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Le rêve d'un homme ridicule

ce Aristote remarque dans sa Poétique que la poésie est supérieure à l'histoire, parce que l'histoire n'expose que ce qui est arrivé, la poésie ce qui aurait pu ou dû arriver, c'est-à- dire que la poésie dispose de la possibilité »143. Dans le langage qui précède, c'est dire que

l'histoire ne dispose que du possible qui se veut annihilé par la réalité, tandis que pour la poésie ou la littérature, ces possibles ont encore de la réalité, réalité pouvant être saisie au vol et couchée sur papier par l'écrivain qui la met à la disposition de toute imagination qui retracera pour elle-même ces chemins qui auraient autrement été perdus dans l'abîme du néant. La réalité pensée est réelle en tant que possible, mais cc il n'y a qu'un seul intérêt : celui d'exister »144, ce n'est alors que si elle pousse à l'action, donc à l'éthique, que la

réalité pensée ou encore le rêve auront une quelconque possibilité d'intérêt.

cc Si je pouvais exprimer un désir, je voudrais que nul lecteur ne posât cette profonde question : et si Adam n'avait pas péché ? À l'instant où la réalité est posée, la possibilité passe à l'écart comme un vain objet de tentation pour tous les esprits irréfléchis »145. Certes, la possibilité passe au néant aussitôt que la réalité devient, mais ce

n'est pas nécessairement questionner la science que d'interroger l'ipséité impeccable de l'homme d'avant qu'Adam ne pèche, ce cc avant » n'étant bien sûr que possible et principalement du domaine de la poésie. Mais peut-être est-ce précisément cette question que pose Dostoïevski dans son texte admirable Le rêve d'un homme ridicule : qu'est-ce qu'une communauté pré-adamique ?

Car il s'agit bien en effet d'un rêve dans cette œuvre très courte mais exceptionnellement riche. c< Je suis un homme ridicule »146, dit le héros qui ne sera jamais

nommé. Et nous parlions d'intérêt - d'intérêt, il n'en a point, au point où il a pris la ferme décision de mettre fin à ses jours il y a quelques jours de cela. Mais tout lui est tellement

143 Kierkegaard, Post-scriptum, p. 270. 144 Ibid.

145 Kierkegaard, O.C VII, Le Concept d'angoisse, p. 151.

égal que même se tuer est d'un intérêt qui lui est aussi égal que ne pas se tuer. Froideur de l'homme de science, désintéressement de la connaissance.

La vision d'une étoile au travers du ciel brumeux du plus lugubre jour de novembre pétersbourgeois l'inspira néanmoins d'une façon étrange, cc C'était parce que cette toute petite étoile m'avait donné une idée : j'ai décidé de me tuer cette nuit-là. Cette décision, je l'avais prise fermement depuis déjà deux mois, [...} mais tout m'était tellement égal que j'avais fini par vouloir tomber sur une minute où ça me serait moins égal - pourquoi ça, je

n'en sais rien. Et donc, de cette façon, tous les soirs, en rentrant chez moi, je me disais que j'allais me brûler la cervelle. Je guettais la minute »147. Bien sûr, aucune minute ne se

démarquait assez des autres pour s'imposer comme la minute. c< Et là, donc, maintenant, cette petite étoile m'avait donné l'idée, et j'ai décidé que ce serait absolument pour cette nuit »148. Sans raison apparente, cette étoile lointaine crée un débalancement suffisant pour

provoquer la décision radicale menant à cette action réelle du saut dans le néant existentiel. Sa décision prise, rien ne pourra plus le troubler puisqu'il disparaîtra à tout jamais. C'est justement ce qu'il croyait, jusqu'à ce qu'une petite fille trouble sa contemplation de l'étoile de la mort, cc La petite fille avait dans les huit ans, un petit foulard sur les épaules, avec juste une robe, toute trempée, mais je me suis souvenu surtout de ses souliers, troués et

trempés, et je m'en souviens toujours »149. Cette petite fille, terrorisée, implore son aide; sa

mère est mourante ou quelque chose d'équivalent, elle insiste malgré la tentative de fuite de notre héros, elle lui tire la manche, s'agrippe. « C'est là que j'ai tapé du pied et que j'ai crié »15 . Le monstre!, serions-nous tentés de juger. Pas si vite. Car bien sûr, s'il avait

décidé de s'enlever la vie, que vaut la honte de son acte si le monde cesse d'exister pour lui ? Tout devrait lui être d'autant plus égal, cc Pourquoi donc avais-je, tout à coup, senti que ça ne m'était pas égal, et que j'avais pitié de la petite fille151 ? »

cc Et bien sûr, je me serais tué sans cette petite fille »152. Car pour garder le lecteur

en haleine, Dostoïevski nous dit dès le début que notre homme ridicule a su la vérité par un

147 Ibid, p. 15. mI b i d i49Ibid ,50Ibid l 5 ,I b i d . , p . 2 \ . 152 Ibid., p. 16.

rêve, ce qui nous surprend d'emblée puisque le héros est insomniaque, cc Maintenant, ils disent'que je suis fou »153, fou justement parce qu'il prétend avoir appris la Vérité par un

rêve. Mais voilà qu'au moment décisif, de retour chez lui après sa rencontre fortuite avec la jeunesse, le revolver à la main, il s'endort, ce qu'il ne fait vraisemblablement jamais.

Il est fou, disent-ils. cc Mais n'est-ce pas égal que ce soit ou non un rêve si ce rêve est venu m'annoncer la Vérité ? Car si, une seule fois, vous avez su la vérité, et si vous l'avez vue, vous savez bien qu'elle est la vérité, et qu'il n'y en a pas d'autre et qu'il ne peut pas y en avoir d'autre, que vous dormiez ou bien que vous viviez. Eh bien, soit, c'est un rêve, soit - mais cette vie que vous placez si haut, j'avais voulu l'éteindre par le suicide, alors que mon rêve - il m'a annoncé une vie nouvelle, grandiose, puissante, renouvelée154 ! » Le monde du rêve, n'est-il pas du même domaine que celui de la poésie ?

Car même si on dit que le rêve est l'expression des désirs refoulés du sujet, ne peut-ont pas dire la même chose de la poésie, ne serait-ce qu'à titre d'hypothèse ? Le rêve, comme la poésie, relève d'abord de la possibilité. Lorsque la poésie raconte un souvenir, lorsque le rêve fait revivre un événement du passé, ils se veulent du domaine de la réalité réactualisée qui, comme l'histoire, traite de ce qui est arrivé, de la trace événementielle. Mais autrement, la réalité du songe est une réalité pensée, donc une possibilité.

La question que pose notre homme ridicule/fou prend toute sa force lorsqu'on réalise avec Kierkegaard qu'il s'agit bien d'existence ici. L'intérêt de la poésie ou du rêve se mesure aux implications éthiques qui les accompagnent comme par osmose, c'est-à-dire l'intégration existentielle qu'en fait l'individu. Lorsqu'il s'agit d'existence, cc la propre réalité éthique de l'individu est la seule réalité »155, c'est-à-dire que la réalité de l'individu

existant est celle dans laquelle il existe, cc Entre l'action pensée et l'action réelle, entre la possibilité et la réalité, il n'y a peut-être aucune différence en ce qui concerne le contenu; en ce qui concerne la forme, la différence est toujours essentielle. La réalité est ce qui intéresse, parce qu'on existe dedans »156. Donc pour que la réalité en pensée du rêve ait un

intérêt, pour que la vérité qui y est découverte puisse être considérée comme vérité au sens

mIbid., p. 11. l54Ibid, p. 25.

l55Kierkegaard, Post-scriptum, p. 277. l56Ibid., p. 289.

de vérité subjective, notre héros devra se la réapproprier et exister en elle, en faire sa propre réalité éthique. Mais poursuivons, car s'il ne s'est pas tué, peut-être est-ce parce que tout ne lui est plus tout à fait égal en dernière instance.

Car en effet, quel est-il, ce rêve ? Comme celui qui a lavé de la vaisselle toute la journée rêve qu'il en lave encore, notre homme rêva qu'il saisit le revolver et qu'il se tira une balle dans le cœur. Projeté dans son cercueil, agacé par des gouttes d'eau qui comptent les minutes en tombant dans son œil fermé suivant cet intervalle régulier, l'homme est tiré de ces ténèbres humides par un être curieux et sombrement angélique qui l'entraîne au vol dans la noirceur de l'espace, cc Je ne me rappelle plus combien de temps nous volâmes, et je n'arrive pas à me représenter : tout se passait comme toujours dans les rêves quand on saute par-dessus l'espace et le temps et par-dessus les lois de l'existence et de la raison, qu'on ne s'arrête que sur les points qui nourrissent les rêveries du cœur » . Et tout à coup apparaît dans son champ de vision cette petite étoile qu'il avait contemplée et qui l'avait convaincu de se suicider. Et c'est précisément vers cette étoile qu'ils se dirigent, étoile qui sera la destination finale de leur voyage : cc je reconnus, je ne sais pas pourquoi, par toutes les fibres de mon être, que c'était un soleil exactement pareil au nôtre, sa réplique et son double. Une sensation douce, appelante, retentit dans mon âme comme une extase : la force d'une lumière originelle, de cette lumière qui m'avait mis au monde, se répandit dans mon cœur et le ressuscita, et je ressentis la vie, la vie d'avant, pour la première fois après ma tombe »158. Sentiment irrépressible de joie, et d'autant plus fort du fait que le point de

convergence est une planète identique à notre Terre, un petit coin littéralement paradisiaque correspondant aux archipels grecs, cc Oh, tout était exactement comme chez nous, mais, semblait-il, tout irradiait une espèce de fête, une gloire grandiose, sacrée, enfin atteinte »15.

Peut-être est-ce l'impression que donnait aussi ce qu'on a coutume de nommer jardin d'Eden, et les habitants ne doivent pas être moins impressionnants, cc Et, finalement, je vis et je connus les hommes de cette terre heureuse. Ils vinrent vers moi d'eux-même, ils m'entourèrent, ils m'embrassaient [...] Jamais je n'avais vu sur notre terre une pareille beauté dans l'être humain [...] Oh, tout de suite, dès que je vis leur visage, je compris tout,

'"Dostoïevski, Le Rêve, p. 32. mlbid, p. 34.

oui, tout ! C'était une terre pas encore souillée par le péché originel, n'y vivait que des hommes qui n'avaient pas encore péché »160.

Et si Adam n'avait pas péché ? Tel est effectivement le peuple qu'a rêvé notre homme. Bien que ce soit un rêve, une chose est cependant certaine : un tel peuple est au moins possible ! cc Ils ne désiraient rien et ils étaient en repos, ils n'éprouvaient pas cette aspiration à connaître la vie que nous éprouvons nous-mêmes, parce que leur vie était toute plénitude. Mais leur savoir était plus profond et plus haut que celui de notre science ; car notre science cherche à expliquer la vie, elle cherche à la saisir par la raison pour apprendre à vivre aux autres ; eux, même sans la science, ils savaient comment ils devaient vivre » . Que de pureté dans leur mode d'être - ils ne possèdent que du savoir essentiel, c'est-à-dire du savoir qui concerne le fait d'exister, et tout ce savoir se passe de parole, il n'est précisément exprimé que par leur mode d'être, par leur manière d'agir, par leur comportement, par la pureté de leur désirs. Mais poursuivons, car c'est surtout l'aspect vérité qui est au cœur de cette analyse. Car bien sûr, si c'est la vérité que notre homme a vue, ce doit être en un autre sens que celui de vérité objective, car le propre du rêve est précisément de s'extraire à l'objectivité.

c< Oh, maintenant, ils se moquent tous de moi, en face, ils m'assurent que, même en rêve, on ne peut pas voir tous ces détails que je rapporte maintenant, que, dans mon rêve, je n'ai ressenti qu'une simple sensation, née du propre délire de mon cœur, et que, les détails, je les ai inventés une fois que je me suis réveillé. Et quand je leur ai révélé que, peut-être, cela était réellement advenu, mon Dieu, quel rire ils m'ont jeté à la figure, et quelle gaité je leur ai procurée162 ! » Peut-être comprenons-nous un peu mieux les raisons qui ont forcé

Abraham au silence quant à sa mission. Sauf qu'au lieu d'éclats de rire il aurait probablement reçu des cris étranglés de larmes. Mais Abraham devait garder le secret quant à l'objet de sa mission - notre homme ridicule est plutôt face à une révélation pré- missionnaire qui lui procure une joie telle qu'il ne peut que la partager.

1(0 Ibid, p. 36. 161 Ibid, p. 41-42. 162 Ibid, p. 46.

cc Mais comment pourrais-je ne pas croire que cela fût en réalité ?[...] Je veux bien que ce rêve ait été le produit de mon cœur, mais est-ce que le cœur seul était capable de faire naître cette vérité abominable qui m'est advenue par la suite ? » Question légitime, puisque si le rêve n'est que la manifestation des désirs les plus forts, comment comprendre cette horreur : ce... je les ai tous corrompus164 ! » Comme quoi un visiteur ne peut que

troubler l'harmonie établie d'un milieu, comme si la résonnance qu'ont les habitants les uns avec les autres ainsi qu'avec leur environnement ne survit pas à la dissonance causée par une note étrangère. Tache indélébile, cc Je sais seulement que la cause du péché originel, c'était moi »165. Cet émoi que vit notre homme se comprend particulièrement bien. En

quelque sorte, il porte le poids le plus lourd de la honte; il est à l'extrême de la honte, comme dirait Bataille166. C'est par sa simple présence qu'il souille ces être purs qui

finissent par apprendre le mensonge et à se quereller. Il est la cause de l'oubli de l'être pré- adamique.

Ils finissent par inventer la science dans le but de retrouver cette vérité oubliée, par déifier un désir d'innocence qui est maintenant transcendante. Un voile les empêche de voir la réalité du mode d'être qui précédait cette corruption, cc Ils me répondaient : "Tant pis si nous sommes faux, méchants, injustes, nous le savons, et nous pleurons, nous nous torturons nous-mêmes pour cela, nous nous martyrisons et nous punissons plus, peut-être, même, que ce Juge miséricordieux qui nous jugera et dont nous ignorons le nom. Mais nous avons la science, et c'est par là que nous retrouverons la vérité, mais, cette fois, nous la recevrons en toute conscience. La connaissance est supérieure aux sentiments, la connaissance de la vie - supérieure à la vie. La science nous donnera la sagesse, la sagesse nous révélera les lois, et la connaissance des lois de la sagesse est supérieure à la sagesse" »167. Curieusement, et c'est bien ce qui aurait horrifié Kierkegaard, ils placent ce

qui est.tout à fait sans intérêt au cœur de leur quête existentielle, ce qui les exclut d'emblée du développement de leur intériorité dans leur quête de vérité. Car en effet, si c'est le savoir de ce que c'est d'être sage qui est qualitativement supérieur à la sagesse elle-même, c'est-à-

163Ibid, p. 47 l64Ibid ,65Ibid, p. 51.

166Cf. Georges Bataille, L'Expérience intérieure. l67Dostoïevski, Le Rêve, p. 53.

dire à être sage ou devenir sage, c'est l'objectivité extérieure à soi de la sagesse qui est visée plutôt que l'intériorité exigée du devenir-sage. Il n'y a pourtant aucun changement qualitatif chez l'individu savant tant qu'il n'y a pas une transformation intérieure du fruit de la réduplication dans l'existence de ce savoir de la sagesse. En l'absence de ce devenir- sage, la quête de sagesse en est réduite à cette extériorité froide et stérile.

C'est en se tordant les bras de douleur intérieure que notre homme les supplie de le crucifier pour prendre sur lui les fautes qu'ils commettent des suites de sa propre corruption : cc la douleur pénétra mon âme avec une telle force que mon cœur se serra, et je sentis que j'allais mourir, et là... bon, et c'est là que je me suis réveillé » . Enfin pour lui, il se réveilla, et enfin aussi pour nous car c'est des suites de son réveil que le récit prend tout son intérêt, intérêt qui ne peut prendre son sens qu'en vertu de la factualité qui précède. De son rêve, il ne garde pas le goût amer que seule la suppression de sa vie lui rincerait - son rêve ne lui donne point l'envie de ce goût amer que seul un coup de revolver peut satisfaire par le sang et la mort. Au contraire, il s'en réveille en homme nouveau, avec une attitude nouvelle face à la vie que maintenant il désire plus que tout, cc Oh, maintenant, la vie, la vie ! J'ai levé les bras, j'ai invoqué la vérité éternelle ; je n'ai pas invoqué, j'ai pleuré ; l'exaltation, une exaltation sans limite, soulevait tout mon être. Oui, la vie, et puis - le prêche ! Le prêche, j'ai pris cette décision en une seconde - et, bien sûr, pour toute la vie ! J'irai prêcher, je veux prêcher - quoi ? La vérité, car je l'ai vue de mes yeux, vue dans toute sa gloire ! » Maintenant, il prêche, il chante la vie comme le dirait un poète, mais, et c'est ce qui compte le plus, il vit.

En effet, qu'importe que la vérité lui soit apparue par un rêve ? Bien plus, qu'importe que ce soit un rêve qui le pousse à l'action vivante ? Notre homme ne peut pas ne pas croire que tout cela fût en réalité. N'a-t-il pas profondément raison ? Quelle peut être la réalité de ce rêve ? Si je peux me permettre de citer directement à cet effet l'auteur qui s'acharna à l'impossible tâche de communiquer l'incommunicable vérité subjective qu'était la sienne, indirectement par ses pseudonymes dont Régine est peut-être aussi en partie responsable de l'enfantement, je dirais avec lui ceci : cc La réalité ne consiste pas en l'action

168 Ibid, p. 55.

extérieure, mais en un événement intérieur dans lequel l'individu suspend la possibilité et s'identifie avec sa pensée pour exister en elle. Ceci est l'action »170.

Ainsi, et c'est bien ainsi que j'entends comprendre cette miette de conceptualité kierkegaardienne, quitte à en faire un monstre qu'un autre pourra détruire à sa guise, la réalité de ce rêve est la réappropriation qu'en fait notre homme dans son existence. Dans un premier temps, ce rêve est strictement une possibilité, un possible qui surgit à la pensée et à l'imagination de notre homme. Mais que fait-il ensuite ? Cette possibilité est suspendue en tant que possibilité et réappropriée comme une réalité qui lui est tout d'abord extérieure, mais dont la seule existence dans sa propre pensée le force à exister en fonction de cette réalité, qui devient réellement intérieure par son existence, par sa décision de vivre cette

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