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Confiscation et récupération de l'agentivité des gilets jaunes dans l'espace médiatique

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Academic year: 2021

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HAL Id: hal-02615389

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02615389

Submitted on 22 May 2020

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Confiscation et récupération de l’agentivité des gilets

jaunes dans l’espace médiatique

Augustin Lefebvre

To cite this version:

Augustin Lefebvre. Confiscation et récupération de l’agentivité des gilets jaunes dans l’espace média-tique. Cahiers de la Nouvelle Europe, Harmattan Editions, 2020. �hal-02615389�

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Pour Citer cet article :

Lefebvre, Augustin (2020) Confiscation et récupération de l’agentivité des gilets jaunes dans l’espace médiatique, in (A. Lefebvre et J. Maar Eds), LES LIEUX DE LA PRÉCARITÉ : La précarité inscrite dans l'espace social et dans l'espace géographique. Pp.241-252, Cahiers de la Nouvelle Europe, n°27, Editions l’Harmattan.

Augustin Lefebvre

CIEH, Université Sorbonne Nouvelle Paris 3

Confiscation et récupération de l’agentivité des gilets jaunes dans l’espace médiatique

Introduction

Cet article avance deux propositions :

1- La première proposition définit le phénomène de la précarité comme un processus - et non comme un état - qui conduit à une perte d’agentivité des individus concernés. Ce processus peut être appréhendé par le chercheur, ou tout membre de la société, par l’observation et l’analyse qualitative des pratiques sociales, au premier rang desquelles, les catégorisations langagières, et les effets performatifs qu’elles génèrent. Dans cette perspective, la précarité est le résultat de l’action directe ou indirecte, consciente ou inconsciente, de certains groupes sociaux, ou individus, sur d’autres groupes sociaux, ou individus.

2- La deuxième proposition prend appui sur cette définition de la précarité pour démontrer que l’espace médiatique est un lieu dans lequel sont mises en circulation des images divergentes de l’agentivité de groupes sociaux. Ces représentations ont une portée politique et contribuent à accentuer ou à réduire la précarité des groupes en question. On s’intéressera au traitement médiatique du mouvement des gilets jaunes, d’une part dans ce que l’on appellera les médias de masse, et d’autre part dans l’espace médiatique qui émerge sur la plateforme d’échange de vidéo Youtube. Dans le premier cas, on observera la construction d’une image des gilets jaunes à l’agentivité réduite qui nie leur capacité de jugement, la rationalité de leurs actions et finalement leur statut de citoyens responsables. Au contraire, on verra que le deuxième espace offre aux gilets jaunes la possibilité de produire d’eux-mêmes l’image d’individus dotés d’une agentivité complète, ancrés dans des pratiques concrètes, rationnelles de démocratie participative.

1. Définitions de l’agentivité en psychologie et en anthropologie linguistique

La notion d’agentivité est transversale à plusieurs disciplines des sciences humaines et sociales: la linguistique, la psychologie, la sociologie, la philosophie. Dans le cadre de cet article, on retiendra deux disciplines, la psychologie et l’anthropologie linguistique qui abordent l’agentivité comme une faculté ou une disposition à agir dans les multiples situations de la vie en société, construite individuellement et socialement,

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perméable à une variété de contingences et ouverte à la variation. On peut d’ores et déjà pointer le fait que la connexion entre des individus (ici les gilets jaunes) et des types d’agentivité produites dans des discours médiatiques peut devenir l’enjeu de divergence de positionnements politiques.

1.1 L’agentivité de l’individu en psychologie

Albert Bandura (1989) développe l’idée que l’agentivité des individus dépend crucialement de la façon dont ils perçoivent leur auto-efficacité (self-efficacy). Cette notion a quelque chose d’une prophétie individuelle auto-réalisatrice. Bandura montre notamment que le fait pour un individu de se projeter comme étant capable d’accomplir des actions avec succès améliore ses performances à venir. D’un autre côté, le sentiment d’auto-efficacité de certains individus leur permet de ne pas perdre leur capacité d’agir lors d’actions futures, même après des échecs. Pour illustrer ce point, Bandura prend le cas d’artistes ou de scientifiques dont les œuvres ont été rejetées à de nombreuses reprises par des éditeurs ou commissaires d’exposition (Saroyan, Gertrude Stein, James Joyce, Rodin, Van Gogh, les impressionnistes, Bandura 1989 : 1176) et qui ont pourtant poursuivi leur œuvre. Pour Bandura, seul un sens élevé de leur auto-efficacité leur a permis de persévérer malgré des échecs répétés. Ce que souligne Bandura, c’est l’existence d’une interaction entre l’environnement dans lequel agissent les individus et les ressources intérieures de ces individus. Ainsi en va-t-il des situations de stress ou de difficulté. La difficulté n’est pas inhérente ou intrinsèquement connectée à une situation mais plutôt le résultat de la façon dont l’individu perçoit ses propres capacités de résolution d’un problème dans ce type de situation:

« Threat is not a fixed property of situational events, nor does appraisal of the likelihood of aversive happenings rely solely on reading external signs of danger or safety. Rather, threat is a relational property concerning the match between perceived coping capabilities and potentially aversive aspects of the environment » (Bandura 1989 :1177).

Finalement on retiendra dans le cadre de cet article que l’agentivité du point de vue de la psychologie est le résultat d’une construction subjective de l’individu par laquelle celui-ci projette ses capacités de réussite ou d’échec et que cette construction subjective a une incidence massive sur les actions de cet individu. L’agentivité n’est donc pas une propriété unilatérale fixée une fois pour toute : elle est susceptible de varier en fonction de l’interaction entre la façon dont l’individu évalue ses chances de réussite et la façon dont son environnement social influence les représentations qu’il produit sur lui-même.

L’agentivité comme résultat d’une lente sédimentation d’expériences et de discours quotidiens est développée en anthropologie linguistique qui met en avant le rôle de l’interaction sociale et langagière.

1.2 Les dimensions langagière et sociale de l’agentivité en anthropologie linguistique

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Dans un article proposant un bilan des contributions de l’anthropologie linguistique à la question de l’agentivité, Michel de Fornel, rappelle que d’un point de vue morphosyntaxique, l’agentivité renvoie à la « propriété pour une action d’avoir un agent » et qu’en anthropologie, les questions de recherche interrogent « la façon dont les sociétés conceptualisent l’agentivité des humains » (Fornel 2010 : 5). Fornel revient aussi sur la dimension réflexive de l’agentivité dans une perspective ethnométhodologique :

« les personnes ne sont pas seulement soumises aux contraintes de la culture dans laquelle elles s’inscrivent, mais manifestent une agentivité en contribuant activement à la produire et à la reproduire au travers de leurs activités » (Fornel : 2010 : 3).

L’agentivité n’est pas une propriété qui serait attachée intrinsèquement aux individus à la façon d’une faculté innée. Elle est une propriété que les individus, inscrits dans une pluralité de groupes, parfois en contradiction les uns avec les autres, s’attribuent, attribuent à d’autres dans des discours, et manifestent dans des pratiques lors de leur participation à des interactions sociales. L’agentivité possède deux propriétés, communes à toute action sociale: l’indexicalité et la réflexivité.

« L’hypothèse est que si les actions peuvent être décrites et catégorisées par le chercheur (autrement dit si elles sont « accountable »), c’est d’abord parce qu’elles ont fait l’objet d’une attribution réciproque de sens par les agents. Le primat de l’agentivité renvoie donc au fait que l’action pratique est à la fois indexicale et réflexive : indexicale parce que, comme les termes déictiques, le sens d’une action dépend de son contexte d’occurrence, tout en contribuant à le transformer ; réflexive parce que le contexte donne son sens à une action, mais inversement l’action contribue à élaborer le contexte » (Fornel, 2010 : 2)

Le chercheur peut rendre compte de l’agentivité dans la mesure où les membres de la société la mobilisent dans le cours de leurs activités. L’indexicalité de l’agentivité renvoie au fait que la nature de cette agentivité est définie dans chaque contexte spécifique.

Ce qui en résulte dans les situations de tensions sociales est que les membres de certains groupes sociaux passent leur temps à faire et à défaire l’agentivité d’autres groupes antagonistes. C’est le phénomène que l’on observera dans cet article en se focalisant sur l’espace médiatique, lieu où ces constructions, déconstructions et reconstructions sont particulièrement observables et chargées de sens. Nous nous interrogerons sur la façon dont différents formats et discours médiatiques construisent différentes images de l’agentivité des gilets jaunes. On examinera le cas d’une radio nationale (France Culture) avant de se tourner vers un média endogène au mouvement des GJ (le sanglier jaune) disponible sur la plateforme d’échange de vidéo Youtube. Avant cela il nous faut spécifier la façon dont l’agentivité devient une composante de la précarité.

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Le TLFi propose comme définition de l’adjectif « précaire » ce « Dont on ne peut garantir la durée, la solidité, la stabilité; qui, à chaque instant, peut être remis en cause » (consulté le 5 juin 2019).

Qualifiant un individu, l’adjectif – si on le prend dans le sens de la définition précédente – dit de cette personne qu’elle ne peut garantir sa durée, sa stabilité, qu’à chaque instant, la perpétuation de son être est en insécurité. Dans cette définition, l’individu précaire est compris d’après son état mais elle invisibilise le fait central que cet état ne naît pas de nulle part, et qu’il entraine de nombreuses conséquences. L’intérêt d’introduire la notion d’agentivité pour qualifier les individus précaires est de passer d’une perspective ontologique à une perspective praxéologique. Dans cette seconde perspective, l’individu se définit par sa faculté d’agir au sein de groupes, de participer à la multitude d’actions qui constituent son engagement de membre. Alors est précaire tout individu empêché ou incapable d’accomplir ses actions quotidiennes et de participer aux activités des groupes dont il est membre. On peut dès lors identifier les groupes sociaux dont les actions produisent de la précarité et les spécificités des processus de précarisation. Il y a donc un intérêt heuristique à considérer la précarité comme le résultat d’un processus social qui a pour résultat la détérioration de l’agentivité des individus qui subissent ce processus.

C’est la définition que nous retiendrons dans cet article, la précarité est le résultat d’un processus de précarisation au cours duquel l’agentivité d’individus se trouve dégradée. La précarisation est le résultat de l’action de groupes sociaux qui, consciemment ou non, précarisent d’autres membres de la société appartenant à d’autres groupes sociaux (voir aussi Lefebvre 2018).

1.4 Faire et défaire l’agentivité d’un groupe social dans l’espace médiatique

Cet article se focalise sur un lieu spécifique où l’agentivité des individus est chaque jour construite et reconstruite : l’espace médiatique. Faire et défaire l’agentivité de groupes sociaux par la parole n’est pas une action dénuée d’impact sur la société. On peut en effet considérer que les représentations véhiculées par les médias influencent les façons de penser et d’agir des membres de la société, les conduisant notamment à adopter des positionnements politiques. C’est dans ce sens qu’Yves Citton (2017) utilise le terme de médiarchie.

« S’efforcer de comprendre la médiarchie, c’est tenter de concevoir ce que sont les « médias » en réfléchissant à ce qu’ils nous font – expression à entendre dans son double sens : on s’intéressera à la fois aux effets qu’ont les « médias » sur nous, mais aussi aux devenirs qu’ils induisent en nous. » (…) « les « médias » non seulement nous gouvernent, mais nous constituent, individuellement et collectivement. » (Yves Citton, 2017 : 15)

La question que l’on abordera dans la suite de cet article est la façon dont la parole médiatique peut construire une image de l’agentivité de membres d’un groupe social - les gilets jaunes - et agir politiquement sur lui en le catégorisant négativement. On verra dans un second temps comment d’autres types de dispositifs médiatiques peuvent au contraire offrir un espace de récupération, ou de construction positive, de

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l’agentivité de ce même groupe. Ce que l’on se propose de faire dans la suite de cet article est donc de comparer deux formats médiatiques de construction de l’agentivité des gilets jaunes.

2. La construction de l’agentivité des gilets jaunes sur une radio de masse : le cas du journal de France Culture

Dans cette section on examinera les catégorisations mises en circulation dans le journal de France Culture de 22 heures du lundi 18 mars 2019. On se souvient que le samedi précédent, le 16 mars 2019, a été marqué par de nombreuses violences à Paris. Ces moments de violences sont d’une grande complexité par les questions qu’ils soulèvent, notamment celle de la légitimité de certaines pratiques de manifestation, mais aussi de certaines pratiques de maintien de l’ordre, ainsi que l’articulation de ces pratiques avec des contenus idéologiques et politiques que les personnes en présence y associent. Cet article n’est pas le lieu où développer ces questions, mais soulever leur complexité est nécessaire à notre propos. En effet, devant un paysage si complexe, on attendrait de la part des médias un traitement de l’événement qui donne, ou du moins rapporte, la parole de ses différents acteurs, permettant à l’auditeur de se faire une opinion sur la base de leurs différentes perspectives. Or dans le journal que l’on prend en exemple, le groupe présent sur les Champs-Elysées est dit sans que l’auditeur puisse entendre la parole et la version des faits du point de vue de ne serait-ce qu’un seul de ses membres.

Dans le journal de France Culture de 22 heures du lundi 18 mars 2019, lorsque les individus présents sur les Champs-Elysées le 16 mars 2019 sont évoqués, c’est dans le cadre du compte-rendu d’une audience au tribunal. Le point de vue adopté sur l’événement est donc celui d’un traitement judiciaire qui opère une catégorisation implicite des individus présents sur ce lieu, ce jour-là, celle de suspects, voire de délinquants, de criminels. Des quelques milliers de personnes présentes ce jour-là sur les Champs-Elysées, on retient donc comme cadre de référence le cadre de la justice et du délit. Examinons de plus près la transcription de ce compte rendu afin de voir comment fonctionnent ces catégorisations.

2.1 Extrait 1 : l’archétype du pauvre type (les chiffres entre parenthèse sont ajoutés

pour que le lecteur puisse se reporter au segment de la transcription, en gras, auquel l’analyse qui suit fait référence)

« Même profil pour la plupart des prévenus (1), ils touchent le RSA (4), ils n’ont pas de travail et participaient pour la première ou la seconde fois à des manifestations de gilets jaunes. L’un d’entre eux (2) a tenté de devenir conducteur de bus, sans succès (6), il vit chez ses parents (5), sans compagne ni enfant, il a

lancé des projectiles et des bâtons de bois sur les forces de l’ordre. L’autre (3) n’a que trente ans, quatre enfants, sans domicile fixe (7), un T-shirt Che Guevara.

Sur les Champs-Elysées il a ramassé des vêtements de marque H&M pour ses

filles dans les débris des vitrines brisées. L’air penaud ils soufflent leurs excuses à demi-mots (8) : « je ne veux plus jamais manifester, c’est terminé » murmure le

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voyez des vitrines saccagées et des habits au sol, à aucun moment vous ne faites le lien ? », assène la présidente, le ton cassant. « Arrêtez de me raconter n’importe

quoi ! » (9). Une des avocates se risque à la métaphore (10) : « Quand mon client

jette un projectile, ce n’est pas le policier qu’il vise, mais la société. Pour lui, elle est la cause de tous ses soucis ».

Roméo Van Maastricht, journal de France Culture de 22 heures, lundi 18 mars 2019.

https://www.franceculture.fr/programmes/2019-03-18 (« Replay, Journal de 22h, 9 min », à partir de 3.41)

On a à faire ici à la pratique du prototype (1). Cette pratique consiste à annoncer d’abord que tous les individus d’un groupe (i.e. ici les prévenus) sont du même type, puis à en décrire quelques représentants qui vaudront pour les autres (2 ; 3). Le prototype proposé implicitement est celui du bon à rien ou du pauvre type: les deux personnes présentées vivent d’aides sociales (4), ou chez leurs parents (5), incapables de se former à une profession (6). Le critère central pour les décrire est celui de la profession et des liens familiaux.

A cette première catégorisation, est associée une seconde, celle de l’irresponsable : l’un a déjà quatre enfants à trente ans alors qu’il est SDF, (7) l’autre n’a aucune profession (5 ; 6). Ils n’assument ni leurs actes ni leurs excuses (« soufflées à demi-mots », 8).

Dans cette présentation à charge, nulle trace d’une tentative par le journaliste d’une remise en contexte, au-delà du discours rapporté de la magistrate. Aucun élément explicatif n’est proposé pour reconstruire le parcours de vie de ces deux individus et faire comprendre qui ils sont et comment ils ont pu se trouver en ce lieu à faire ce qu’ils ont fait.

Lorsqu’il s’agit de rapporter la défense d’une avocate, dont le travail consiste précisément à avancer des éléments explicatifs, le journaliste y oppose une catégorisation implicite des faits : le profil de ces personnes ne fait aucun doute, tout comme la gravité des accusations et toute tentative de compréhension ne serait que rhétorique, de l’ordre de la métaphore (10).

Des personnes présentes sur les Champs-Elysées le 16 mars 2019, on n’en saura pas plus que ce prototype présenté dans un contexte judiciaire, infantilisé par une présidente détentrice de la version légitime de la vérité (9).

L’autre voix que l’on entend sur ces événements est celle du Président de la République, que l’on venait d’entendre pendant plus de deux heures auparavant lors de son débat avec les intellectuels retransmis juste avant et que l’extrait suivant retranscrit.

2.2. Extrait 2 : « une émeute de casseurs »

« Il y a des manifestations dans toutes les démocraties. Et la manifestation elle est

protégée constitutionnellement, et je crois qu’on y tient tous parce qu’elle est l’expression libre mais respectueuse de la liberté des autres, d’une opinion (1).

Mais moi je ne confondrai pas la manifestation et ce qui s’est passé samedi, comme ce qui s’est passé parfois dans d’autres villes ; ça ça s’appelle une émeute de

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gens qui ne savent plus pourquoi ils sont dehors (3), sauf détruire, qui ne déposent

aucune autorisation, et donc ce qu’on a décidé de faire, qui n’a pas été appliqué samedi, c’est d’adapter le régime d’ordre public, et donc la réponse est très

différente de celle apportée à une manifestation (4), et elle sera encore renforcée,

c’est ce qu’a annoncé le premier ministre. Pour être concrets, nous nous donnons donc les moyens d’interdire des périmètres, et donc oui les samedis prochains, les Champs-Elysées, comme d’ailleurs certains quartiers des centres villes qui ont été beaucoup frappés par euh par cette crise, seront interdits à toute forme de rassemblement. »

Emmanuel Macron, intervention diffusée dans le journal de 22h de France Culture, lundi 18 mars 2019.

https://www.franceculture.fr/programmes/2019-03-18 (« Replay, Journal de 22h, 9 min », à partir de 0.56)

D’un point de vue rhétorique, l’intervention d’E. Macron est habile puisque celui-ci commence par une apologie de la manifestation en démocratie. Il se positionne ainsi en défenseur des libertés (1). Dans un deuxième argument E. Macron fait sortir l’événement du 16 mars 2019 de la catégorie manifestation et le fait entrer dans une nouvelle catégorie, celle d’« émeute de casseurs » (2) dont les participants ne sont dotés d’aucune forme de rationalité (3). C’est aussi pour lui une façon de légitimer, sans le dire explicitement, les violences policière (4).

2.3 Des individus à l’agentivité limitée et l’effet entonnoir

Dans les deux extraits que l’on vient d’examiner, les individus catégorisés comme ‘gilets jaunes’ ou ‘participant à des manifestations de gilets jaunes’ (Extrait 1) ou ‘casseurs’ ; ‘gens qui ne savent plus pourquoi ils sont dehors’ (Extrait 2) se caractérisent tous par des facultés de jugement limité, renvoyant à une agentivité réduite. En dévalorisant l’image de leur agentivité, ce dispositif médiatique contribue à les précariser encore plus.

Le dispositif médiatique de ce journal radiodiffusé organise donc la catégorisation en entonnoir d’un groupe social.

On présente l’ensemble du groupe concerné (i.e. les personnes présentes sur les Champs-Elysées le 16 mars 2019) dans un cadre de référence limité, celui de la justice et du délit, induisant l’image d’un type d’individu à l’agentivité limitée. La pratique de l’entonnoir non seulement produit un effet de loupe sur un phénomène parmi d’autres (des casseurs présumés), mais en outre, il masque les autres (les milliers de personnes n’ayant commis aucun délit), suggérant la centralité du phénomène sur lequel porte le focus. Etrangement, ce cadre de référence est répété dans deux formats de discours bien distincts : le compte rendu d’audience par un journaliste, et l’extrait d’un discours politique.

La pratique de l’entonnoir catégoriel est massivement employée dans les médias de masse. Il consiste à présenter un événement à travers une seule catégorie, de résumer l’ensemble d’une situation à un seul de ses aspects, souvent le plus spectaculaire, offrant des scoops et clivant politiquement (Bourdieu 1996, Halimi 2005).

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Pour l’auditeur conscient de cet effet entonnoir, la tentation est grande de chercher d’autres sources d’information, d’autres espaces médiatiques.

3. Youtube : un espace médiatique de récupération d’une agentivité perdue

Le fait que n’importe quelle personne puisse diffuser des vidéos sur Youtube, offre de fait un espace où une information moins influencée par les institutions peut se développer. Depuis n’importe quel ordinateur connecté, Youtube réunit une pluralité de discours et de points de vue qui par définition peuvent être opposés, contradictoires, provenant de sources variées.

3.1 La parole des gilets jaunes sur Youtube

Si l’on s’intéresse à la construction de l’image Gilets jaunes dans les médias, il est intéressant d’examiner les dispositifs proposés par ces chaines sur Youtube et le type d’images qu’elles mettent en circulation. Ces dispositifs sont nombreux, et il n’est pas possible de les examiner tous ici. On se limitera à un dispositif unique, mais central dans ces dispositifs, l’enregistrement et la diffusion de témoignages directs. On trouve en effet des chaines sur Youtube qui prennent le parti de donner la parole à des Gilets jaunes, soit lors de manifestations, soit sur les ronds-points. Ces prises de parole spontanées sont l’occasion d’observer comment ces personnes récupèrent leur agentivité (dans des modes d’organisation de l’interaction en groupe, avec des formes spécifiques de prise de parole, dans des modes de production de l’alimentation et des formes de consommation, dans des formes d’éducation des enfants) contrastant fortement avec les pratiques médiatiques observées précédemment.

3.2 Extrait 3 Des politiciens déconnectés de la population

« On en a marre de mettre en place des gens pour cinq ans et qui pendant cinq ans

font juste ce qu’ils veulent et nous écoutent plus (1). En fait ils viennent nous

chercher tous les cinq ans pour les - pour qu’on les mette en place et pendant cinq ans ils font bien ce qu’ils veulent. Tous les cinq ans on a Le Pen contre le

finaliste, et voilà, on n’a plus le choix en fait. La démocratie elle est finie en ce moment (2). On nous met toujours le même scénario tous les cinq ans. Nous on en

a marre. Et c’est-à-dire qu’aujourd’hui on voudrait que la politique revienne de la

base et remonte, et que en haut, ils appliquent ce que nous on a besoin, qu’ils écoutent nos besoins (3). »

Une personne présente sur les Champs-Elysées le 16 mars 2019, propos recueillis par « Le Média » https://www.youtube.com/watch?v=Adb6KH_rm-Q (à partir de 6.01).

Cet extrait montre les catégorisations opérées par certains des manifestants du 16 mars. A première vue, on est loin de l’image d’individu à l’agentivité réduite présentée dans les deux premiers extraits. La personne interrogée ici pose un diagnostic simple et radical de la vie politique et démocratique française. Dans ce diagnostic, les politiques français sont présentés comme agissant en autonomie complète par rapport à ceux qui les élisent et pour l’intérêt desquels ils devraient agir (1). Mais la critique pointe aussi vers un biais du système électoral des dernières décennies, la présence systématique de l’extrême droite au second tour des élections qui réduit encore plus, à ses yeux les possibilités de choix lors des élections (2). Ce manifestant réclame donc un

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changement profond de l’organisation politique française (3). On est loin aussi des gens « qui ne savent plus pourquoi ils sont dehors » (Extrait 2, Point 3).

Mais les entretiens diffusés sur Youtube peuvent aussi porter sur des formes de démocratie participative mises en place sur les ronds-points. Ces formes émergentes d’organisation des interactions sociales constituent un vaste champ de pratiques par lesquelles les Gilets jaunes récupèrent concrètement leur agentivité en se constituant en groupe partageant des valeurs telles que l’annulation de tout rapport hiérarchique ou l’activation d’une solidarité qui les extirpent des liens de subordination inhérents à l’organisation économique néolibérale de ce début de XXIème siècle.

3.3. Emergence de nouvelles pratiques politiques autour des ronds-points

Les extraits 4 et 5 sont tirés d’une chaine Youtube qui a pour nom « le sanglier jaune »1. L’auteur des vidéos prend le parti de donner la parole aux Gilets

jaunes sur les lieux qu’ils investissent en entreprenant un tour de France des ronds-points. Les deux extraits sélectionnés ci-dessous offrent l’exemple de la façon dont les Gilets jaunes récupèrent leur agentivité dans le champ politique par la pratique d’une démocratie participative.

3.3.1 Extrait 4 : sortir de l’isolement et recréer du lien social

- ça fait du bien/ ça fait du bien parce que: on est tellement habitués à être euh

chacun chez soi dans son petit can- dans son petit coin/ euh. .h sans être euh sans communiquer sans jamais parler/ y a plus de lien social en France et y en a de moins en moins/ (1) et être là devant ces monuments/ ça recrée du lien social/ ça recrée de la fraternité/ et les gens réapprennent à se parler/ à se découvrir/ (2) à ne plus se juger sur des stéréotypes à la con/ (3) nan c’est c’est cré- c’est un

créateur de lien social cet endroit/ c’est fantastique (0.)

Dans l’extrait 4, la personne interrogée sur le rond-point établit un diagnostic de la socialité en France (1). Il se positionne ainsi en expert d’une vie quotidienne qu’il connaît « de l’intérieur », en ayant une expérience directe. Des sociologues inspirés par la phénoménologie comme Alfred Schütz (1953, - 1987 pour la traduction française) et Harold Garfinkel (1967) ont pointé que la frontière entre sociologues professionnels et sociologues profanes est étanche du fait que les deux recourent à la connaissance et à la description des normes en circulation dans la société pour rendre compte de régularités comportementales de ses membres. A cette affirmation correspond un débat sur la mobilisation de la « subjectivité de l’acteur » dans les sciences sociales (Schütz 1960, - traduction française 1987 :89). Pour résumer l’argument en faveur de cette mobilisation, il faut considérer que l’acteur social, ou le membre de la société, est un expert pratique des normes sociales dans la mesure où pour pouvoir agir de façon pertinente avec ses partenaires dans les multiples domaines auxquels il participe il les met en œuvre soit implicitement dans ses pratiques routinières, soit explicitement lorsqu’il se retrouve en 1 Disponible à ce lien : https://www.youtube.com/watch?v=amLs21BnRn0. L’extrait 4 commence à la minute 6.07 de la vidéo, l’extrait 5 suit.

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position de devoir justifier une action passée ou à venir. La nature de ces normes en circulation et leur valeur sont donc susceptibles de varier en fonction de la position qu’occupent les différents membres de la société en interaction. Pour prendre un exemple très spécifique concernant le thème de cet article, concernant les pratiques de maintien de l’ordre pendant les manifestations de Gilets jaunes, il est probable qu’un journaliste côtoyant quotidiennement des hommes politiques de la République en Marche aura tendance à adopter une préférence pour des normes différentes de celles d’un journaliste côtoyant quotidiennement des Gilets jaunes lors de ces manifestations. A ces différences correspondront aussi des positionnements opposés dans le champ journalistique. La variabilité de ces dispositions des journalistes sont connues (voir par exemple Bourdieu 1996 et Halimi 2005) et peuvent conduire à des formes de mépris des premiers pour les seconds (Pudal, 2019).

Dans l’extrait 4, la personne interrogée mobilise une connaissance subjective de l’isolement, de l’absence d’échange entre les individus (1) pour éclairer l’importance des pratiques mises en place autour du rond-point qu’il fréquente. Ces pratiques permettent le développement d’une fraternité (2). Cette notion n’est pas sans connotation politique puisqu’elle inscrit la démarche des Gilets jaunes dans une perspective historique (la Révolution française) et nationale (la devise française). Il y a donc un travail réflexif de légitimation des pratiques interactionnelles prenant pour ancrage le rond-point qui s’inscrit dans une double perspective historique et nationale. De façon intéressante, la personne interrogée lie cette légitimité des dimensions historique et nationale à une émancipation des esprits qui se libèrent de préjugés injustifiés conduisant à l’isolement (3).

3.3.2 Extrait 5 : récupérer une agentivité politique (1)

- tu peux m’expliquer un peu la vie du camp comment ça s’organise/ (1)

- bah c’est simple/ c’est sur la base du volontariat/ c’est comme tout/ hein euh (0.) .h y a des gens qui selon nos emplois du temps selon le temps qu’on a aussi/ c’est ça le la principale problématique/ eh bien on reste toujours sur place/ on organise

des AG/ (1) pour prendre des décisions pour le camp/ on organise des groupes de réflexion pour réfléchir à des revendications/ ou à des actions qu’on pourrait faire/ (1) c’est en participant- c’est une façon de fonctionner qui est très participative/ et très démocratique/ .h y a pas de chef ici/ on a on a outrepassé ce

ce niveau là/ .h maintenant on est un collectif de citoyens qui prenons des

décisions ensemble (2)

Que ce soit parmi les soutiens ou les détracteurs des Gilets jaunes, on souligne souvent leur absence de ligne unifiée, qui serait un frein à tout effet concret ou durable de leur mouvement. Ce que suggère le témoignage de l’extrait 5, qui est la suite du précédent, c’est que si ligne unifiée il y a, elle n’est pas à chercher d’abord dans un contenu discursif, mais plutôt dans l’élaboration et l’appropriation de formes d’organisation de l’interaction sociale et de répartition de la parole. On peut noter en effet la récurrence du verbe « organiser » dans ce passage, à la fois dans la question du journaliste, lui-même Gilet jaune (i.e. il connaît d’un point de vue subjectif les critères pertinents pour interroger les personnes présentes sur les ronds-points), et la réponse de la personne interrogée (1). C’est que cette dimension organisationnelle est première du

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point de vue de ceux qui l’expérimentent : il s’agit de développer des formes collaboratives de prises de décision, plutôt que de développer des réglementations complexes et déconnectées des pratiques quotidiennes depuis des institutions de pouvoir, qui seront dans des logiques top-down. Les termes « participation » et « collectif de citoyens » sont donc là aussi centraux pour comprendre ce qui se joue sur les ronds-points.

La récupération de l’agentivité à l’œuvre ici est collectivement organisée, négociée, et porte sur une infrastructure sociale, - apprendre à organiser publiquement des prises de décision. C’est sans doute une raison qui permet d’expliquer la longévité inédite de ce mouvement. Dans cette perspective, les opinions politiques formulées a priori sont moins importantes que le partage de méthodes de prises de décision, ce qui pourrait expliquer la participation à ce mouvement de personnes aux opinions politiques divergentes. Là encore, ce qui prime est l’échange et la négociation.

Ce bref parcours d’extraits recueillis sur Youtube nous offre un cadre de référence bien différent du cadre judiciaire proposé dans le journal de France culture. Les personnes interrogées manifestent une grande conscience politique ainsi qu’une inventivité organisationnelle. Les informations disponibles sur ces chaines offrent donc l’image de Gilets jaunes à l’agentivité inventive, engagés politiquement et actifs dans la lutte contre leur précarité. Cette lutte contre la précarité passe par la création d’une nouvelle forme de prise de décisions collective et donc un nouveau cadre de participation où l’agentivité des individus peut se développer.

Conclusion

Nous avons ouvert cet article sur l’hypothèse que la précarité était un processus dans lequel certains groupes sociaux se voyaient privés de domaines d’agentivité par d’autres groupes sociaux. Dans le cadre de cet article nous nous sommes intéressé à l’image que les média pouvaient diffuser de l’agentivité des Gilets jaunes, les constituant comme intrinsèquement précaires, invisibilisant leur précarisation. Nous avons examiné l’exemple d’un journal radiodiffusé de France Culture diffusant l’image de Gilets jaunes comme individus à l’agentivité pauvre, dénués de sens critique, assistés et marginaux de la société, à un moment où l’intensité des événements aurait appelé un traitement rendant compte de la complexité de la situation. Ce constat nous a conduit à examiner un autre espace médiatique, celui de Youtube où une vision subjective du mouvement était rendue disponible, offrant au spectateur les critères pour comprendre le profil des Gilets jaunes à partir de leurs propres perspectives et enjeux. Ce qui apparaît alors est la présentation d’individus à l’agentivité active qui luttent contre leur précarité en inventant et en s’appropriant des formes de socialité et de prise de décision égalitaires, ancrées dans l’expérience de vie de ces individus. Il se pourrait bien qu’à l’image d’artistes poursuivant leur œuvre malgré le peu d’audience qu’ils reçoivent, les Gilets jaunes aient acquis un sentiment d’auto-efficacité qui leur fassent braver les caricatures diffusées dans les médias de masse, ainsi que les violences policières - que nous n’avons malheureusement que peu abordé dans cet article - et que la récupération de leur agentivité déborde le cadre médiatique pour atteindre et transformer le domaine

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de la réorganisation sociale qu’ils appellent de leurs vœux. L’agentivité dans sa dimension sociale est un phénomène indexical et réflexif : inscrite dans des situations, l’agentivité mise en œuvre par les membres d’un groupe est rendue visible à eux-mêmes et pour eux-mêmes. C’est ce qui se passe sur les ronds-points. Ces individus se voient mutuellement être fraternels, ils se voient mutuellement lutter contre les injustices qu’ils subissent en commun - et qui les constituent en groupe homogène - ils s’éduquent politiquement dans des organisations innovantes de l’interaction sociale. Dans ce sens, la persévérance des Gilets jaunes entraine plus de persévérance des Gilets jaunes.

Bibliographie

Bourdieu Pierre, 1996, Sur la télévision, Editions Raisons d’agir, Paris Citton Yves, 2017, Médiarchie, Editions du Seuil, Paris

Fornel Michel, « l’agentivité en ethnosyntaxe », Ateliers du LESC [En ligne], 34, 2010, mis en ligne le 27 septembre 2010, consulté le 30 mai 2019 http://journals.openedition.org/ateliers/8633 ; DOI : 10.4000/ateliers.8633

Garfinkel Harold, 1967, Studies in Ethnomethodology, Englewood Cliffs, NJ: Prentice-Hall

Halimi Serge, 2005, Les nouveaux chiens de garde. Editions Raisons d’agir, Paris Pudal, Bernard, Une philosophie du mépris, les élites face aux « gilets jaunes », Le Monde diplomatique, Mars 2019, p.3

Schütz Alfred, 2008, Le chercheur et le quotidien, Klincksieck, Paris

Chaines Youtube et sites Internet

Le média

https://www.youtube.com/channel/UCT67YOMntJxfRnO_9bXDpvw

Le sanglier jaune

https://www.youtube.com/channel/UCIJffkItaprUTFmDNOMXYxA

Site de France Culture

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