux cuisines populaires ne sont pas leaders et ne sont pas nécessairement

valorisées par ce travail, qui peut être au contraire considéré comme une corvée et prolonger lajoumée de travail (Barrig, 1989: 140; Foweraker, 1995 : 56). Ces auteures avaient aussi oublié qu'il existe des conduites moins favorables au développement de l'identité collective et personnelle, comme la jalousie, l'envie, la compétition, l'égoïsme, la passivité, l'insécurité et la dévalorisation. Ainsi, l'attitude autoritaire de certaines dirigeantes, accompagnée de l'attitude passive des autres femmes, laisse entrevoir des relations verticales, le manque de démocratie et d'égalité (Santisteban, 1985: 217).

5 Face à trop d'optimisme, on pourrait poursuivre le débat en se demandant si les cuisines populaires ne sont pas le résultat de la domestication de l'espace public, plutôt que la politisation de l'espace privé. L'État a en effet pris avantage du travail des femmes pour prendre en charge les exclus de la société et ce faisant, un phénomène structurel qu'est le manque de services de base s'est domestiqué, une expression de Boulianne (2001) qui a observé ce phénomène à Québec, avec les jardins communautaires. La domestication de la sphère publique est d'autant plus évidente que la distribution de nourriture par les cuisines populaires est considérée comme un service (Barrig, 1989 : 136).

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de la sphère publique et auraient stimulé les femmes pauvres à remettre en question leur rôle traditionnel. Un tel point de vue assume à tort que celles-ci ont pour seules préoccupations leur survie quotidienne, et laisse de côté la façon dont ces femmes négocient des rapports de pouvoir.

La faiblesse de plusieurs études sur les mouvements SOCIaux de femmes des secteurs populaires tient aussi à ce qu'elles reposent sur des catégories marxistes production/reproduction et valorisent les activités considérées productives au détriment des activités dites reproductives (Lind, 1992). Barrig (1989), par exemple, assume que le rôle de reproduction est inférieur et une preuve de domination. D'autres auteures, comme Blondet (1985; 1995), même si elles reconnaissent que les mouvements sociaux populaires visent des intérêts à la fois pratiques et stratégiques, valorisent davantage les activités que les femmes réalisent en dehors de la cuisine, c'est-à-dire les protestations publiques ou les activités à caractère politique des leaders. L'activité quotidienne principale de la majorité des femmes participant aux cuisines populaires - faire la cuisine-est regardée comme étant moins importante que leur engagement politique. Les auteures féministes ne reconnaissent souvent pas la valeur des activités dites reproductives et la fierté que les femmes peuvent prendre à jouer ce rôle essentiel. Pourtant, les activités quotidiennes sont, pour reprendre les mots de Jelin (1990a : 185), une forme de production, voire une forme de pouvoir féminin, répondant à une logique différente du pouvoir politique institutionnel masculin.

Ce parti pris de plusieurs études féministes pour les activités de nature politique des mouvements sociaux de femmes les a conduit à se concentrer sur les changements sociaux visibles, à grande échelle et à long terme, au détriment des résistances du quotidien, objet des activités dites reproductives. Même si elles abordent la transformation des rapports de pouvoir de genre dans le quotidien, les auteures féministes laissent souvent inexpliquée la façon dont ils sont contestés, concrètement. Fréchette (1997), par exemple, considère la cuisine populaire comme un monde idéal, sans considérer que c'est aussi là que se manifestent quotidiennement des rapports de pouvoir, que ce soit dans les contraintes matérielles ou les attitudes d'autorité et d'exclusion parmi les femmes. De même, les approches sur les nouveaux mouvements sociaux concluent souvent à de nouvelles identités, sans expliquer comment elles sont construites au

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quotidien. Tout en reconnaissant la valeur des arguments apportés par les deux approches décrites précédemment, je vais maintenant examiner comment l'étude du quotidien peut être étendue et prise comme objet d'investigation principale.

III.

La résistance quotidienne

La dernière section de ce chapitre présente l'approche théorique adoptée pour ce mémoire. En m'inspirant notamment de Escobar et Alvarez (1992), je verrai comment les cuisines populaires peuvent être des espaces de résistance lorsque étudiées du point de vue des pratiques quotidiennes et des constructions identitaires.

Culture populaire et pratiques quotidiennes

Comme le note Escobar (1992 : 70), la vie quotidienne des mouvements sociaux a été rendue invisible ou secondaire par les sciences sociales conventionnelles, qui ont étudié les aspects structuraux et visibles de la contestation. Pourtant, le mouvement social est situé à l'intersection de la vie quotidienne et des processus macros de domination sociale (Escobar 1992 : 71). Si des changements sociaux ont des effets sur la vie quotidienne, c'est aussi sur ce terrain que la culture est mise en pratique, contestée, reproduite, recréée. Autrement dit, c'est là que se négocient et se transforment des manières de faire, de voir le monde, d'organiser la société. C'est donc dans le quotidien qu'il faut trouver le sens aux luttes sociales (Escobar 1992 : 71).

Selon Escobar, les théories contemporaines sur la culture populaire, qui portent sur la capacité des sujets en situation de subordination de construire le monde dans lequel ils vivent, peuvent contribuer à mieux comprendre comment la culture des mouvements sociaux transforme les rapports de pouvoir (1992 : 69). Michel de Certeau, par exemple, a examiné la culture populaire du point de vue des pratiques de la vie quotidienne: parler, lire, marcher, habiter, cuisiner, etc. (1980 : 21-2). Celles-ci fonctionnent sous le mode de tactiques, définies en tant que ruses trouvées sur le terrain quotidien pour manipuler les connaissances et symboles imposés, à des moments opportuns (de Certeau, 1980 : 21). En bricolant ainsi différents éléments, le sujet ordinaire invente son quotidien et impose ses propres significations sur l'ordre socio-économique, contre les stratégies de domination sociale (ou le système de surveillance et de discipline, décrit par Michel Foucault, 1975).

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Les pratiques quotidiennes, ces «ingéniosités du faible pour tirer parti du fort» (de Certeau, 1980 : 19), représentent donc à la fois une fonne de créativité ou d'inventivité « artisanale» (de Certeau, 1980 : 20) et de politique. Au chapitre 4, je décrirai particulièrement les pratiques culinaires qui, en combinant différents éléments hétérogènes (le goût des uns et des autres, les coûts du marché, les temps de préparation et de cuisson, etc.), font appel à une série de tactiques.

L'approche de la culture populaire, telle qu'adoptée par De Certeau, peut avoir des applications pour les mouvements sociaux d'Amérique latine où il y a, sans doute, réemploi collectif des pratiques quotidiennes et résistance. Il ne s'agit pas d'une résistance ouverte mais quotidienne, silencieuse. C'est de cette résistance à laquelle fait référence Scott (1990) lorsqu'il parle de la façon dont des groupes subordonnés utilisent la culture populaire (chansons, contes, danses, blagues, rituels, etc.) pour exprimer des vues dissonantes (1990: 160), ou des fonnes voilées de contestation comme les munnures et rumeurs (1990 : 140-54). Il s'agit donc d'une «résistance sémiotique », qui naît du «desire of the subordinate to exert control over the meanings of their lives, a control that is typically denied to them in the material social conditions. » (Fiske 1989 in Escobar 1992: 75). Cette résistance à la fois culturelle et politique s'étudie dans le quotidien, car c'est là que les acteurs contestent et négocient les intérêts de la culture dominante et qu'ils se définissent un style propre (Escobar 1992 : 75).

Selon Alvarez & al., la résistance culturelle des mouvements sociaux est nécessairement politique, au sens où elle est utilisée afin de modifier les rapports de pouvoir social (1998 : 6-7), en plus de susciter des transfonnations sur la culture politique, c'est-à-dire sur ce qui est considéré comme politique (1998 : 8). Ce potentiel politique des mouvements sociaux laisse croire que la résistance culturelle peut conduire à une fonne plus visible d'action politique sur le plan macro-social. D'ailleurs, il existe certains exemples de micro-résistances qui ont persisté et ont été transfonnées en protestations, puis en propositions et en pouvoir alternatif. Selon Bennett et Hellmann (1992 in Escobar & Alvarez, 1992: 327) par exemple, les mouvements urbains contemporains du Mexique ont remis en question le rôle et les pratiques de l'État mexicain et du parti dominant. Ce passage de la résistance quotidienne aux projets de

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transfonnation sociale ne suit pas une progression linéaire, mais est cyclique et dépend notamment des conditions environnantes (Escobar & S.E. Alvarez, 1992a : 324).

La construction d'identités collectives

La construction d'une identité collective est au cœur de la fonnation des mouvements sociaux, car c'est autour de cette identité que se mobilisent les acteurs. Ce qu'un auteur comme Touraine avait oublié par contre, c'est que l'identité collective n'est pas un fait acquis mais une construction (Stephen, 1997: 276). L'apparence d'unité du mouvement social de femmes ne signifie pas nécessairement qu'il y ait homogénéité d'expérience, d'interprétation ou d'identités personnelles, car les femmes appartiennent à diverses classes sociales, religions, ethnicités, etc. Cela veut plutôt dire qu'elles se sont entendues pour construire un argument commun autour de conditions partagées, soit les formes inégales du pouvoir (Stephen, 1997 : 279).

L'identité collective se construit à la fois par des interactions sociales internes -celles propres au quotidien, comme entre les membres du mouvement et ses utilisateurs (Escobar, 1992 : 73) - et des interactions externes, c'est-à-dire avec d'autres forces sociales et avec les institutions étatiques ou non gouvernementales, partis politiques, Église catholique et autres institutions religieuses (Escobar & S.E. Alvarez, 1992a: 321). Au sein de chaque mouvement social se met en place un processus de négociation des différences (Stephen, 1997: 276) ou, pour reprendre l'expression de Laclau et Mouffe telle qu'utilisée par Escobar (1992: 78-79), «l'articulation de sens ». Le réseau de femmes ou d'autochtones dans l'ensemble du continent représente un exemple de politiques d'articulation à l'œuvre (Escobar, 1992: 80).

La construction d'une identité collective représente une fonne de résistance, car il s'agit d'une force mobilisatrice. En se mobilisant autour d'une identité collective, les femmes gagnent de la force en nombre et peuvent ainsi plus efficacement fonner une lutte contre les formes de domination sociale (Lind, 1992: 139). C'est en se mobilisant que les femmes peuvent aussi contester des rapports de pouvoir et définir une identité propre, tant collective que personnelle. Elles démontrent ainsi leur capacité à questionner le rôle traditionnel, à transfonner et créer des identités sociales, et non seulement à les reproduire (Jelin, 1990b: 8). Le quotidien, par le biais des relations sociales et négociations des

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différences, apparaît donc comme un lieu privilégié pour étudier la construction des identités et leurs transformations.

Conclusion

L'approche théorique adoptée pour cette étude des cuisines populaires de Lima fait appel à un nouveau type de microsociologie et d'ethnographie de résistance populaire (Escobar, 1992: 77). Une telle approche a d'ailleurs été brillamment appliquée

par Ruth Behar (1990). Son récit de vie d'une femme pauvre mexicaine démontre qu'il y

a d'autres façons de voir les femmes latino-américaines que celles véhiculés par les discours académiques et de développement (mères, travailleuses, victimes, etc.): «It suggests that, if looked at from a cultural perspective, Latin American women can emerge as thinkers, cosmologists, creators of worlds» (Behar, 1990: 230). C'est dans cette perspective que se situe ce mémoire. Il s'agira de rendre compte de l'expérience subjective des femmes au quotidien, de les considérer comme étant non seulement engagées dans la satisfaction de besoins matériels, mais dans la construction d'identité et la contestation de rapports de pouvoir.

Afin de connaître si la résistance quotidienne conduit à des formes plus visibles de contestation, à la redistribution du pouvoir ou à un projet de culture politique alternative (Escobar, 1992 : 77), les pratiques quotidiennes devraient toutefois être liées à l'étude des processus plus larges du développement, du patriarcat, du capital et de l'État (Escobar, 1992: 82). Bien que la relation des cuisines populaires avec le contexte socio-économique soit mise en évidence au chapitre suivant, ce ne sera pas le principal objet d'étude. Malgré ces limites du cadre théorique adopté, son application permettra de connaître les forces et défis de la résistance culturelle et de mieux comprendre en quoi, sur le terrain quotidien au moins, les cuisines populaires forment un mouvement social.

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Chapitre 2

Desfemmes migrantes s'organisent:

l'histoire des cuisines populaires

Je retracerai maintenant le chemin qui a conduit les femmes migrantes des quartiers populaires de Lima à s'organiser en cuisines populaires. Je présenterai d'abord le lieu où ces groupes d'entraide se sont formés, dans ces pueblos j6venes en périphérie

de Lima, l'histoire de leur formation et développement sous l'effet des mouvements migratoires. Puis, je présenterai les conditions qui ont donné lieu à la formation des cuisines populaires vers la fin des années 70, soit la multiplication des programmes d'assistance alimentaire, parallèlement à la détérioration des conditions socio-économiques. Je verrai ensuite que leur développement a été appuyé par différentes politiques publiques, souvent de type clientéliste, jusqu'à l'époque actuelle.

La dernière section de ce chapitre portera sur le regroupement des CUIsmes populaires au sein de la FEMOCCP AALC6 et leurs actions politiques, souvent vouées à dénoncer les tentatives de cooptation et manipulation politique. Comme le rappelle Blondet (1990), cette histoire des cuisines populaires, c'est aussi l'histoire de la construction d'une nouvelle identité chez les femmes, qui sont passées de paysannes à migrantes, puis à protagonistes sur la scène sociale.

1. Migrations et

pueblos jovenes

Tu sais bien pour quelles raisons ils ont fui la « sierra ». Là-bas, l'espoir n'existe pas; à Lima,

d'affamés ils deviennent manœuvres, de manœuvres, ouvriers; de parias propriétaires d'une cabane menacée par la police, et de propriétaires d'une cabane patrons d'une maison en briques construite la nuit sur cinquante ou cent mètres carrés, parfois sur deux cents. Ces quartiers empestent l'excrément humain, la pourriture; maintenant, avec la lente prospérité de leurs habitants et l'importance électorale qu'ils ont atteinte, on les nettoie. Certains habitants ont déjà la lumière et l'eau. D'autres meurent de soif, de faim et de puanteur; mais ils attendent en

exerçant n'importe quel métier, car ils savent qu'ils arriveront à s'élever. Dans la « sierra », on ne

leur offre que l'esclavage, le fouet des majordomes et, en outre, la faim, sans ciel, sans horizon.

- Jose Maria ARGUEDAS, « Todas las sangres » (in Deler, 1974: 91)..

L'histoire des cuisinières et bénéficiaires des cuisines populaires - habitants des

pueblos j6venes - commence dès la moitié du XXe siècle. Fuyant la crise qui frappait la

6 Federacion de mujeres organizadas en centrales de comedores populares autogestionarios y afines de

Lima y Callao, en espagnol. En français: Fédération des femmes organisées en centrales de cuisines

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société agraire péruvienne, des milliers de paysans s'installèrent à Lima7

• Probablement attirés par l'industrialisation et la concentration de services publics à Lima, notamment dans les domaines scolaires et médicaux, les migrants espéraient y trouver un travail rémunéré et accéder à une meilleure position sociale (Boggio Carrillo, 1993: 69; Deler, 1974: 29-31; Dietz, 1976: 19-21; Lloyd, 1980: 2).

Combinés à l'accroissement naturel de la population, ces puissants mouvements migratoires provoquèrent une croissance démographique accélérée à Lima. D'une population de 590 000 habitants en 1940 (Dietz, 1998: 64), Lima atteignait les 7,4 millions d'habitants en 2000 (Microsoft Corporation, 1997-2004 in Microsoft® Encarta® Online Encyclopedia). Le rythme le plus accéléré de croissance démographique se manifesta entre 1960 et 1968 : de 1 500 000, la population passa à 3 000 000 d'habitants (Boggio Carrillo, 1993: 72). La croissance démographique étant supérieure au nombre d'emplois disponibles, plusieurs migrants restèrent sans travail. Ne disposant pas des moyens financiers pour louer un logement construit selon des standards de classe moyenne et incapables de se loger dans les taudis surpeuplés du centre-ville, les migrants se regroupèrent et organisèrent des invasions nocturnes sur des terrains privés ou gouvernementaux (Lloyd, 1980: 36). Ils occupèrent des espaces qui s'éloignaient de plus en plus du noyau central et qui avaient été jusque-là considérés comme impropres à la construction, comme les pentes raides des collines, le lit du fleuve Rimac et les glacis désertiques (De1er, 1974: 93-6).

D'origines illégales, ces barriadas (une déformation du mot barrio, qui signifie quartier) ont ensuite été reconnues par les gouvernements successifs, qui convoitaient l'appui politique de leur population croissante. Par exemple, le général Juan Velasco Alvarado, propulsé au pouvoir par un coup d'état en 1968, réprima d'abord sévèrement les nouvelles invasions de terrain, comme celle de Pamplona en mai 1971. Mais face à la crise du logement et au besoin d'élargir son support populaire, le gouvernement changea radicalement sa politique. Le nom de barriadas fut substitué pour pueblos j6venes et le gouvernement céda aux migrants une zone périphérique et très aride au sud de Lima. Velasco y multiplia ses visites, fit installer l'eau et l'électricité ainsi qu'un service express

7 Selon une étude réalisée en 1970-1971, la sierra constitue le principal foyer d'émigration en fournissant 66% des migrants, alors que 31 % sont de la côte (excluant Lima métropolitain) et 4% de la jungle amazonienne (Dietz, 1976: 10).

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d'autobus. Ce pueblo joven, appelé Villa el Salvador, prit rapidement de l'expansion et devint la première ville autogérée.

Si la crise économique de la décennie 80 mit un frein à la crOIssance démographique explosive de Lima (Dietz, 1998: 75), les pueblos j6venes existants continuèrent à prendre de l'expansion face au sous-emploi qui affectait près de 50% de la population (Boggio Carrillo, 1993: 78). On assista à un phénomène de migration du centre-ville, où il y a une concentration de vieux petits logements, vers les périphéries, où il y a plus d'espace et la possibilité de posséder son propre terrain (Dietz, 1998 89-90). Certains paysans, fuyant la violence terroriste de la guérilla Sentier Lumineux dans les milieux ruraux, s'y installèrent aussi (Blondet, 1995: 257). Ainsi, la population des districts comme Villa Maria deI Triunfo, Comas, Independencia et San Juan de Miraflores doubla ou même tripla entre 1960 et 1990 (Dietz, 1998: 70).

L'arrivée massive des migrants transforma le paysage comme la composition ethnique de Lima. En 1970, le tiers des 3,5 millions d'habitants de Lima résidaient dans les pueblos j6venes, alors qu'en 1990, la moitié des presque 7 millions d'habitants y demeuraient (Dietz, 1998: 88). Les mestizos8

de Lima devenaient ainsi de moins en moins nombreux face aux familles venues des Andes, appelées cholos9 et vivant dans les

pueblos j6venes. De squatters illégaux, les migrants passèrent à propriétaires des terres occupées et luttèrent pour l'installation de services collectifs de base: eau, postes sanitaires, écoles, routes, lumière, etc. Les premières maisons de tôle, d'adobe (brique non cuite, séchée au soleil) ou de natte sont éventuellement devenues de briques (Deler, 1974: 94). D'abord isolés du fait de leur non reconnaissance par l'État, les pueblos j6venes se sont intégrés à la ville comme un marché de consommation et une réserve de main-d'œuvre non qualifiée (Deler, 1974: 101). Actuellement, les pobladores conduisent

8 Les mestizos, une catégorie raciale héritée de la colonisation, sont nés du métissage entre Espagnols et

Indiens et vivent surtout dans les milieux urbains. Ils sont associés à la culture criolla, trouvée sur la côte du

Pérou et particulièrement dans les villes. Selon la hiérarchie sociale, les mestizos se situent entre les blancs

(au sommet de la hiérarchie) et les Indiens (au bas de l'échelle sociale) (De la Cadena, 2000; Lloyd, 1980: 20-1 ).

9 La majorité des habitants des pueb/asjovenes de Lima sont d'origine serran a (de la montagne), associée à la catégorie indienne, paysanne et rurale. Les serranas qui viennent s'installer en ville sont appelés cha/os.

Le chalo, ou l'Indien urbain, est celui qui a acquis une «sophistication urbaine» en parlant la langue

espagnole, en s'habillant de vêtements modernes et en ayant un travail rémunéré en ville, tout en conservant des liens avec sa communauté natale (Lloyd, 1980 : 21). Il s'agit d'une appellation raciste, mais qui est parfois utilisée avec fierté dans le jargon populaire par ceux qui s'y identifient (Dietz, 1998 : 107).

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les bus et les taxis de Lima, construisent des édifices et maIsons, servent dans les restaurants, balaient les rues ou vendent au marché. Les hommes sont parfois policiers, soldats ou les travailleurs moins bien payés du gouvernement, tandis que plusieurs femmes travaillent comme vendeuses ambulantes ou employées domestiques dans les familles des classes sociales moyennes et supérieures (Boggio Carrillo, 1993: 70; Bunster

& Chaney, 1985; Dietz, 1998: 107).

II. L'émergence des cuisines populaires

La participation des femmes et les premiers programmes d'assistance alimentaire

Les femmes participèrent aux actions collectives menant à la formation et au développement des pueblos jovenes. Elles cuisinèrent notamment des repas communs durant la réalisation des travaux communaux et confrontèrent la municipalité et le gouvernement national pour la reconnaissance des espaces occupés et l'obtention de services de base. Bien que les femmes n'occupèrent pas de rôle de dirigeantes au sein des organisations de quartier qui se multiplièrent au cours des années 60 et 70, elles y apprirent les rouages de l'action sociale et politique (Blond et & Montero, 1995: 54).

Dès la formation des premiers pueblos jovenes, les femmes assurèrent le bien-être de leur famille en ayant recours à des réseaux informels ou d'aide mutuelle (Blondet, 1985 : 199). Elles participèrent aussi aux programmes publics et privés de distribution de nourriture dans les quartiers populaires de Lima. Sous le gouvernement d' Odria

(1948-1956), elles formèrent des clubs de mères, sous la responsabilité de la première dame. L'Église, par le biais de CARITASIO

, incita aussi les dames de la société, femmes des classes sociales supérieures, à rassembler les femmes des quartiers défavorisés de Lima en clubs de mères. Elles s'y réunissaient pour tricoter, coudre et recevoir des donations d'aliments et de médicaments (Blondet & Montero, 1995 : 53-4). Enfin, les femmes

pobladoras participèrent au programme d'échange d'aliments crus contre travail,

10 Fondé en 1955 en tant que membre d'un réseau mondial, Caritas -PerU est l'organisme qui coordonne les

actions caritatives et sociales de l'Église catholique péruvienne. En tant que principale agence de réception et distribution des donations alimentaires de USAID, CARITAS administrait 50% du total des donations nord-américaines durant les années 1980-89, et 43% pendant la période 1990-93. Ses programmes, qui couvrent aussi les domaines de la santé, la nutrition, la génération de revenu et l'agro-industrie, s'étendent dans l'ensemble du Pérou. (Blondet & Montero, 1995 : 42-3).

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d'OFASNI

• Rassemblées en clubs de mères, elles devaient participer à des travaux visant à améliorer les infrastructures du quartier et recevaient des donations alimentaires en échange (Blondet & Montero, 1995 : 54).

À partir des années 70, les femmes des secteurs populaires de Lima furent courtisées par un nombre croissant d'organisations non gouvernementales (ONGs) de développement. En effet, les États-Unis12, via l'Agence de développement internationale

américaine (USAID), eurent recours à d'autres agences en marge de l'État pour exécuter leurs programmes, comme CARE13

, SEPAS (évangélique) et PRISMA (ONG locale)

(Lizarzaburu in Blondet & Montero, 1995 : 41). Bien que le tremblement de terre de 1970 attira des donations alimentaires de la Communauté Économique Européenne (CEE), du PAM (Programme Alimentaire Mondial), d'Allemagne et du Canada, la prédominance de l'origine nord-américaine des donations alimentaires persista: de 1980 à 1985, 60% des donations venaient des États-Unis, alors que ce pourcentage augmenta à environ 70-80% dans les années 90 (Blondet & Montero, 1995 : 38). Le flot de donations étrangères alimenta tant le gouvernement que les ONGs et agences internationales confessionnelles et laïques dans leurs programmes de distribution alimentaire destinés aux pobladoras.

La crise économique

Si l'affluence de l'aide alimentaire internationale offrit un terrain propice à la formation des cuisines populaires, l'élément déclencheur fut la crise économique qui débuta à la fin des années 70. Malgré les politiques d'ajustement structurel du général Francisco Morales Bermudez (1975-1980), la situation économique du pays se détériora et l'État se vit incapable de répondre aux besoins des secteurs populaires. Les syndicats des secteurs publics, enseignants et associations de quartier organisèrent des grèves

Il OFASA (Oeuvre Philanthropique et d'Action Sociale Adventiste) est l'organisme coordonnant les actions

sociales de l'Église adventiste. Responsable de l'administration de 32% des donations alimentaires de USAID durant les années 80, OF ASA a considérablement réduit ses activités à ce jour et abandonné ses programmes de distribution alimentaire aux cuisines populaires (Blondet & Montero, 1995: 43-4).

12 La quantité de donations alimentaires nord-américaines s'est accrue depuis l'accord de 1953, selon lequel les États-Unis s'engagent à distribuer leurs surplus agricoles aux pays amis en voie de développement (Boggio Carrillo, 1993 : 71).

13 CARE est un organisme intemationallaïque qui initia ses activités au Pérou en 1970. Entre 1980 et 1988, CARE réalisa un programme d'échange d'aliments crus contre travail, pour ensuite distribuer les aliments aux cuisines populaires. La participation de CARE-Peru dans la distribution des donations alimentaires de USAID tripla entre 1980-89 et 1990-93, passant de 8% à 23% des donations (Blondet & Montero, 1995 : 45).

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nationales et manifestations pour exiger le retour de la démocratie ainsi que des meilleurs salaires et conditions de vie (Barrig, 1989 : 117). Les femmes participèrent aux manifestations contre la dictature militaire et préparèrent des repas communs en appui aux grévistes (Blondet & Montero, 1995 : 55; Fréchette, 1997 : 3). Mais la mobilisation sociale des femmes se manifesta aussi par la mise sur pied de solutions concrètes visant à

assurer la survie des familles des secteurs populaires. C'est dans ce contexte qu'apparurent les nouvelles organisations de femmes pour la satisfaction des besoins de base, notamment les comités de santé, les clubs de mères et les cuisines populaires (Boggio Carrillo, 1993 : 78).

Selon Blondet et Montero (1995 : 56-7), la première cuisine populaire a vu le jour en 1978, à Comasl4• Jugeant que le programme de distribution d'aliments crus contre

travail les exploitait, un groupe de femmes expérimenta une forme d'organisation plus efficace et continue, offrant une alimentation plus complète pour les familles de moindre revenu. Aidées d'une religieuse, les femmes obtinrent l'appui de CARITAS. Avec les donations alimentaires, elles cuisinèrent des repas ensemble et distribuèrent les portions aux familles du quartier, selon le nombre de membres. Ce fonctionnement était différent du programme de nourriture contre travail, qui prévoyait la distribution d'une quantité fixe de nourriture par famille. Peu à peu, l'initiative s'étendit à d'autres pueblos j6venes

de Lima métropolitain, souvent à l'initiative des paroisses et agences philanthropiques. CARIT AS démontra son intérêt pour les nouvelles organisations et la préparation collective des aliments devint une condition pour la remise des donations alimentaires. Entre 1978 et 1982, plus de 200 cuisines populaires se formèrent à Lima (Blondet &

Montero, 1995 : 57). Bien que les cuisines populaires soient nées de l'initiative des femmes, l'Église, à travers les paroisses et CARIT AS, a joué un rôle clef sur leur formation et leur consolidation.

14 Bien que le district de Comas soit souvent identifié comme le lieu d'origine des cuisines populaires (Blondet & Montero, 1995; Boggio Carrillo, 1993), il est très probable que des cuisines populaires aient vu le jour simultanément dans d'autres régions. D'autres auteures mentionnent notamment Villa Maria deI Triunfo et Villa el Salvador (Boggio Carrillo, 1993), El Agostino (Fréchette, 1997), El Planeta (Duenas, 1991).

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III. Parcours des cuisines populaires et politiques officielles

Apparues en tant que réponses d'urgence à la crise économique, les CUlsmes populaires devinrent des stratégies de survie permanentes avec la dégradation des conditions de vie durant les années 80 et les politiques néolibérales des années 90. Leur développement fut aussi encouragé par les politiques gouvernementales d'aide aux cuisines populaires. En vue d'établir une base de support populaire, le gouvernement occupa, dès les années 80, de plus en plus de place sur le marché des donations alimentaires, déjà encombré par les ONGs, agences internationales et paroisses.

La décennie 80

Au cours de la première moitié de la décennie 80, la situation socio-économique du pays se dégrada, malgré les politiques libérales du gouvernement Fernando Belaunde (1980-1985). L'ouverture extérieure provoqua une crise de l'industrie péruvienne (totalement protégée jusqu'en 1979), pas assez compétitive face aux biens importés, tandis que les sécheresses du Sud et les inondations dues à El Nifio affectèrent les terres agricoles au Nord. Afin de répondre aux besoins de la population, appauvrie par la baisse des salaires et l'augmentation du sous-emploi, le gouvernement initia, en 1982, le Programme de cuisines familiales (Cocinas Familiares) (Blondet & Montero, 1995 : 32-3, 139). Sous la responsabilité de la première dame Violeta Correa de Belaunde, le programme préconisa le modèle des premières cuisines populaires. La mise sur pied de ce programme permit au gouvernement de réduire les dépenses sociales au minimum, car il bénéficiait des donations alimentaires internationales, surtout celles de CARE, gérées par l'institution gouvernementale ONAA (Oficina Nacional de Apoyo Alimentario).

Au même moment, le maire de Lima et chef du parti socialiste, Alfonso Barrantes, créa le programme Fomento de la Vida, dont le mandat était d'offrir des aliments au prix

en gros aux cuisines populaires autogérées et fournir un prêt pour l'achat d'équipements de cuisine. Quelques années plus tard, Fomento de la Vida devint indépendant de

l'administration municipale et se transforma en une ONG, FOVIDA. En 1986, celle-ci appuyait 224 cuisines populaires autogérées (Boggio Carrillo, 1993 : 84). Le gouvernement municipal de cette époque est aussi l'initiateur du programme Verre de lait

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