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Du temps du possible : de l'infini à l'existence

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DU TEMPS DU POSSIBLE

De l'infini à l'existence

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie

pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.)

FACULTE DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2009

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Cette recherche est une exploration des concepts de temps et de possible, au travers d'une conceptualité kierkegaardienne. Le point de départ est le moment d'une naissance qui, lorsque rapporté sur la question de la création de l'univers, impose d'emblée d'explorer le concept d'infini actuel, clarifié à l'aide de Cantor. L'Origine objective du monde est rapportée sur une décision subjective de l'individu. L'éternel retour comme thèse cosmologique est rejetée et resituée comme thèse existentielle et éthique, tout comme l'hypothèse de Dieu n'a un sens existentiel que comme condition de la passion, ce qui impose de revisiter la vérité comme subjectivité plutôt que comme objectivité ou adéquation entre la pensée et la chose. En conséquence, non seulement la réalité mais aussi la possibilité, qui correspond à l'avenir, est motivateur existentiel, c'est-à-dire moteur pour l'action.

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« De toutes les choses risibles, les plus ridicules à mes yeux, c'est d'être affairé en ce monde, expéditifà table comme à la besogne. Aussi, quand je vois au moment décisif une mouche se poser sur le nez du pauvre affairé, quand une voiture le dépasse au galop et l'éclabousse, quand Knippelsbro se lève devant ses pas ou qu 'une tuile tombe du toit et le tue, je ris de tout mon cœur. Et qui pourrait bien s'empêcher de rire ? Quelle œuvre font-ils, ces empressés en perpétuelle agitation ? N'en est-il pas d'eux comme de cette femme qui, tout ahurie de voir le feu à la maison, sauva les pincettes ? Vraiment, que sauvent-ils de plus du grand incendie de la vie ? » (Diapsalmata)

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Résumé i Avant-Propos ii Table des matières iv Introduction 1 Du temps 9

Infini et émergence de l'origine 12 L'infini au sens 1 : l'intraversable 12

L'infini au sens 2 : ensemble infini en acte 14

L'infini au sens 3 : le continu 19

Naissance de l'univers 20 Analyse quantitative du passé 22

Origine cause de soi 28 Temps cyclique 30 Éternel retour 31 Deviens qui tu es 34 Existence 37 Communication 38 Subjectivité 42 Socrate 43 Instant kierkegaardien 46 VÉRITÉ SUBJECTIVE 4 9 FOLIE SUBJECTIVE 54 INTÉRIEUR 57 ÉTERNEL 62 Du possible 67

Le rêve d'un homme ridicule 72 Pseudonymie et possibilité 82

Conclusion 85 Bibliographie 90

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Z

cette question. La respiration, n'est-ce pas le témoin le plus vivant de la temporalisation de notre être ? Je suis assis, virtuellement debout, mes poumons s'emplissent de l'air frais du matin sans même que j'y pense; ma cage thoracique prend de l'expansion jusqu'à satisfaction, s'affaisse à nouveau. Repos. Jusqu'à ce que la soif de vivre s'épanche d'ellemême. Tel est le cycle qui s'impose de luimême, invariablement -mouvement essentiel à la vie. Premier -mouvement existentiellement nécessaire au sens d'inévitable.

Symboliquement pour nous, le devenir de l'humain est assuré par l'intarissable régularité du mouvement respiratoire. Malgré sa finitude, comme tout ce qui est en devenir, l'humain se présente néanmoins avec ce "toujours là" minimal qu'est la respiration, manifestation d'une puissance intensive dont la raison d'être peut faire l'objet d'infinies spéculations (ce qui revient à dire que la connaissance de cette raison serait en dehors des possibilités humaines).

Réfléchir à la respiration humaine fait découvrir un point d'attache : aussitôt engendrée, la vie se manifeste avec cette puissance autonome, asservissante. La première bouffée d'air du nouveau-né, condition nécessaire à sa survie, n'est-elle pas annoncée par un cri de douleur ? - ou de victoire, car la vie triomphe du néant. Triomphe, car avant sa naissance comme telle ou, pour être plus précis, avant la formation du zygote par l'union des deux gamètes, le bébé humain n'existait tout simplement pas. Pas même en tant que réalité pensée, c'est-à-dire en tant que possibilité dans la pensée d'un autre humain, car ce qui est visé alors n'est justement pas la réalité existentielle de cet individu particulier, seulement une anticipation imaginée. Il n'existait pas : néant - et voilà que du fruit d'une rencontre émerge cette propriété qu'est la vie, l'existence d'un individu dont le devenir-adulte est un attribut intensif. Car en effet, le vieillissement, l'individu-devenu-plus-vieux

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n'est pas une simple possibilité d'existence que l'individu pourrait choisir de l'intérieur -rester bébé par sa propre volition, par exemple; non, il y est contraint par la structure intensive de son être.

Toute entrave à ce devenir-intensif ne provient que du dehors, tout comme la mort provient du dehors. La maladie infantile, par exemple, n'est qu'un événement contingent, purement extérieur au sujet, qui a pour effet de changer le rapport des parties extensives qui le constituent et qui possiblement mettra une fin abrupte au devenir-intensif qu'est le vieillissement de l'enfant. Mort prématurée; mais la mort maturée est tout de même le point d'aboutissement du vieillissement. La mort, intrinsèquement liée au devenir-vieux, est donc existentiellement nécessaire au sens d'inévitable. Symétriquement, la naissance est inévitable pour l'existence dans le devenir.

Nous parlons de naissance : la science s'accorde avec l'intuition pour suggérer non seulement que les individus particuliers naissent (c'est-à-dire passent du non-être à l'être), mais aussi que les espèces elles-mêmes en viennent à l'existence par une naissance. Ainsi, à une certaine époque du passé, l'espèce humaine n'existait pas et, des suites d'un changement qualitatif, un nouveau rapport de parties extensives lui donne naissance. Le néant de l'existence humaine ne se découvre que rétroactivement, car c'est son existence positive d'après la naissance qui permet de reconnaître sa non-existence d'avant comme néant. La puissance de maintien de l'espèce humaine, sa méthode de préservation est assurée par cette incitation biologique aux rencontres entre individus de polarité sexuelle différente, rencontre dont le fruit est la naissance d'un individu particulier lui aussi assujetti à cette pulsion de rencontre par la puissance de préservation de l'espèce.

Symétriquement, il est tout à fait raisonnable qu'il fut une époque où la vie elle-même n'existait pas, que sur cette immense motte de terre que nous appelons planète, il fut un moment, un point tournant dans l'histoire où la matière inorganique a donné naissance à la vie organique. À partir de ce moment, la vie manifeste cette tendance à se préserver et à se complexifier dont témoigne la splendide diversité végétale, animale, bactérienne, etc., issue de naissances spécifiques qui sont à leur tour source de création.

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naissance, permet ce raisonnement : la matière elle-même manifeste aussi cette tendance à se complexifier puisqu'elle en est devenue à ce point où le pas supplémentaire dans la complexion est ce changement qualitatif où la vie est structurellement possible. Logiquement - ou du moins, selon cette logique -, la matière serait elle aussi née du fruit d'une rencontre ou d'une évolution créatrice. La matière est le contenu de l'univers, et c'est ce contenu qui manifeste une tendance à se complexifier (ceci pourrait être une façon d'exprimer la deuxième loi de la thermodynamique qui stipule que l'entropie d'un système fermé tel que l'univers ne peut qu'augmenter).

La naissance de la matière à son plus simple correspond alors à la naissance de l'univers lui-même, ou encore à l'origine du monde dans lequel nous vivons. Mais la raison se bute contre cette hypothèse, car avant que la matière n'existe, avant sa naissance, il n'y avait justement pas de matière présente pour causer un effet de choc qui crée quoi que ce soit de nouveau.

Si l'univers se présente avec une tendance évolutive, retracer à rebours le passé de cette évolution mène invariablement à se poser la question de sa création. L'alternative est fort simple : 1-soit l'univers a un commencement dans le temps (univers créé), donc il a un passé fini, un premier instant, une cause première, une origine; 2-soit l'univers a toujours existé (univers non créé), donc il a un passé infini. L'alternative est fort simple, mais, comme Kant l'a fait voir dans son Critique de la raison pure, il est possible de montrer que ces propositions contradictoires sont toutes deux vraies.

Dans l'antinomie de la raison pure, Kant présente la thèse de son premier conflit des idées transcendantales comme suit : « Le monde a un commencement dans le temps et il est aussi, relativement à l'espace, contenu dans certaines limites » , ce qui correspond à notre première option concernant le temps. La preuve qu'il donne est brève et précise :

Supposons en effet que le monde n'ait, relativement au temps, aucun commencement : dans ce cas, il s'est passé une éternité jusqu'à chaque instant donné et, par conséquent, une série infinie d'états successifs des choses s'est écoulée dans le monde. Or l'infinité d'une "Kant, Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Paris : GF Flammarion (AK, III, 294).

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successive. Donc, une série infinie du monde qui se serait écoulée est impossible : par conséquent, un commencement du monde est une condition nécessaire de son existence2.

Voilà qui est tout à fait intuitif. L'expérience nous montre que, au sein de l'univers, tout ce qui existe ne nait que pour être annihilé un peu plus tard, que se soit quelques microsecondes ou plusieurs millénaires; il ne semble y avoir qu'un pas à franchir, mais l'univers lui-même, somme de tout ce qui existe, peut-il vraiment naître ? Kant rétorque avec son antithèse : « Le monde n'a ni commencement ni limites spatiales, mais il est infini aussi bien relativement à l'espace que par rapport au temps »3, ce qui correspond à

notre deuxième alternative. Encore une fois, la preuve est brève et précise, et la voici en ce qui concerne le temps :

Supposons en effet que le monde ait un commencement. Étant donné que le commencement est une existence que précède un temps où la chose n'est pas, il faut qu'il y ait eu antérieurement un temps où le monde n'était pas, c'est-à-dire un temps vide. Toutefois, dans un temps vide, nulle naissance d'une quelconque chose n'est possible, parce que aucune partie de ce temps plutôt qu'une autre ne possède en soi une condition distinctive de l'existence plutôt que de la non-existence (et cela aussi bien dans l'hypothèse où le monde naît de lui-même que dans celle où il naît sous l'effet d'une autre cause). Donc, dans le monde, maintes séries de choses peuvent fort bien, certes, commencer d'être, mais le monde lui-même ne peut avoir aucun commencement, et il est par conséquent, par rapport au temps passé, infini4.

Voici donc le premier paradoxe qui nous servira à entrer dans le jeu de la philosophie, celui qui ressort lorsque le temps cosmologique est examiné sous sa modalité du passé et mis en relation avec l'infini. Ce paradoxe est donc que l'univers doit nécessairement avoir commencé puisque le passé ne peut être infini, mais que le passé doit nécessairement être infini puisque l'univers ne peut avoir commencé.

Une certaine ouverture est volontairement et temporairement laissée sur l'interprétation de la notion d'infini, mais je préciserai plus tard les sens rigoureux dans

2Kant (AK, III, 294). 3Kant (AK, III, 295). *Ibid

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dans l'élaboration de sa théorie des ensembles, qui nous permet de bien saisir le concept d'infini nécessaire à une analyse rigoureuse de la finitude/infinitude du passé. Car Karl Popper et d'autres prétendent - nous l'analyserons en détail - que la théorie des ensembles de Cantor est un outil tout indiqué pour montrer que l'univers est infini en temps, ou de durée infinie, c'est-à-dire sempiternel. Je prétends que la théorie des ensembles infinis de Cantor, lorsque bien comprise, montre au contraire que l'univers doit avoir eu un commencement.

Ce choix de jeu comporte des avantages multiples, le premier étant bien sûr d'explorer et de clarifier la notion d'infini, pilier conceptuel pour la philosophie, mais aussi de servir de porte d'entrée privilégiée pour l'examen du temps cosmologique. Car s'il est vrai que les naissances sont réelles, l'humain comme espèce est né à un certain moment, tout comme la vie, et ces naissances se sont nécessairement faites dans le temps. Le temps doit alors premièrement être compris comme strictement indépendant du sujet pensant puisqu'aucun sujet pensant n'existait pour le penser, bien qu'il soit réel.

Si nous pouvons dire que le sujet pensant est apparu dans le temps, nous devons nécessairement dire aussi que le temps est une réalité indépendante du sujet. Cela ne veut pas dire que le sujet n'a pas de relation particulière avec le temps, seulement que l'analyse du temps uniquement basée sur cette relation subjective n'atteint pas la primitivité d'une analyse qui inclut le temps cosmologique. C'est pourquoi nous proposons un développement mathématique de la notion d'infini pour ensuite l'intégrer à une analyse quantitative du passé, seul développement pertinent pour cette fin. D'ailleurs, et peut-être est-ce par goût philosophique, il me semble que l'approche mathématique soit un phare indispensable pour faire voir clairement le concept d'infini. Mais c'est bien sûr l'appropriation philosophique qui lui donne vie.

Mais le jeu de l'analyse cosmologique ne s'arrête pas à des considérations linéaires sur le temps, c'est-à-dire que le temps s'écoule d'une origine vers un attracteur terminal, ou s'écoule indéfiniment d'une certaine origine, ou encore s'est toujours écoulé du passé vers

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cyclique où, au lieu de partir d'une origine (ou pas) et de s'en éloigner indéfiniment, le moment correspondant à une origine quelconque est réactualisé - le temps repasse par le même moment un nombre indéterminé de fois (le moment étant ici l'équivalent temporel au point spatial, bien qu'un point géométrique ne soit justement pas de l'espace...). L'avantage conceptuel est bien sûr d'éliminer le besoin d'une naissance de l'univers, bien que l'existence de ce cycle temporel tournant indéfiniment sur lui-même ne soit pourtant pas justifiée : sa raison d'être reste... sans raison.

C'est pourquoi l'individu qui cherche à connaître s'interroge sur la raison derrière l'être du monde, pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien; dans ce contexte, c'est la question de l'origine qui permet de trouver une réponse satisfaisante au sens de motivation à l'action. La réponse, comme l'a montré Kant, n'est pourtant pas accessible à la raison humaine. Il est tout de même possible de se construire le concept de l'Être capable d'une telle action créatrice, un être éternel et inconditionné qui a donné naissance à notre univers - être souvent nommé Dieu. La connaissance objective d'un tel être est néanmoins impossible puisque strictement en dehors du champ de l'expérience.

C'est pourquoi ce n'est pas tant la connaissance objective qui prime dans de telles circonstances que l'appropriation subjective de l'idée. D'où la pertinence de l'apport conceptuel d'un penseur tel que Kierkegaard pour qui la vérité est la subjectivité. En plus de nous permettre d'examiner l'existence de l'intérieur, Kierkegaard est particulièrement fécond quand à l'analyse conceptuelle du temps, où temps, instant et éternité se pensent simultanément. C'est en conceptualisant rigoureusement l'instant en passant par l'existence, qui est justement de fait dans l'instant, que nous accédons à la primitivité du concept de temps. Le lien entre le devenir et l'éternel avec la construction des ensembles et l'infini cantoriens est particulièrement enrichissant, bien que de prime abord il puisse être déconcertant pour le lecteur que l'apport mathématique puisse servir à éclairer une notion aussi concrète que le temps, d'autant plus qu'il est constamment rapporté à un penseur aussi intériorisé que Kierkegaard. Chose certaine cependant, il est possible de le faire, et

5La science moderne penche plutôt vers une des deux premières hypothèses; avec la théorie dite du « big bang » qui pointe vers un moment où l'évolution de l'univers aurait commencé.

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bien que passée et donc immuable, n'en devient pas pour autant nécessaire.

Le possible, bien que présent tout au long du travail, est exploré à partir du lieu privilégié de la poésie dostoïevskienne qui ouvre sur le monde du rêve, mais un rêve particulier qui montre la vérité. La possibilité est ainsi transformée en réalité, qui à son tour devient un moteur existentiel. C'est en ce sens de possibilité que la pseudonymie kierkegaardienne ouvre le champ de l'existence et de la communication de la réalité subjective.

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L

9 EXPÉRIENCE même de l'écriture d'un travail comme celui-ci et, à égale raison, sa lecture par quiconque voudra bien tenter l'exercice, donnent d'emblée une idée intuitive de ce qu'est le temps. Mes doigts frappent inlassablement les touches du clavier par saccades irrégulières pendant que s'opèrent quelques changements dans mon entourage et mon corps : la faim me tiraille, le Soleil poursuit son arc de cercle au-dessus de ma tête pour finir sa course sous l'horizon, j'accumule les rides et mes cheveux blanchissent. Le lecteur ne manquera certainement pas de remarquer que lire ce texte, selon l'expression populaire, prend du temps, c'est-à-dire qu'au passage de ses yeux sur les mots s'accorde une certaine mesure qu'il associe au passage du temps. Il remarquera aussi que c'est le mouvement qui permet dans un premier lieu de prendre conscience du temps, ce que le mot "passage" permet d'établir rapidement. Il pourra ainsi se donner un certain point de repère, par exemple un premier son de clochette au moment où il commence à lire cette phrase, et un deuxième lorsqu'il l'aura terminée; il remarquera alors qu'il s'est écoulé du temps entre les deux sons de clochette, qu'il y a un certain intervalle entre les deux. Bien que ces sons ne soient maintenant accessibles que par le souvenir, une certaine réalité leur est associée, celle de l'existence passée.

Aristote définissait le temps comme « le nombre d'un mouvement selon l'antérieur et le postérieur »6, et peut-être qu'à ce compte le mouvement oscillatoire d'un pendule offre

la meilleure façon de « nombrer » le temps ou d'en donner une mesure. C'est précisément sous ce principe que fonctionne une horloge grand-père. Un poids est suspendu au bout d'une tige attachée à un point fixe, la force initiale d'un coup de doigt induit un déplacement et le poids effectue un mouvement oscillatoire régulier de gauche à droite en se limitant à un certain angle autour du point d'attache fixe. Une base arithmétique permet de nombrer les oscillations : on additionne l'unité à chaque passage à droite du poids jusqu'à ce que l'ordinal 60 soit atteint, à la suite de quoi on recommence le compte à l'unité

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de départ. Et comme le langage est parfait pour nommer les choses, l'unité qui est nombrée par ce mouvement oscillatoire porte le nom de seconde (nombrée par convention en modulo 60). Ici, nous sommes face à cette réciprocité du mouvement et du temps quant à la mesure, comme le dit si bien Aristote : « en effet, nous mesurons le mouvement par le temps et le temps par le mouvement »7. C'est donc, d'une part, précisément parce que le

pendule oscille de façon régulière que nous sommes à même de mesurer le temps, mais, d'autre part, précisément parce que nous avons le temps que le mouvement est mesuré, et même mesurable.

Certes, l'examen du temps qui s'est déjà écoulé ne permet pas encore de rendre compte de l'expérience du passage du temps, ou de l'existence dans l'instant. Il permet par contre de façon préliminaire de chercher un moment privilégié du passé à partir duquel l'histoire comme telle soit possible, un moment que les métaphysiciens et théologiens aiment à appeler l'origine du monde dans lequel nous vivons. Cette conception du temps, qui est en quelque sorte celle du temps du physicien ou de l'historien, est particulièrement adéquate pour l'analyse quantitative du passé, c'est-à-dire pour examiner si le passé peut être sempiternel, infini en temps. Un passé infini implique directement une infinité d'oscillations du pendule de l'horloge grand-père, ou une infinité de sons de clochette, et c'est d'abord cette possibilité même que je souhaite éliminer. Tentons donc quelques définitions de l'infini.

6Aristote, Physique, IV, 11, 220a [25], trad. Pellegrin, Paris : Flammarion, p. 256. 7Ibid, 12, 220b 22.

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Infini et émergence de l'origine

L'infini au sens 1 : l'intraversable

L'arithmétique est un domaine fort approprié à l'analyse du concept d'infini. Suivant Euclide, il convient dans un premier temps de définir l'unité comme ce par quoi les

o **

choses prises individuellement peuvent être dites unes . A l'unité est associée le chiffre un (symbolisé 1). En se définissant un opérateur d'addition, une unité peut être ajoutée à une autre unité afin de produire la première multitude composée d'unités, le premier nombre que la convention de la langue française appelle deux (symbolisé 2). Au nombre deux, il est possible d'ajouter ici encore l'unité, ce qui permet de construire le prochain nombre, trois (3), et il est clair que par cette simple loi d'addition successive de l'unité, il est possible de construire systématiquement la séquence des nombres entiers sans en oublier un seul.

Sachant comment construire les nombres entiers, il est maintenant légitime de se demander si cette construction peut avoir une fin, une limite supérieure. Bien sûr, il est possible dans un premier temps de choisir un nombre privilégié et de considérer celui-ci comme le plus grand, et de le nommer « Sommet ». Bien que « Sommet » ait été choisi comme le plus grand de la liste, il n'empêche pas qu'il soit assujetti à la même loi d'addition que tous les autres entiers, et qu'il est possible pour lui aussi de lui ajouter l'unité, ce qui nous donne le nombre « Sommet + 1 », prouvant que le supposé sommet n'est jamais le maximum. D'une façon plus générale, il est impossible de choisir un nombre de telle sorte qu'il soit le plus grand de tous les entiers : à tout prétendu maximum, il sera possible d'y ajouter l'unité prouvant de ce fait que ce prétendant ne peut satisfaire à la demande. Il est donc clair que la liste des nombres entiers ne peut jamais être exhaustive, elle ne peut jamais être terminée. Ce qui est exhibé ici est donc une preuve ad absurdum de

8Euclid's Elements, Livre VII, déf. 1 (version électronique en anglais). 9Ibid.,déf.2.

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l'infinité des nombres entiers dans ce premier sens de non-finitude, dans ce sens qu'il est impossible de terminer une certaine construction - succession illimitée10.

Cet infini possède cette curieuse caractéristique d'être toujours fini tout en étant dit in-fini. Le terme infini doit être compris ici comme ce au-delà de quoi il y aura toujours quelque chose - comme l'intraversable. Par contre, comme ce "ce" est toujours une chose finie, il est clair que nous ne parlons pas de l'infini au sens propre, mais seulement de son analogue empirique en devenir.

L'infini ainsi compris est uniquement potentiel ', jamais en acte, pour reprendre la distinction d'Aristote. Un analogue empirique serait cette horloge grand-père : bien que les oscillations se comptent une à une comme on compte les entiers, rien ne permet de croire que le pendule atteindra l'ultime oscillation à partir de laquelle aucun autre mouvement ne lui sera possible, en dehors d'un bris mécanique ou d'une destruction qui lui soit extérieure. D'une façon plus générale, l'empirique ne permet pas de concevoir un moment à partir duquel aucun mouvement ne soit plus possible; le mouvement pendulaire en général continuera indéfiniment, le passage des secondes comptées par l'horloge continuera indéfiniment. C'est l'idée derrière le concept d'infini potentiel, qui est concevable non seulement en pensée, mais qui retrouve aussi son réfèrent dans la réalité matérielle, dans le monde, en tant que formation ou construction illimitée. Il importe donc à ce point de voir

l0Un exemple un peu plus raffiné de ce genre d'infini est cejui de l'infinité des nombres premiers, qui se présentent avec cette particularité qu'ils ne sont divisibles que par l'unité et eux-mêmes. Supposons qu'il y ait une quantité finie de nombres premiers, que nous puissions en dresser la liste exhaustive du premier jusqu'au dernier, puis supposons par simplicité qu'il n'y en ait que trois, soit A, B et C. Si cette liste est complète, il n'y a évidemment pas d'autres nombres premiers que ceux-ci - mais il est aussi possible de multiplier ensemble ces nombres. Le résultat du produit est un certain nombre P = A x B x C (par exemple, 2 x 3 x 5 = 30). Maintenant, si j'ajoute l'unité à ce nouveau nombre P, il est trivial que P + 1 (dans l'exemple, P + 1 = 31) n'est divisible par aucun des nombres premiers de la liste, il s'en suit qu'il est soit premier, soit il ne l'est pas. S'il l'est, c'est que la liste n'était pas exhaustive et que ce nouvel élément (appelons-le X) doit y être ajouté; s'il ne l'est pas, c'est qu'il est divisible par un facteur premier "D" qui ne figurait pas dans la liste de départ mais qui aurait dû s'y trouver - ce qui montre que dans les deux cas possibles la liste n'était pas complètes. Ainsi, comme le dit Euclide dans le livre IX, proposition 20, il y aura toujours plus de nombres premiers que n'importe quelle multitude de ceux-ci; autrement dit, la liste des nombres premiers ne pourra jamais être complétée, ce qui illustre bien ce premier sens de l'infini.

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quel peut être le sens d'une construction infinie achevée, comment il est possible de le penser et si elle peut trouver un analogue dans ce monde.

L'infini au sens 2 : ensemble infini en acte

De ce qui précède, il ressort que l'infini potentiel, puisqu'il n'est jamais en acte, n'est jamais véritablement infini malgré le nom qu'on lui donne. Au contraire, il est toujours fini. Suivant Cantor, cet infini doit être compris « dans le sens d'une grandeur variable, croissant au-delà de toute limite ou décroissant autant que l'on voudra, mais restant toujours finie » , et c'est pourquoi il le qualifie d'infini improprement dit . C'est parce qu'il est toujours fini en acte que ce qu'on a précédemment appelé l'infini potentiel est en quelque sorte le faux infini. Il n'est qu'une croissance ouverte vers les grandeurs illimitée ou une tendance asymptotique décroissante vers une grandeur nulle, tendance vers zéro.

Pour se représenter le « vrai » infini, il s'agit de s'imaginer « un point unique situé dans l'infini, c'est-à-dire infiniment éloigné, mais néanmoins déterminé »14, déterminé dans

le sens où on peut connaître ses propriétés et son comportement dans un certain voisinage. Cette nouvelle façon de concevoir l'infini est ce que Cantor appelle l'infini proprement dit15.

Mais la question reste bien sûr de savoir comment construire de tels nombres infinis, car il s'agit bel et bien de construire des nombres infinis en acte. On se souviendra comment construire les nombres entiers finis par additions successives de l'unité, mais aussi que cette opération n'a pas de fin. Nous pouvons écrire la série (I) de ces entiers comme suit : 1, 2, 3, , v, Ici, v « exprime un nombre fini déterminé de répétitions

l2Georg Cantor, « Fondements d'une théorie générale des ensembles », Acta Mathematica, vol. 2, n° 1, 1883, p. 382.

l3Ibid HIbid. l5lbid.

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successives de ce genre, aussi bien que la réunion des unités choisies en un seul tout »16.

Ainsi, et c'est un point capital, les entiers sont considérés comme un ensemble déterminé et complet, bien que « parmi tous ces nombres il n'y en a pas qui soit plus grand que tous les autres »17. C'est donc ici que Cantor introduit son « principe d'arrêt ou de limitation »18 qui

permet d'imposer une limite à ce procédé de formation autrement sans fin. Il s'agit de s'imaginer un nouveau nombre to (oméga) « qui servira à exprimer que tout l'ensemble (I) est donné d'après la loi dans sa succession naturelle » . Ce nombre, oméga, est donc un ordinal qui sert en quelque sorte de « limite vers laquelle tendent les nombres v »20, et, par

* ") 1

définition, « co sera le premier nombre entier qui suivra tous les nombres v » . Saut cantorien dans l'infini .

Ce que Cantor nous offre sur un plateau d'argent est un nombre ordinal dont le rang est plus grand que n'importe quel entier fini. Et puisqu'il sert à dire que l'ensemble des entiers est donné dans sa totalité, « comme un tout donné » , il y aura un nombre cardinal qui lui sera associé et qui servira à exprimer le nombre d'éléments de l'ensemble des entiers. La cardinalité de l'ensemble des entiers s'écrit avec le nombre Ko (aleph zéro), premier cardinal infini associé à l'ordinal infini co. Ce nombre infini est en fait la puissance

l6Ibid., p. 385. "Ibid. lsIbid, p. 383. l9Ibid, p. 385. 20Ibid. 21 Ibid.

La deuxième classe de nombres se construit comme la première, en commençant par oméga, le premier ordinal de cette deuxième classe. Ainsi (cf. Cantor, Fondements § 11, p. 385 et suiv.), on a : co + 1, co + 2, ..., co + v, ... ; qui se termine par le principe d'arrêt, et on imagine un nouveau nombre qui sera situé après tous ceux-ci, simplement 2 co, et on rapplique le principe de formation : 2 co, 2 co + 1, 2 co + 2, ... , 2 co + v, ... ; où il n'y a encore pas de nombre qui soit plus grand que tous les autres. Il est clair qu'il est possible de continuer de cette manière pour former 3 co,..., co * co,..., co3,... co™,....

Reportons-nous directement à Cantor pour la définition : « Nous définissons donc la deuxième classe de nombres (II) : l'ensemble de tous les nombres a qu'on peut former à l'aide des deux principes de formation, qui se succèdent suivant un ordre déterminé » (Fondements p.388). Ainsi, sous une forme un peu plus concise : co, co + 1,..., 2 co, 2 co + 1,...,..., co"\ ..., coÛX0,..., "co,..., a,.... Ces nombres « sont soumis à cette condition que tous les nombres qui précèdent le nombre a, à partir de 1, forment un système de la même puissance que la classe des nombres (I) »(Fondements p. 388). Et de la même façon que seuls les nombres de cette deuxième classe peuvent nombrer la première, seulement un nombre d'une troisième classe peut donner la cardinalité ou la puissance de la deuxième classe, etc.

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de la première classe de nombres, qui est celle des entiers. Nous pourrions même l'appeler le premier infini.

Il est capital de noter que co, en tant que limite, ne possède pas de prédécesseur immédiat, de telle sorte que co - 1 = co. En effet, puisque oméga est le premier ordinal infini situé après tous les ordinaux finis, lui supposer un prédécesseur immédiat (co - 1) implique que celui-ci soit non seulement fini, mais aussi qu'il soit le sommet des entiers finis, comme il n'admet aucun nombre entre lui et oméga, ce qui est contradictoire puisque l'ensemble des entiers n'a pas de maximum. Il y aura donc toujours un nombre entier entre un prétendu prédécesseur immédiat fini (co -1 ) et le premier nombre transfini (co), ce qui prouve qu'oméga n'a pas de prédécesseur immédiat, et que donc co - 1 = co. Pour passer de la première classe de nombres à la deuxième il est donc nécessaire de se plier au principe de limitation de Cantor et de faire un saut par l'imagination.

Notons aussi que « à tout système bien défini convient une puissance déterminée, et deux systèmes ont la même puissance quand on peut établir entre elles, d'élément à élément, une correspondance réciproque à sens unique » , et donc deux ensembles ont la même puissance ou la même cardinalité si on peut établir une bijection entre eux. Une particularité importante d'un ensemble infini est qu'il est possible d'établir une bijection, correspondance d'élément à élément, avec un sous-ensemble de celui-ci, ce qui n'est évidemment pas le cas pour les ensembles finis.

Par exemple, soit l'ensemble fini des entiers de un à dix {1,2,3,4,5,6,7,8,9,10} et son sous-ensemble des nombres impairs entre un et dix {1,3,5,7,9}; il est clair que la cardinalité de l'ensemble et du sous-ensemble est respectivement de dix et de cinq; la cardinalité est différente puisqu'une bijection est impossible, certains éléments de l'ensemble ne trouvent pas preneurs dans le sous-ensemble. Maintenant, soit l'ensemble complet des entiers {1,2,3,4,5, ... } et son sous-ensemble des nombres impairs {1,3,5,7,9, ... }, il est possible d'établir une bijection en associant systématiquement les éléments un à un selon le rang, c'est-à-dire 1 à 1, 2 à 3, 3 à 5, etc., et donc d'associer chacun des éléments de l'ensemble à chacun des éléments du sous-ensemble sans en omettre un seul. La

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puissance des deux ensembles est donc la même : Ko- Il est aussi possible de prouver de façon similaire que l'ensemble des fractions (nombres rationnels), en raison de la périodicité de leurs décimales (ils ont toujours une séquence finie de nombres après la virgule qui se répète périodiquement), a la même puissance que celle des entiers et, comme le dit David Hilbert, « du seul point de vue de la quantité d'éléments, cet ensemble n'est pas plus grand que l'ensemble des nombres entiers : nous disons que les nombres rationnels peuvent être énumérés de la manière habituelle, ou encore qu'ils sont dénombrables »25.

Le lecteur un tant soit peu familier avec la géométrie aura tôt fait de remarquer qu'un comparant la circonférence d'un cercle avec son diamètre on tombe sur un nombre qui ne possède aucune périodicité dans ses chiffres après la virgule, c'est à dire qu'il possède une infinité de décimales. Ce nombre irrationnel symbolisé n (pi), est habituellement écrit sous une forme approximative, en se limitant à certains chiffres significatifs selon les besoins calculatoires, par exemple 3.14159. En vérité, pour donner la valeur numérique complète symbolisée par n, il faudrait l'écrire avec toutes ses décimales qui se prolongent pourtant à l'infini.

Les points de suspension sont habituellement utilisés pour symboliser une suite interminable, 3.14159... , et l'ensemble de ces décimales est d'ailleurs de même puissance que l'ensemble des entiers, et donc de cardinalité aleph zéro. La preuve peut s'effectuer de plusieurs façons, mais une des plus simples est d'établir une bijection entre l'ensemble des décimales de pi et l'ensemble des entiers comme suit : associer la première décimale de n à 1, les deux suivantes à 2, les trois suivantes à 3, et ainsi de suite, ce qui suffit à montrer qu'à tous les éléments de l'ensemble de pi sera associé un élément de l'ensemble des entiers.

Maintenant, la question reste de savoir s'il est possible d'établir une correspondance réciproque entre l'ensemble des nombres réels et celui des entiers. Si c'est le cas, il est possible d'associer systématiquement chaque réel à un entier sans n'en omettre aucun. Mais on se convainc assez rapidement qu'une telle correspondance est impossible, sinon, on se fie au génie de Cantor. Un nombre réel, sous sa forme générale, possède une infinité de 25 Hilbert, « Sur l'infini », p. 98.

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décimales, comme c'est le cas pour pi. Partons donc poétiquement de ce nombre. Associons par exemple ce nombre ît à l'entier 1, à quoi associer l'entier 2 ? Il serait utile de pouvoir se sortir de cette suite décimale, de connaître le réel qui suit immédiatement le nombre Tt, ce qui ne se ferait par contre que par approximation, c'est-à-dire en limitant le nombre des décimales de n et en fixant cette approximation comme le réel suivant le nombre Tt. Par exemple, ayant fixé les décimales de TC à un certain nombre, nous pourrions ajouter l'unité à la dernière décimale, ce qui nous ferait sortir de 7t. Mais le lecteur attentif fera remarquer qu'il sera toujours possible de retenir une décimale de plus à 7t et d'ajouter l'unité à celle-ci, ce qui montre qu'entre deux réels quelconques, il y aura toujours une infinité de réels qui ne seront identifiés que par approximation, mais qui demeureront non identifiables en leur qualité de réel autrement que par approximation. Cela indique que le successeur immédiat de Tt n'est pas identifiable ni à partir de Tt, ni à partir de lui-même. Il en va de même pour les réels en général : il y a une infinité de réels non identifiables qui ne pourront jamais être associés à un entier.

Là où une infinité de rationnels sont nécessaires pour épuiser les entiers, Tt à lui seul est en mesure d'épuiser la totalité des entiers, de même pour tout irrationnel. La bijection entre les réels et les entiers étant impossible, le nombre des réels se doit donc d'être plus grand que celui des entiers, et donc d'une puissance d'infini plus grande.

Ce qui est choquant pour la raison est que nous avons deux ensembles, tous deux infinis, mais dont le nombre d'éléments est différent. Cependant, il est tout de même clair qu'il y a toujours de l'espace entre deux membres du premier ensemble, et que pour combler cet espace nous aurons besoin de nouveaux membres en quantité telle que d'un ensemble de points nous puissions engendrer la ligne et donc l'espace.

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L'infini au sens 3 : le continu

Nous somme en quelque sorte prisonniers du nombre réel (irrationnel) que nous cherchons à identifier et à associer à un entier; aussitôt qu'on décide de suivre la trace des décimales, rien ne permet de sortir de ce chemin sans utiliser d'approximation ou un principe de limitation tel que celui utilisé plus tôt - voilà qui nous permettrait d'arrêter le devenir du comptage pour se placer « au-dessus » du nombre et de contempler le chemin dans sa totalité, mais cette totalité ne serait que le signe de la limitation concrète imposée par l'approximation.

Ainsi, idéalement, le passage d'un réel à un autre ne devrait pas se faire par saut comme c'est le cas pour les rationnels, qui ont une périodicité dans leurs décimales et donc une certaine clôture qui les séparent les uns des autres. Les réels n'ont pas de telle clôture determinable : le passage de l'un à l'autre devrait se faire de façon lisse, en continu. Ceci indique que le nombre réel n'est parfaitement identifié comme tel que moyennant une précision infinie (au deuxième sens). Bref, idéalement, le nombre réel correspond exactement à un point géométrique; et puisque tout point géométrique pris au hasard sur une ligne correspond à un nombre réel, la ligne doit mathématiquement être composée d'un continu de points simples.

Voilà qui peut sembler contradictoire. Comment, en effet, est-il possible qu'une ligne soit composée de choses n'ayant point d'étendue ? Par contre, comme dit Leibniz, « il faut qu'il y ait des substances simples, puisqu'il y a des composés ; car le composé n'est autre chose qu'un amas ou aggregatum des simples »26. Le simple, dans ce cas

mathématique qui nous concerne, doit être une chose actuellement infiniment petite, et doit donc former le composé qu'est la ligne.

Ainsi, l'infini au troisième sens surgit donc lorsque « nous regardons les points d'un segment comme une collection d'objets qui nous est donnée »27. Donc, « les points du

segment 0-1, ou, ce qui revient au même, la collection des nombres réels compris entre 0 et

Leibniz, La Monadologie, §2, version électronique, « collection Les classiques des sciences sociales ». "Hilbert, « Sur l'infini », p. 97.

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1 »28, dans la mesure où ils peuvent « s'énumérer au moyen des nombres du tableau qui

venait d'être formé » , c'est-à-dire avec les nombres de la deuxième classe (oméga et suivants), posent « le célèbre problème du continu »30 que Hilbert considère avoir prouvé

dans l'article cité ici31. Par contre, que l'hypothèse mathématique du continu soit un

indécidable compte tenu du théorème d'incomplétude de Gôdel, c'est-à-dire qu'il ne puisse être prouvé ni vrai ni faux à l'intérieur même du cadre de la théorie des ensembles, que la cardinalité d'un ensemble de points soit de la deuxième puissance, de la troisième, ou d'une autre de l'infinité possible de nombres transfinis, ce n'est pas à nous d'en décider. Ce qui importe ici est de bien comprendre la teneur des trois infinis découverts à l'aide de Cantor et de Hilbert. Le premier des trois est une construction illimitée et il est celui qu'il est possible d'associer avec la nature. Le deuxième compte le nombre d'éléments dans un système d'éléments discrets tandis que le troisième « énumère » le continu.

Naissance de l'univers

À première vue, la matière présente dans la nature nous donne une impression de continuité, c'est-à-dire que lorsqu'on observe une flaque d'eau, par exemple, un spéculateur métaphysique pourrait raisonner que les propriétés de l'eau seront les mêmes peu importe la petitesse du volume qu'il examine, et qu'ainsi l'eau est divisible à l'infini. L'expérience scientifique montre au contraire que la matière est composée d'atomes indivisibles, de quanta d'énergie, etc., « le résultat est chaque fois qu'un milieu continu et homogène, indéfiniment divisible et réalisant ainsi l'infini de petitesse, ne se rencontre nulle part. La divisibilité à l'infini d'un milieu continu est une opération qui n'est possible que dans la pensée »32. Autrement dit, la matière réelle possède toujours une étendue spatiale qui fait en

2%Ibid., p. 98. 29Ibid., p. 112. "Ibid.

lIbid. « La réponse est affirmative : les points d'un segment peuvent s'énumérer par les nombres de la seconde classe, c'est-à-dire, en langage vulgaire, par simple prolongation de l'énumération au-delà de l'infini dénombrable ».

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sorte qu'il est impossible de réduire ses grandeurs au point de lui faire perdre une ou plusieurs dimensions (longueur, largeur ou hauteur). Dans la nature, il n'y a donc pas de point géométrique observable, pas de ligne unidimensionnelle, pas de carré sans épaisseur -tout se présente toujours en trois dimensions. Pour ce qui est de la grandeur de l'univers, c< du fait qu'au delà d'une portion d'espace il y en a toujours encore, il suit seulement que l'espace est illimité, mais nullement qu'il soit infini. Illimité et fini sont en effet des qualités parfaitement compatibles »33.

L'idéalité de l'espace et la réalité de l'étendu sont incommensurables : bien que l'espace vu sous son aspect géométrique ou idéal soit continu, la matière réelle occupant un certain espace ne peut être que discrète ou ultimement staccato. Mais qu'en est-il du passage du temps ? L'horloge nous permet de comprendre le temps comme la progression d'un certain nombre, les secondes, et le passage du temps se mesure comme la succession illimitée de ces secondes. Ainsi la seconde représente un intervalle de temps sur lequel le flot se fait sentir, intervalle qui peut se subdiviser jusqu'à devenir aussi petit qu'on voudra.

Une des questions possible est de savoir si la succession se fait de façon discrète, c'est-à-dire par sauts, à la manière des rationnels, ou encore de façon continue comme pour les réels. Nous pourrions temporairement définir un instant comme une « coupe immobile », comme le dit si bien Gilles Deleuze34, au même sens qu'une photographie est

une coupe temporelle prise à un instant précis. Le passage du temps serait alors analogue à la succession de ces instants ou des photographies, ce qui revient à dire que le passage du temps est une succession de boîtes spatiales desquelles le mouvement est exclu. Exclu, en effet, car l'instant comme coupe temporelle immobile rejette le temps et le mouvement de lui-même, et « vous aurez beau rapprocher à l'infini35 deux instants ou deux positions, le

mouvement se fera toujours dans l'intervalle entre les deux, donc derrière votre dos »36.

Pour rendre justice au mouvement et au temps, qui sont interdépendants, nous avons ici besoin du continu - le flot du temps et le mouvement se font de façon continue. Dans ce cas, la notion d'instant sert ici à délimiter un intervalle continu sur lequel il y a mouvement

nIbid, p.94-95

34cf. Gilles Deleuze, Cinéma 1 L'image-mouvement, Paris : Éditions de Minuit, p. 9.

35L'infini est ici compris comme notre infini 1, infini improprement dit comme dirait Cantor. 36Ibid.

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et temps. Considéré ainsi, l'instant fait office de balise servant à la mesure, de telle sorte que nous sommes à même de dire qu'entre une certaine photographie prise à l'instant 1 et une autre prise à l'instant 2, il s'est écoulé un certain temps; nous comparons ensuite cet intervalle à un mouvement pendulaire étalon, l'horloge, pour en établir la mesure. Les instants se comptent ainsi comme on le fait pour les nombres, c'est-à-dire par addition successive.

Analyse quantitative du passé

La question de savoir si l'univers dans lequel nous vivons a eu un commencement dans le temps est d'abord un problème de comptage. Il suffit de se définir un intervalle entre deux instants qui servira de référence, pourquoi pas une seconde, et de voir si le passé peut être composé d'une infinité de ces intervalles prédéfinis, donc, ici, de voir si le passé peut comporter une infinité de secondes.

L'écoulement du temps, le mouvement, le devenir se fait toujours au présent puisqu'il est en acte, une action. Ce qui est écoulé, mu, devenu, est passé. La source de l'écoulement, la direction du mouvement, l'anticipation du devenir est le futur. Par simplicité pour l'analyse, il convient de se placer au-dessus de la ligne du temps, si j'ose dire, et de se définir un instant à partir duquel tout ce qui est situé avant lui est le passé et tout ce qui situé après lui est le futur . Appelons-le pour le moment l'instant zéro.

La direction du temps est capitale pour la compréhension de l'analyse, celle-ci étant dirigée du passé vers le futur, et ce par définition - le point se déplace de gauche à droite à vitesse qu'on peut supposer constante, les instants situés à gauche sont passés et ceux à droite sont futurs.

37Cette vision géométrique contraint à traiter le temps comme une dimension d'espace quadridimensionnel, où l'instant décidé comme présent est une boîte tridimensionnelle qui simule le passage du temps en se déplaçant selon une quatrième dimension perpendiculaire aux trois d'espace habituelles. Il s'agit en quelque sorte de la traditionnelle ligne du temps, où les trois dimensions d'espaces sont réduites en un point pour fin d'analyse.

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I O

Nous tâcherons de ne pas oublier, à l'instar de Karl Popper , que les événements ou instants sont dits passés parce qu'ils sont devenus, et que les événements ou instants sont dits/«/Mrs- parce qu'ils sont à-venir. En effet, Popper se place dans la pure abstraction pour

montrer que le passé comme le futur peuvent former des ensembles infinis actuels au sens de la théorie de Cantor exposée plus tôt. Il nous dit ceci :

We can regard the past time or elapsed time and the future time or impending time as symmetrical with respect to infinity. Both may be regarded as consisting of infinite sequences of temporal units, and therefore as potential infinities; and both may be regarded as infinite sets of temporal units, and therefore as actual infinities39.

Ce que je traduis en disant qu'il est possible de se construire une expérience en pensée au cours de laquelle nous comptons indéfiniment les instants futurs dans la direction où ils se produiront de même que les instants passés à rebours dans la direction contraire de leur apparition; nous regardons dans un deuxième temps la totalité de ces instants comptés dans leur ensemble et, puisque nous sommes dans une expérience en pensée, rien n'empêche que ces ensembles soient infinis41. Ce n'est par contre qu'en négligeant la direction du temps

que Popper peut affirmer cette symétrie entre passé et futur. Il poursuit l'analyse ainsi :

We have only to realize that we must count our units of time (say, years) from some given instant of time (say, the birth of Christ or the year A.D. 800). From that given instant we can count units (years) either in the positive direction (that of the "arrow of time") or in the negative direction. In each case we obtain a sequence of units which corresponds exactly to the sequence of natural numbers: a "potential" infinity. If however, we consider "the whole past" or "all the units of time in the past" that is to say, the set of the units of time in the past, then we obtain a Cantorian actual infinity. This is precisely the same whether we look at the whole or "elapsed" past or the whole or "not yet elapsed" future42.

38Karl Popper, « On the Possibility of an Infinite Past », Brit. J. Phil. Sci., vol. 29 (1978), p. 47-48. 39Ibid, p. 48.

40Infmi 1 4'Infini 2 nIbid.

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Popper tente de nous convaincre que le passé comme le futur peuvent être à la fois des suites infinies ET des ensembles infinis. Est-ce le cas ? Voyons en détail pourquoi la négative s'impose. Bien sûr, Popper se définit avec raison un point de repère historique; la naissance du Christ est excellente puisqu'elle correspond conventionnellement à l'an zéro, ce qui est une date parfaite pour notre instant zéro, qui sert momentanément (et géométriquement) d'instant présent.

C'est la thèse de la symétrie qui ne tient pas. Popper, à l'aide de la théorie de Cantor, pense avoir contredit la thèse de la première antinomie de Kant, qu'il exprime excellemment : « Kant implies that there is an asymmetry with respect to infinity between the past and the future: according to Kant, the past cannot be regarded as potential infinite; if infinite, then it must be actually infinite. But the future can be potentially infinite » . Une fois le problème bien posé, c'est évidemment Kant qui a raison sur ce point.

D'abord, examinons le cas du futur. Certes, il est correct de concevoir le futur comme une suite infinie, si l'infini est compris dans le premier sens expliqué plus tôt, comme illimité. Chaque seconde ou chaque année qui passe est en quelque sorte un instant futur transformé par le présent en instant passé. Le futur n'est en un sens rien d'autre que la direction de l'écoulement du temps. Les instants futurs ne sont pas encore donnés dans l'expérience : ils sont strictement potentiels, en construction-non-encore-actualisée, et ne peuvent donc pas être considérés comme un tout donné puisqu'il y aura toujours des instants futurs en devenir après ceux que nous avons choisis.

Le propre du futur est de n'être-pas-encore. Considérer l'ensemble des instants futurs comme une totalité achevée implique soit que l'écoulement du temps est arrivé à sa fin (achevé donc fini), soit que la succession des instants a subi un saut fantastique dans les transfinis cantoriens. Ce saut, admettant qu'il soit possible, ne peut évidemment se faire qu'au présent puisque ce saut doit être une action concrète; le présent aurait donc atteint cet instant oméga situé plus tard que n'importe quel instant de la totalité des instants qui le précèdent - et cette totalité ne peut qu'être passée. Le futur, donc, en tant que stricte construction potentielle, s'il n'est pas fini doit être infini potentiel, mais jamais actuel.

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La totalité donnée est réservée à la partie achevée d'une construction, donc, en ce qui concerne le temps, au passé. « The difference between past time and future time is important », nous dit avec raison Popper, « but it does not correspond to the difference between actual or potential infinity w44, ce qui est une conséquence de son analyse. Mais en

ajoutant les éléments dont il a fait abstraction, nous voyons clairement que l'actualité ou la potentialité de l'infini est au contraire une différence capitale entre passé et futur. Poursuivons.

Examinons maintenant le passé. Est-ce que le passé peut lui aussi être infini potentiel comme le suggère Popper ? Non. Son expérience en pensée suggère de suivre à rebours la succession passée de l'instant zéro ad infinitum, supposant bien sûr qu'un instant d'origine ne sera jamais atteint par ce regressus, de la même manière qu'on compterait les entiers négatifs à partir de zéro, opération qui n'a pas de fin, comme on le sait. Mais justement, ce regressus ne peut être infini potentiel que dans la mesure où on présuppose qu'une origine ne sera jamais atteinte. Cela revient à présupposer l'inexistence d'un premier instant pour montrer l'inexistence d'un premier instant, ce qui est évidemment une tautologie inacceptable. Voilà ce qui arrive lorsqu'on regarde les choses à l'envers!

Car c'est effectivement le compte à rebours qui brouille l'analyse. Les instants du passé se sont écoulés selon la flèche du temps, dans le sens positif, et se doivent d'être considérés comme tels. L'instant zéro, qui représente en quelque sorte le point de départ pour le futur, représente au contraire un point d'arrivée pour le passé.

C'est donc dire que les instants passés se sont écoulés dans le sens positif jusqu'à ce que l'instant zéro soit atteint - nous avons donc cette certitude que la succession des instants passés a abouti à un instant identifiable. Bref, nous savons que l'an zéro a été atteint, et qu'il est un point d'arrivée. Le passé s'est construit par succession, certes, et pour cette raison peut être vu comme une série d'instants, mais cette série se termine à un instant donné - la série des instants passés n'est donc en aucune façon illimitée, puisqu'elle est justement limitée dans sa succession par l'an zéro (ou n'importe quel autre instant). Parler

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d'infini potentiel pour une série limitée par un point d'arrivée est bien sûr contradictoire -si le passé est infini, ce ne peut être qu 'actuellement infini au sens de Cantor.

Les instants passés sont déjà donnés et peuvent par conséquent être considérés comme formant un tout, et nous pouvons parler de l'ensemble des instants passés. Voici donc l'alternative : 1-soit cet ensemble est fini, 2-soit il est infini actuel.

Le premier cas est trivial : il y a un premier instant correspondant au commencement de l'univers dans le temps et un dernier instant passé atteint par succession finie (l'an zéro).

Si par contre l'ensemble est infini actuel, c'est que l'an zéro est l'instant correspondant directement à l'instant oméga, c'est-à-dire que la succession des instants passés aboutit à un certain instant qui n'a pas de prédécesseur immédiat (!). Il y aurait donc nécessairement un moment qui servirait de transition fluide entre un nombre fini et un nombre transfini. Mais la théorie de Cantor est claire là-dessus, la succession des entiers comme tel ne permet pas de passer d'un ordinal fini à un ordinal transfini sans passer par le principe d'arrêt qui stoppe la succession par la pensée et fait faire le saut par l'imagination.

C'est donc le principe d'arrêt qui permet é'imaginer un nouveau nombre situé après tous les nombres finis, parmi lesquels il n'y a pas de maximum, et qui n'a par conséquent pas de prédécesseur immédiat. Est-ce que l'instant zéro en question répond à ces conditions ? Non. Certes, il est situé après tous les instants qui le précèdent, mais il possède par contre un prédécesseur immédiat qui, lui, représente le maximum de tous les instants qui le précèdent. Si l'instant zéro n'a pas de prédécesseur immédiat, comment a-t-il pu être atteint en premier lieu si aucun instant de la succession ne permet d'aboutir à lui ? Si l'ensemble des instants passés est infini actuel et que l'instant zéro correspond à oméga, il s'en suit que le présent n'aurait jamais pu être atteint par le passage du temps, ce qui est évidemment une contradiction.

Nous devons donc conclure de notre analyse que l'ensemble des instants passés est nécessairement fini, ce qui prouve rigoureusement la thèse de Kant à l'intérieur même de la théorie des ensembles transfinis de Cantor.

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Ce n'est pas parce que nous décidons de nous représenter les instants passés dans leur ensemble plutôt que dans leur succession naturelle que cet ensemble devient magiquement infini sous prétexte que Cantor nous offre la théorie pour se l'imaginer. L'erreur principale de Popper est, comme pour ceux qui utilisent la théorie cantorienne des ensembles pour prouver l'infinité du passé, ou que l'univers n'a pas de commencement, de confondre la réalité avec ce qui est uniquement possible en pensée45. Popper s'extrait

complètement du devenir pour se placer du point de vue de l'éternel; ainsi, il perd tout repère, direction et succession, il s'envole dans l'éternel par l'abstraction pure comme un ballon gonflé d'hélium pour ne plus jamais remettre les pieds sur le plancher des vaches. Ensorcelé par le « paradis que Cantor a créé pour nous »46, il perd tout contact avec la

réalité. Certes, l'analyse que je présente ici propose similairement d'extraire le regard du devenir pour contempler la ligne du temps « du dessus », mais en gardant toujours un pied dans ce devenir pour ne pas perdre de vue la direction du temps, ce qui permet de se rendre compte que le paradis cantorien ne touche pas à la réalité objective - ce que la théorie même de Cantor montre clairement.

Sans doute que nous pourrions dire la même chose au sujet de l'appareil cantorien que ce que dit David Hilbert d'Euclide : « la géométrie euclidienne est sans doute un édifice, un système logique, sans contradiction interne; mais il ne s'en suit pas qu'elle soit applicable dans la réalité »47. Il me semble que ce qui vient d'être exposé indique

clairement que la théorie des ensemble transfinis de Cantor n'est pas applicable à la réalité au moins en ce qui concerne la quantité. Hilbert résume ainsi : « l'infini ne se trouve réalisé

Le lecteur intéressé pourra se référer à CRAIG, W. L. & SMITH, Q. (1993) Theism, Atheism, and Big Bang Cosmology. Oxford, Oxford University Press, pour un débat intéressant entre Craig et Smith portant entre autre sur la question ici relevée, Craig étant, si j'ose dire, infiniment plus convaincant. Outre l'article de Popper, qui me semble le mieux articuler la position infinitiste par sa brièveté et sa clarté, voir à ce sujet : HUBY, P. M. « Kant or Cantor ? That the Universe, if Real, Must Be Finite in Both Space and Time », Philosophy, vol. 46, n° 176 (1971), p. 121-132; WHITROW, G. J. « On the Impossibility of an Infinite Past »,

Brit. J. Phil. Sci., vol. 29 (1978), p. 39-45; CRAIG, W. L. « Whitrow and Popper on the Impossibility of an Infinite Past », Brit. J. Phil. Sci., vol._30 (1979), p. 165-170; CONWAY, David A. « Tt Would Have Happened

Already'... », Analysis, vol. 44, n° 3 (1984), p. 159-166; SMALL, Robin «Tristram Shandy's Last Page», Brit. J. Phil. Sci., 37 (1986), p. 213-216; et pour un excellent exemple d'exercice intellectuel qui sacrifie toute référence réelle, voir EELLS, Ellery « Quentin Smith on Infinity and the Past », Philosophy of Science, vol. 55 (1988), p. 453-455.

46Hilbert, « Sur l'infini », p. 100. 41Ibid, p. 94.

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nulle part; il n'est pas présent dans la nature, et nous ne pouvons non plus le considérer comme le fondement de notre pensée intelligible - remarquable harmonie entre l'être et la pensée [...] Le rôle qui reste à l'infini est seulement celui d'une idée - si l'on entend par idée, comme faisait Kant, un concept de la raison qui dépasse toute expérience, et par lequel le concret se trouve complété dans le sens de la totalité »48.

Origine cause de soi

Ce qui est présenté ici mène à des conclusions en faveur de la nouveauté du monde, c'est-à-dire en faveur de l'existence d'un moment dans le temps où l'univers tel que nous le connaissons est passé du non-être à l'être. Ce qui ne va pas sans difficulté, comme le montre Kant dans son antinomie de la raison pure, car ce commencement implique que l'univers soit borné par un temps vide d'où aucun commencement n'est possible49. Mais

pour Dieu, tout est possible - il serait donc bien pratique qu'un Dieu existe afin de donner cette première impulsion du haut de son éternité. Dieu servirait ici à rendre compte de l'insuffisance de la raison à connaître ce qui est extérieur au champ d'expérience - ce qui « est » avant le commencement de l'univers est justement hors du champ d'expérience et constitue en quelque sorte la limite de la connaissance rationnelle. C'est pourquoi la question de l'origine est un point de rencontre privilégié entre la philosophie et la théologie, cette dernière incitant à se ranger derrière elle dans sa foi en l'existence d'un être cause de soi, un dieu créateur dont l'essence enveloppe l'existence.

La science moderne, dans son examen du monde empirique, découvre non seulement des lois causales donnant un certain pouvoir de prédiction sur le comportement de la matière, mais aussi que la matière subit une certaine évolution et montre une tendance à s'assembler et à se complexifier. Les observations astronomiques du vingtième siècle, supportées par un appareil axiomatique (relativité générale), permettent de retracer l'évolution de l'univers et de remonter jusqu'à une certaine époque où il était contenu en

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entier dans une zone extrêmement dense et chaude, le moment où l'univers est entré dans sa phase d'expansion, le big bang. « This means that all the matter inside our past light cone is trapped in a region whose boundary shrinks to zero »50, nous dit Stephen Hawking. De

même, « in the mathematical model of general relativity, time must have a beginning in what is called the big bang » .

Hawking pense ainsi avoir réussi à contourner l'antithèse de Kant52, mais il ne

fournit à vrai dire qu'un argument a posteriori en faveur de la thèse du premier conflit de la raison pure. C'est-à-dire, la science permet de remonter les instants jusqu'à ce qu'il appelle le « commencement du temps par le big bang ». En toute rigueur, il ne s'agit pas d'un argument en faveur du commencement du temps, mais bien d'un commencement dans le temps de l'univers tel que nous le connaissons. Tout ce que peut dire la science est que toutes les observations pointent vers un certain point de départ - ce big bang a soit émergé d'un temps vide, soit de ce que nous pourrions appeler un pré-univers, deux possibilités touchant des connaissances extérieures au champ d'activité scientifique puisque non spatio-temporellement localisables. La science, tout comme Hawking et compagnie en leur qualité de scientifiques, ne peuvent en aucune façon se prononcer sur la cause de ce début, puisque celle-ci sera nécessairement située à l'extérieur de l'empirique. Par ailleurs, au lieu d'éliminer l'origine et de transposer celle-ci dans un pré-univers justifiant causalement notre univers, cette seconde possibilité pose à nouveau la question du commencement. Car s'il existe un univers précédant ci, le même raisonnement s'applique à savoir si celui-ci a débuté dans le temps, et l'affirmative s'impose si l'on se fie à l'argumentation établie plus tôt. Ce nouveau commencement pose évidemment le même problème, qui peut être temporairement absorbé par un pré-pré-univers et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'on se rende compte par le raisonnement cantorien qu'un de ces (pré-)univers doit être le premier... bien que la creatio ex nihilo soit inconcevable.

49cf. Kant, Critique de la raison pure, trad. A. Renaud, Paris : GF Flamarion, 2001 (AK III, 294-295), p. 431. 50Stephen Hawking, The Universe in a Nutshell, New York: Bantam Books, 2001, p. 41.

51Ibid.

52« We had sidestepped Kant's antinomy of pure reason by dropping his implicit assumption that time had a meaning independent of the universe ». Ibid.

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Temps cyclique

Parmi les scénarios d'expansion liés à la théorie du big bang, le plus intéressant pour la présente analyse est celui d'un univers à géométrie sphérique, qui s'accompagnerait d'une phase de rétraction et terminerait sa course dans une inversion du big bang, un big crunch53. La géométrie sphérique est d'ailleurs celle que défend Hawking54. Une première

remarque est le lien avec l'idée d'un pré-univers. Le big bang est peut-être le big crunch de ce pré-univers, ce qui laisserait entendre que l'univers soit en oscillation entre ces deux états, c'est-à-dire en mouvement alternatif du type respiratoire entre big bang et big crunch.

Pour comprendre la géométrie sphérique, il s'agit d'abord de visualiser une sphère, mais dont la surface n'est plus à deux mais à trois dimensions. Dans ce scénario, l'univers est la surface d'une hypersphère à quatre dimensions. L'avantage conceptuel d'un tel modèle est d'emblée que le monde peut être illimité, et donc sans bords, mais en ayant toutefois un volume fini determinable. En effet, la surface de la sphère présente une aire qui est nécessairement de quantité finie, mais dont un déplacement sur cette surface ne rencontrera jamais de bord, il se prolongera à l'infini sans jamais trouver de limite. La sphère est donc telle une coquille vide dont seule la surface existe. De même pour l'univers, les trois dimensions d'espace sont courbées de telle façon qu'elles forment une coquille vide, une hypersurface à trois dimensions. Le moment du big bang représente alors cet instant où l'hypersurface était à son plus petit.

L'expansion de l'univers est ainsi l'agrandissement de cette coquille vide, tel un ballon qu'on gonflerait d'air. Cette représentation permet de voir clairement que le big bang ne s'est pas produit en un lieu privilégié comme c'est le cas pour une explosion : il s'est plutôt produit partout en même temps, l'univers a toujours été et sera toujours la coquille, le big bang signale simplement le début de la phase d'expansion.

Dans une mentalité grecque, on pouvait se demander, dans le cas où l'univers était dit fini, ce qu'il adviendrait d'une flèche lancée avec force lorsqu'elle atteindrait les confins

53Les deux autres possibilités sont une géométrie plate et une autre en forme de selle de cheval. Cf. voir Hawking, p. 83-85.

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de cette finitude. Il est clair qu'aucun paradoxe ne surgit ici : la flèche repassera par son point de départ. Lawrence Krauss l'exprime poétiquement : « if you looked far enough in any direction, you would see the back of your head »55.

Se peut-il donc qu'une telle topologie de l'espace soit applicable à la structure temporelle ? À la question qu 'y avait-il avant le commencement ? nous pourrions ainsi répondre que ce moment identifié comme le commencement n'en est justement pas un, qu'il n'est qu'un point de transition pouvant servir de repère cosmologique signalant un recommencement du cycle. Il n'y aurait alors aucune gêne à considérer le passé comme infini puisque le problème de la création à l'origine... n'est plus un problème.

Éternel retour

Voilà qui donnerait raison au nain de Zarathoustra. « Courbe est toute vérité; le temps même est un cercle »56, dit-il au déplaisir du sage. « Esprit de pesanteur, dis-je irrité,

ne te fais pas trop légère la tâche! Sinon je te laisse croupir, pied-bot, là où tu t'es accroupi » , le je en question étant Zarathoustra lui-même. « Vois, dis-je, cet instant! De ce portique Instant court en arrière une longue, une éternelle voie; derrière nous s'étend une éternité »58.

Suivant des considérations du type statistique, Nietzsche remarque que si le temps est infini et l'espace fini, il y a nécessairement une quantité finie d'agencements de la matière qui ont eu une éternité (sempiternité) pour essayer toutes les permutations possibles. L'instant présent, celui où Zarathoustra discute avec le nain, est une de ces permutations qui s'est nécessairement produite plus tôt dans le passé, celui-ci étant infini dans sa vision des choses. « Et si ce moment présent a déjà existé, alors celui qui l'a produit

54Cf. Ibid, p. 85.

55Lawrence M. Krauss, Hiding in the Mirror, New York: Viking, 2005, p. 68.

56Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, troisième partie / De la vision et de l'énigme, trad. M. de Gandillac, Paris : Folio Gallimard, 1971, p. 212.

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et l'antécédent de ce dernier, etc. - il en résulte que lui aussi a déjà existé une deuxième, une troisième fois - et qu'il reviendra de même une deuxième, une troisième fois, un nombre infini de fois dans le passé et dans le futur »59, donc toute la chaîne causale qui a

menée jusqu'à ce moment présent a déjà existé.

Cela impose ce curieux raisonnement que si je remonte de maillon en maillon la chaîne causale, je retombe inévitablement sur le moment présent. Par conséquent, n'importe quel instant devient sans discrimination cause de soi.

Il n'est pas d'instant qui ait de sens ou de consistance en dehors du contexte où il est venu à exister. On n'extrait pas un événement de son contexte comme on retire un grain de sable de la plage, ce dernier restant intact même s'il est relocalisé. L'événement retiré de son contexte meurt aussitôt - c'est l'état de choses le précédant qui lui donne vie.

Si le présent et tout état de chose sont pour revenir infiniment, nous devons pouvoir établir une séquence d'événements déterminée, et c'est elle qui reviendra infiniment. La moindre variation dans la séquence entraîne nécessairement une autre suite, ou encore un prolongement de celle-ci indiquant qu'elle n'était pas terminée. Une séquence se répétant indéfiniment, n'est-ce pas ce qu'on a l'habitude d'appeler un mouvement circulaire, ou, en langage informatique, une boucle infinie ? Il n'y a alors plus aucune différence entre une ligne du temps sur laquelle un segment se répète de manière identique à l'infini, aucune différence, dis-je, avec un temps cyclique où les deux extrémités de la séquence sont rattachées en un point pour former un cercle.

Si, par exemple, je considère la suite des événements de ma vie entière comme une telle séquence, je remarque que chaque événement ou choix a d'abord été possible, et c'est ma liberté qui a fait passer ce possible dans la réalité. La possibilité que je sois physicien, par exemple, doit se réaliser puisqu'elle correspond à une permutation possible (ou à un ensemble de permutations possibles) et que, dans la vision de Nietzsche, toutes les permutations possibles doivent avoir été réalisées dans le passé puisqu'en quantité finie, et que le temps est infini. Dans ce cas, ce que je revis n'est absolument pas la même séquence,

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