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Entre chien et loup : travail sur l'image singulière

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Entre chien et loup

Travail sur l’image singulière

Mémoire

Nathalie LeBlanc

Maîtrise en arts visuels

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Nathalie LeBlanc, 2016

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Résumé

Mon travail de création à la maîtrise a principalement été de réaliser des vidéos contemplatives et des collages en modifiant des images. À l’aide de différents logiciels ou techniques de montage, j’ai modifié des photographies, des séquences de films, des images tirées de webcam, des reproductions de même que mes propres captations. Ce texte présente mon travail artistique en venant établir des liens entre mes projets de création, des œuvres et des notions théoriques qui touchent à différentes idées de l’image singulière. Ce texte divisé sous cinq thèmes qui se sont dégagés de mes recherches — dévier, appropriation, montage, singularité et temps — permet de rendre compte de mes réflexions sur mon travail de l’image. Plus précisément, je spécifierai en quoi remanier une image est pour moi la manière de la rendre singulière.

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Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... v

Liste des illustrations ... vii

Remerciements ... ix

Introduction ... 1

1. Dévier ... 3

1.1 Les œuvres énigmatiques ... 3

1.2 Étienne-Jules Marey ... 4

1.3 Déstabiliser notre regard ... 7

1.4 Intervenir ... 9

1.5 Dévier, détourner, déphaser ... 10

2. Appropriation ... 15 2.1 Observer ... 15 2.2 Choix de l’image ... 16 2.3 Disparité ... 17 2.5 Hors contexte ... 19 2.6 Contrainte et protocole ... 19 3. Montage ... 25 3.1 L’imprévisible ... 25 3.2 Formes de montage ... 25 3.3 Pratique populaire ... 27 3.4 Les écarts ... 28 3.5 Fixité/Mobilité ... 29 4. Singularité ... 31 4.1 Altération/Ouverture ... 31 4.2 Perte d’identité ... 31 4.3 Singularité quelconque ... 32 4.4 Dessiner, à peine ... 33 5. Temps ... 35 5.1 Survivance ... 35 5.2 Temps de l’image ... 35

5.3 Expérience non linéaire ... 36

Conclusion ... 39

Bibliographie ... 41

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Liste des illustrations

Figure 1 : Sauts pieds joints, Étienne-Jules Marey, vers 1882 ... 5

Figure 2 : Sauts pieds joints, Étienne-Jules Marey, vers 1882 ... 5

Figure 3 : Saut en hauteur, Étienne-Jules Marey, 1890-91 ... 6

Figure 4 : Chute élastique après saut. ... 6

Figure 5 : Image fixe tirée de la vidéo, Morphologie de l’étreinte, Nathalie LeBlanc, 2013 ... 8

Figure 6 : Image fixe tirée de la vidéo, Intersection, Nathalie LeBlanc, 2011 ... 10

Figure 7 : The Avant-Garde Doesn't Give Up, Asger Jorn 1962 ... 11

Figure 8 : Le canard inquiétant, Asger Jorn, 1959 ... 11

Figure 9 : Manet, Nathalie LeBLanc, 2013 ... 12

Figure 10 : Schéma d’un déphasage ... 13

Figure 11 : Vue d’installation, Fabiola, Francis Alÿs, National Portrait Gallery, Londres, 2009 ... 16

Figure 12 : Vue de la vidéo projetée, Quai, Nathalie LeBLanc, 2014 ... 18

Figure 13 : La Moisson de Bruegel, Nathalie LeBLanc, 2014 ... 21

Figure 14 : La Moisson de Bruegel, Nathalie LeBlanc, 2014 ... 21

Figure 15 : Erased de Kooning Drawing, Robert Rauschenberg, 1953... 22

Figure 16 : Vue de la vidéo projetée, IMG_065, Nathalie LeBlanc, 2014 ... 27

Figure 17 : Image fixe tirée de la vidéo, IMG_037, Nathalie LeBlanc, 2014 ... 32

Figure 18 : Love Is the Drug, Richard Mosse, 2012 ... 37

Figure 19 : Torqued Ellipses, Richard Serra ... 43

Figure 20 : Les Ménines, Vélasquez, 1656 ... 43

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Remerciements

Merci à mon directeur de recherche, Jocelyn Robert, pour ses précieux commentaires, conseils et réflexions qui ont diversifié mon regard sur les choses.

Merci à toute l’équipe d’Avatar, Mériol Lehmann, Caroline Gagné, Caroline Salün, Simon Paradis-Dionne, Myriam Lambert et Catherine Baril de m’avoir accordé un espace de travail privilégié durant ces deux ans en plus de m’appuyer dans mes projets.

Merci à Jocelyn, encore une fois, d’avoir rendu possible cette entente entre l’université et les centres d’artistes et de m’avoir offert le plaisir d’en être la première participante.

Merci à Alexandre David qui a généreusement donné de son temps pour ma préparation à l’examen de projet.

Merci à Eric, mon complice.

Merci à ma famille qui m’a encouragée à réaliser ce projet inusité.

Merci à mes compatriotes de la maîtrise, à mes amis et à toutes les autres personnes qui ont contribué à ce projet, parfois sans le savoir.

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Introduction

Mon travail est ponctué par la fascination d’entrevoir ce qu’il y a après qu’une image soit remaniée, d’observer les traces qu’elle laisse ou les indices qui résistent aux modifications. Je suis intriguée à l’idée de voir ce qu’évoque l’image une fois dissociée de sa référence et une fois présentée sous une nouvelle version. Les vidéos et les collages que j’ai réalisés dans le cadre du programme de maîtrise s’inscrivent dans cette orientation qui s’est précisée davantage au cours de mes recherches. Lorsque je travaille une image, en venant modifier sa composition visuelle à l’aide de logiciels ou par le biais d’interventions matérielles, je tente de lui trouver une limite. Je tente d’arriver à un point où l’image nous donne l’impression qu’elle bascule vers autre chose. Ce que je nomme vaguement « autre chose » serait son aspect singulier. Je cherche si l’image une fois retravaillée par des effets de montage peut laisser place à une singularité. Autrement dit, je cherche à altérer l’image pour en ouvrir la forme et le sens, pour déployer une de ses multiples possibilités.

Dans le cadre de mes recherches, je me suis d’abord intéressée au travail d’Étienne-Jules Marey qui, avec la chronophotographie, a réussi à donner à voir la nature du mouvement. Je me suis interrogée sur la manière dont son travail, puis celui d’autres artistes et chercheurs, arrive à approfondir notre rapport au visible. Intéressée par les idées complexes et les images énigmatiques qui rendent perceptibles des éléments qui d‘emblée ne le sont pas, ma recherche vient interroger des œuvres, des textes et d’autres références qui, selon moi, partagent cet attribut.

À la rencontre des deux, aux croisements de mes projets et de ma recherche, se sont formées cinq préoccupations distinctes, comme cinq territoires d’exploration, qui seront abordées ici. Afin de donner un premier aperçu du contenu qui sera développé dans chacun des thèmes, en voici de courtes définitions :

Dévier, c’est cette idée de faire bifurquer notre regard sur une chose par le biais d’une intervention.

J’aborderai plus en détail le travail de Marey, comment la déviation se perçoit dans les images et aussi sa distinction avec des termes que je considère parents, tels que le détournement et le déphasage.

Appropriation, c’est prendre en compte les contraintes de l’image pour ensuite mettre en lumière un seul de

ses aspects. Cette section portera plus précisément sur le choix et la sélection de l’image, ainsi que sur la notion de décontextualisation.

Montage, c’est créer des écarts et laisser l’imprévisible agir, tisser des liens entre des éléments semblables ou

disparates. C’est ce que je soulignerai par l’entremise du travail des cinéastes Jean-Luc Godard et Bruce Conner.

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Singularité, c’est ce moment où il n’y a plus de mots pour décrire ce que l’on voit. J’en donnerai ma propre

perception qui s’appuie sur la théorie de la singularité quelconque d’Agamben et sur l’œuvre Erased De

Kooning de Rauschenberg.

Temps, c’est l’étrange impression de voir dans l’image différentes trajectoires qui s’entremêlent. Cette partie

est inspirée du travail iconologique de Warburg et de l’ouvrage de Bergson sur la durée.

Par moment, les limites de ces préoccupations se confondent, se recoupent ou se correspondent dans mes créations. J’entretiens cinq préoccupations majeures, mais mes projets, eux, ont tendance à se positionner exactement sur leurs frontières communes. Ainsi, ce mémoire permettra de cerner les différentes positions dans lesquelles je me place pour faire avancer ma pratique et la manière dont mes projets s’y déploient.

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1. Dévier

1.1 Les œuvres énigmatiques

L’intérêt que je porte pour les arts a toujours été nourri par ma rencontre avec des œuvres énigmatiques, dont le sens m’échappe. Des œuvres qui sont complexes en raison de l’expérience unique qu’elles proposent plutôt que de l’inventivité de son dispositif. Des œuvres qui prennent une forme inattendue, qui nous incite à nous questionner sur ce qu’elles donnent à voir. Des œuvres qui, par l’état d’étonnement qu’elles nous procurent, arrivent à nous faire sentir étranger devant elles.

Je me rappelle avoir été subjuguée devant la hauteur des murs d’aciers de Torqued Ellipses de Richard Serra et m’être sentie dans un espace jamais expérimenté auparavant. Je me souviens aussi être restée un long moment devant la toile Les Ménines de Velasquez et comprendre la distorsion de réalité, comme l’expliquait Foucault1, qui survient lorsqu’on remarque enfin que tous les personnages portent leur regard sur nous. On

découvre alors que l’endroit où l’on se tient est en fait le centre de l’œuvre. Je me revois scruter en détail le mécanisme de Julien Maire dans Cinéma perpendiculaire2, afin de repérer comment l’image projetée pouvait

se construire puis se déconstruire de la sorte devant mes yeux. La période artistique ou le médium importent peu, ces œuvres énigmatiques déjouent nos pensées et nos idées sur l’art en poussant les choses un peu plus loin, en provoquant, dans ces cas-ci, des rapports d’échelles qui nous questionnent, en suggérant une dimension supplémentaire au réel de la peinture, en exposant le processus de mise en présence d’une image. Mon intérêt pour ces œuvres qui s’écartent des procédés normaux a motivé le début de ma recherche.

J’ai donc commencé par repérer des œuvres à la signification fuyante et multiple, « qui ne peut se résumer en un maître mot 3». Je me suis intéressée à celles qui élargissent subtilement le spectre de nos attentes en

venant replier les idées sur elles-mêmes. J’ai cherché des œuvres à réfléchir plutôt que des œuvres qui nous font réfléchir à. Ce texte présente un échantillon de ces références trouvées et qui, au passage, me permettent d’illustrer mes propres réflexions.

1Foucault, Michel. Les mots et les choses : une archéologie des sciences humaines. Paris : Gallimard, 1990.

2Vidéo de l’installation en ligne : www.culturemobile.net/artek/quand-art-numerique-fait-son-cinema [3m 15s à 3m 40s]

Culture mobile. «Quand l’art numérique fait son cinéma» Matière cinéma, 2014. Web 29 juillet 2015

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1.2 Étienne-Jules Marey

Parmi ces œuvres, celles d’Étiennes-Jules Marey me procurent une fascination sans limites. Pionnier de la photographie au 19e siècle ayant développé la chronophotographie, il a rendu possible avec son dispositif la

prise d’une succession de clichés sur une même pellicule photosensible. Ses épreuves nous montrent des formes, des personnages ou des objets qui se superposent sur eux-mêmes. Ses photographies présentent un phénomène visuel qui ne nous est pas régulièrement donné de voir, celui de l’instant du mouvement. Marey souhaitait capter le mouvement, le décortiquer en image pour mieux l’étudier et l’observer. Il était « obsédé par l’enregistrement, c’est-à-dire la transcription graphique d’un phénomène, la visualisation sous forme d’une ligne sinueuse bien lisible, des manifestations les plus impalpables.4 » Son dispositif a donc été créé dans un

esprit d’ingénierie de l’image5. Il a axé son travail sur une réalisation technique, sur la conception d’un appareil

lui permettant d’analyser le mouvement. Il a cherché à créer une correspondance exacte d’un déplacement dans l’image. La « chronophotographie séduit à son goût de la perfection, car elle traduit, avec la même fidélité absolue qu’un graphique, ces rapports d’espace et de temps, ces distances parcourues qui sont l’essence du mouvement. 6» Il s’est intéressé à la photographie, en premier lieu, pour sa spécificité technique.

De prime abord scientifique, son travail a pourtant largement influencé le domaine des arts visuels, car la portée de ce qu’il a produit ne se restreint indubitablement pas au domaine technique. Sa fascination pour la transcription directe a mené Marey à produire des images qui dépassent largement l’étude et la traduction du mouvement, tel que l’a formulé Nadar.

« Marey a singulièrement dévié la photographie de son droit chemin du réalisme, en la forçant dans sa plus grande simplicité de fonctionnement. Pour voir plus loin, il a traqué l’imprévisible, l’indiscernable, en des images plurielles où le sujet est à la fois lui-même et différent, où la forme s’épuise à trouver une identité fuyante et renouvelée. L’instantanée très rapide produit encore sur l’observateur une impression paradoxale de déjà-connu et de jamais-vu. 7»

Selon Duchamp,

« la photographie instantanée, en s’affranchissant de la contrainte du temps, a créé une nouvelle sensibilité. L’image scientifique de Marey, non-codifiée par des règles académiques, a semblé à l’artiste d’avant-garde un modèle de liberté qui lui tient un langage prometteur : le regard y perçoit un temps qui lui paraît réversible, qui n’est plus l’enveloppe de l’action, mais l’objet même de l’étude, le sujet de la dissection. Reste à l’art à dépasser de tels modèles pour explorer d’autres “choses mentales”. 8»

4 Frizot, Michel. Étienne-Jules Marey. Paris : Centre national de la photographie, 1987, p.3 5 Le travail de Marey est précurseur au cinéma.

6 Ibid., p.3 7 Ibid., p.7 8 Ibid., p.10

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Tout mon intérêt envers les arts réside précisément là, dans la possibilité de faire dévier les choses, dans une optique où nous ne sommes pas en train de tenir un discours sur l’art, mais bien de lui découvrir de nouvelles formes. Il y a cette possibilité de traverser les techniques et les concepts reliés à un médium pour en faire émerger de nouvelles propriétés, exactement comme l’a fait Marey avec ses photographies en changeant notre rapport au visible. Par sa détermination à trouver une transcription, il a réussi à modifier notre regard sur le mouvement, sur la photographie et sur notre perception du temps avec ses images. Je ne me lasse jamais de contempler ces photographies, elles font varier ses instances de manière complètement inattendue. Le sujet, le médium et leurs durées y sont indissociables pour devenir des éléments qui se confondent. Elles nous donnent une vision exacte de l’action qui, à l’époque, semblait improbable. Marey a réussi à saisir le mouvement dans toute sa complexité et à nous le rendre tel quel en image. Même la manière systématique dont il a utilisé son dispositif n’arrive pas à atténuer l’impact de ses photographies.

Figure 1 : Sauts pieds joints, Étienne-Jules Marey, vers 1882

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Figure 3 : Saut en hauteur, Étienne-Jules Marey, 1890-91

Au contraire, plus il rajoute des clichés à son corpus, plus imposante devient la sensation de paradoxe. Ses photographies aux allures fantomatiques témoignent du mouvement dans un visuel auquel nous n’avons pas accès normalement. La position dans laquelle il nous place, en tant que spectateur, vacille entre un plaisir esthétique et un sentiment de crédulité qui nous sidère. Bien que l’on sache que le mouvement a créé les formes accumulées en transparence, il y a tout de même une petite confusion à concevoir qu’elles soient effectivement la trace de l’interaction, surtout dans le cas de ses photographies les plus abstraites, car nous avons l’impression d’être devant autre chose complètement.

Figure 4 : Chute élastique après saut.

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Le travail de Marey nous place devant notre inhabilité à saisir ces situations versatiles, muables, entre deux états. On ressent un glissement dans notre façon de comprendre le mouvement. Il s’agit d’une légère distorsion de notre perception, une expérience qui tracasse nos sens et notre intellect, une expérience que je trouve hautement intrigante puisqu’elle nous place dans une situation irrésolue. L’image de Marey sera toujours en mouvement bien qu’elle ait été figée. Là se concentre tout l’aspect insaisissable de son œuvre.

1.3 Déstabiliser notre regard

Ce caractère paradoxal de l’image, j’essaie de le produire également dans mes projets. Je tente de déstabiliser par mon intervention le regard que l’on porte sur quelque chose de commun, qui est à la disposition de tout le monde, et d’en soulever un caractère encore inexprimé. Le travail photographique de Marey m’amène à penser qu’il est possible de voir autrement une chose aussi peu perceptible que le mouvement. Ainsi, j’explore par le traitement de l’image certains de ses détails ignorés, insoupçonnés ou peu apparents par différentes opérations de traduction, d’adaptation, d’accumulation et de transposition. Je me permets de travailler des images et des objets dans ce qui m’environne pour le plaisir de les découvrir sous une autre forme, redoublé par la facilité qu’a notre regard à se confondre.

Je ne prétends pas arriver à redéfinir la conception que l’on se fait d’une chose, comme l’a fait Marey avec le mouvement, mais je me permets d’entretenir une même curiosité pour des phénomènes invisibles, indiscernables, et d’en examiner par diverses stratégies et techniques leurs expressions potentielles. Sans prévoir la forme finale du projet, je mène jusqu’au bout des processus de modifications qui eux sont définis. Il s’agit d’un travail qui a comme objectif d’amener à se questionner sur ce que l’on voit, de créer des croisements dans le domaine du visible, en déviant des objets et des images9. Je souhaite les faire apparaître

sous un aspect différent de quelques degrés de leur état d’origine, désorienter légèrement notre regard sur eux et étendre ainsi notre approche aux images.

Dans cet esprit, j’ai transformé une séquence de trois secondes du long métrage de Peter Pan de 1924 qui m’avait captivée dès son premier visionnement. Durant la courte scène, l’exagération et la théâtralité des deux acteurs ont donné lieu à un mouvement se situant à la limite de la danse que j’ai souhaité souligner. Par une stratégie répétée d’arrêt sur l’image, le mouvement marque de nouveaux contours, se redessine puis se perd dans sa multiplicité, dans une esthétique faisant penser à celle de la chronophotographie. Cette vidéo vient superposer l’image sur elle-même jusqu’à devenir une forme abstraite, nous faisant oublier momentanément

9Afin d’alléger l’écriture et d’éviter les confusions, le terme image sera employé pour définir en général ce que j’utilise

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la séquence du film pour s’attarder sur la trace que laisse le mouvement. La séquence devient tout autre l’espace d’un instant.

Figure 5 : Image fixe tirée de la vidéo, Morphologie de l’étreinte, Nathalie LeBlanc, 201310

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1.4 Intervenir

Cette vidéo tirée du film de Peter Pan exprime les débuts de mon travail artistique dans sa forme actuelle. Mes premières idées de création du genre étaient justement de remonter des films. La linéarité de la narration laisse parfois en plan de nombreux moments qui gagneraient à être vus indépendamment. La séquence continue de rouler et notre attention aussi. Le récit guide nos appréciations. Cette situation m’incite à décomposer la bande, à la fragmenter en autant de morceaux que j’y décèle de passages intéressants, afin d’isoler et rendre à ces images, dissimulées dans un ensemble plus large, leur présence inouïe. Ce désir de réorganiser la trame, je l’ai progressivement transposé à tout le reste.

Ainsi, j’ajoute le filtre de mon intervention à toutes sortes d’images, trouvées ou captées. Je n’hésite pas à les superposer, effacer, recopier, découper, cacher, répéter, etc., pour observer comment notre regard s’en trouve bifurqué. Plus que de simples expérimentations, cette préoccupation de voir les choses différemment vient également répondre à mon besoin d’intervenir, à mon envie de revisiter les images.

Sans le savoir au moment de sa réalisation, c’est un de mes tout premiers projets en vidéo, datant d’avant la maîtrise, qui a précisé cette approche. J’étais à ce moment peu familière avec tout ce qui touchait aux caméras et aux logiciels numériques. C’est assurément ma position de débutante qui m’a permis de développer cette démarche exempte de présupposés. Sans autre attente que de voir où me mènerait mon idée, j’avais collé côte à côte de vieilles diapositives rougies d’œuvres de l’histoire de l’art, comme ça, dans une fenêtre de la Fabrique. La transparence de la pellicule m’avait permis de filmer au travers une intersection achalandée avec sa valse d’automobiles et de piétons.

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Figure 6 : Image fixe tirée de la vidéo, Intersection, Nathalie LeBlanc, 201111

Ce qui en a résulté est une image morcelée exprimant le passage du temps d’une étonnante manière. Les diapositives ont formé une grille dans laquelle chaque élément se déplace distinctement des autres. Il ne s’agit plus de la vie effrénée autour d’une intersection, mais bien de nombreux petits évènements séparés presque ralentis et qui se déroulent tous au même moment. Le piéton qui traverse la rue apparaît d’abord dans un cadre puis dans un autre, tandis que les voitures filent au centre de la composition. Chaque mouvement prend de l’importance. La couche fixe de diapositives superposée ainsi sur l’interaction de la rue en a donné une vision décomposée. À l’inverse de la peinture Les Ménines de Vélasquez, où l’on se sentait observé par l’œuvre, nous sommes dans cette vidéo l’observateur hors-champ, derrière les œuvres, tel qu’en train de regarder au travers d’un miroir se dérouler la vie des autres.

1.5 Dévier, détourner, déphaser

Dans Morphologie de l’étreinte et Intersection, l’intervention est venue changer la lecture de l’image et basculer sa signification. Dans les deux cas, on s’intéresse à ce que l’image devient et déconstruit à la fois. L’idée de dévier contient cette subtilité. Il ne s’agit pas seulement de modifier notre regard sur elle, mais aussi de la placer dans une sorte de boucle, de repli, de répétition où la chose renvoie sans cesse à elle-même, visuellement ou conceptuellement. Pensons encore une fois aux photographies de Marey où l’image fixe rapporte un état qui ne l’est pas. Il ne suffit pas de changer ou altérer l’image, mais bien de la continuer, la placer dans un nouvel ordre. Et c’est sur ce plan que la déviation se définit pour moi plus précisément.

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Sans entrer dans une analyse profonde des termes, je souhaite simplement ici situer et nuancer ce que j’entends avec cette idée de dévier. Voici de courtes comparaisons avec des notions fortes dans le domaine des arts visuels et de la musique qui sont le détournement et le déphasage.

Le détournement pourrait être considéré comme une rupture de l’usage original. « Les deux lois fondamentales du détournement sont la perte d’importance – allant jusqu’à la perdition de son sens premier – de chaque élément autonome détourné; et en même temps, l’organisation d’un autre ensemble signifiant, qui confère à chaque élément sa nouvelle portée. 12» Il s’agit bien de rompre le sujet de la chose détournée et lui

donner une nouvelle signification par un geste complètement distinct

Par exemple, Asger Jorn a réalisé deux séries, intitulées Modifications et Nouvelles défigurations, où il a peint par-dessus des tableaux quelconques. Ses ajouts ont complètement changé la facture et l’interprétation des peintures qui se voient tournées en dérision. Par son geste, il ramène l’œuvre à l’idée d’une image qui peut être profanée, d’un objet non sacré.

Si mes projets s’approchent de cette manière de travailler quant au fait d’intervenir directement sur l’image pour la trafiquer, le propos et l’intention sont toutefois bien différents. Mes projets cherchent plutôt à s’approcher d’une certaine limite de l’image, mais sans la franchir nécessairement, sans chercher à créer son opposée.

Figure 7 : The Avant-Garde Doesn't Give Up, Asger Jorn 1962 Figure 8 : Le canard inquiétant, Asger Jorn, 1959

Comme pour cette reproduction du portrait de Berthe Morisot d’après Manet que j’ai transformée. En commençant à découper l’image, j’ai découvert que le portrait s’était transféré sur la couche de papier qui se

12 Guy Debord et al., «Le détournement comme négation et comme prelude». International situationniste, no 3, décembre

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trouvait en dessous. L’effet de persistance donnant à cette image quelque chose d’unique, j’ai préféré laisser place aux contours de cette silhouette incertaine. J’ai fait disparaître l’image de la reproduction pour mieux en laisser la trace et celle de mon intervention.

Figure 9 : Manet, Nathalie LeBLanc, 2013

Contrairement à Jorn, qui cherchait à rompre le sujet du tableau, j’aborde mes interventions dans une logique de continuité afin de faire manifester une qualité tacite, propre à l’objet. Je préfère partir de l’image et tenter de prolonger une caractéristique qui la distingue. De cette manière, j’arrive à créer une nouvelle version de l’image, à la faire voir autrement, à la dévier.

Mon travail s’inscrit d’un point de vue historique dans la continuité de la pensée situationniste, en visitant toutefois cette variante au détournement. De plus, la notion de détournement est chargée historiquement et sa fonction subversive ne correspond pas tout à fait à mon approche. Aussi je préfère le terme de déviation. Il s’agit d’une forme de réemploi, mais qui ne va pas totalement à l’encontre de l’image. La déviation ne crée pas une séparation aussi marquée ou, du moins, le fait différemment.

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Mon autre point de comparaison pour illustrer la déviation est la notion de déphasage13 que j’ai découverte au

fil de mes recherches. Elle était utilisée dans mes lectures pour exprimer des effets de décalages et d’écarts, effets qui se trouvent également dans mes projets.

Selon les explications de Steve Reich, il s’agit d’une perte de synchronicité entre des trames similaires. Développé dans la musique d’avant-garde des années 60, le déphasage apparaît au décalage de deux pistes sonores, que ce soit des bandes musicales ou le clappement des mains. Le déphasage crée de courts motifs qui se répètent infiniment, dans lequel s’instaure une discordance cyclique. Aussi, un effet de symétrie se produit lorsque le résultat final de la partition redevient identique à la première partie du cycle. Le schéma d’un déphasage montre une première ligne d’onde sur laquelle se superpose une deuxième, possédant la même amplitude, mais qui est décalé de quelques mesures de la première. Reich a travaillé sur la musique de phase, car il cherchait à ce moment à explorer la musique en tant que « processus graduel 14». Son morceau

emblématique du déphasage It’s Gonna Rain est un enregistrement sur bande d’un sermon du Deluge qui est une « matérialisation littérale de ce processus 15». « It’s Gonna Rain gradually transforms audible sound bites

into abstract reverbaration 16».

Figure 10 : Schéma d’un déphasage

Ce qu’on observe d’emblée, c’est l’écart qui existe entre les deux ondes et qui crée l’effet de déphasage. Elles se croisent en des moments irréguliers, ce qui produit un nouveau motif à partir des composantes similaires. Il s’agit d’un même son superposé à lui-même avec un léger écart. Au lieu d’un seul effet de dédoublement, cela donne un résultat tout autre, d’un aspect brouillé, déformé, près de l’effet que je recherche avec la déviation.

13Reich, Steve. Écrits et entretiens sur la musique. Paris : Bourgois, 1981, p. 99-101 14Reich, Steve. Écrits et entretiens sur la musique. Paris : Bourgois, 1981, p. 48 15Ibid., p. 101

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La distinction que j’entrevois entre les deux termes est que la déviation évoque plus qu’un seul type d’intervention, il y a plusieurs manières de faire dévier les choses, tandis que le déphasage se résume davantage à des stratégies de superposition et de décalage.

Au bout du compte, ce que je souhaite illustrer ici, c’est qu’on peut considérer la déviation comme un point milieu sur un axe ayant le détournement et le déphasage à chaque extrémité.

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2. Appropriation

2.1 Observer

Réarranger une séquence de film, gratter et décoller l’image d’une reproduction, filmer au travers de diapositives trouvées, il y a dans ces processus une part d’appropriation. Je prends l’image comme matériau et ses formes inusitées font naître mes idées de projets. Lorsque je trouve une caractéristique particulière à une image, je sens le besoin de l’approfondir et de l’intensifier de manière à ce qu’elle devienne observable. Je tente de déceler une propriété exceptionnelle à l’image sur laquelle je pourrais intervenir. Il arrive parfois que rien ne se produise, souvent parce que l’élément que je souhaitais travailler s’est involontairement dissipé sous mes transformations, ne laissant plus qu’un vide. Il arrive aussi que malgré plusieurs tentatives ce que j’en tire ne soit pas assez convaincant pour en faire un projet. Lorsque j’écarte une image, c’est parce qu’elle est trop complète, trop finie et trop fermée sur elle-même, ou encore que la transformation ne redéfinit pas par notre rapport à elle. Comment arriver à ouvrir la forme et le sens d’une image est ultimement la question que je me pose régulièrement. Alors je cherche dans l’image un élément qui serait en voie d’être décalé, comme une incohérence ou une coïncidence. Je recherche une inadvertance que je pourrais utiliser positivement, un détail inusité qui est déjà présent ou qui a la possibilité d’être créé.

Francis Alÿs a amorcé Fabiola alors qu’il souhaitait rassembler une collection de copies d’amateurs de peintures des grands maîtres. Toutefois, en parcourant les marchés aux puces, Alÿs a trouvé de nombreux portraits de Fabiola, une patricienne romaine, au lieu des tableaux envisagés. Ce hasard l’incita à récupérer près de cent vingt-cinq portraits de cette femme, déclinés en peinture, broderie, bijouterie, carte postale, composition de légumineuses et de boutons. L’itération de Fabiola crée un effet surprenant. Plus on s’attarde aux différences entre chacune des versions, plus on a l’impression de regarder la même en diaphane. Ainsi le nombre vient se contracter dans un unique modèle par le biais de ses disparités. « Such variations only make the recognition stronger : we see the same face through the veil of each image’s peculiarities.17 ». Une

succession toujours pareille malgré les variations, Fabiola est une œuvre dont l’expérience consiste dans sa persistance.

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Figure 11 : Vue d’installation, Fabiola, Francis Alÿs, National Portrait Gallery, Londres, 2009

Cette coïncidence — tant de gens en lieux éloignés ont délibérément reproduit le même portrait — rend la prégnance de l’image encore plus éloquente. Si l’artiste n’avait pas rassemblé tous ces portraits, nous n’aurions jamais eu d’intérêt pour ces représentations. Elles seraient restées invisibles dans la vaste étendue de production picturale amateure. Grâce au geste de l’artiste, il nous est possible d’observer cette récurrence, la nature extraordinaire de Fabiola. Il a donné à voir ce lien évident, qui n’aurait jamais vu le jour autrement.

2.2 Choix de l’image

Dans ce même esprit, c’est ma rencontre fortuite avec des images qui me les fait choisir. Ma sélection est basée sur mon impression d’entrevoir un élément à soulever, une faille à investir, pour des raisons qui varient entre une certaine esthétique qui me plaît, l’improbable découverte de l’image ou l’étonnant contexte qui me l’a fait trouver. Il peut s’agir d’une séquence irrégulière dans un long métrage, un extrait d’un livre qui déçoit, un objet inhabituel dans l’espace urbain, le cadrage presque trop net d’une photo, des installations qui découpent le paysage, une chose croisée à répétition sur mon chemin, des reproductions désuètes d’œuvres, des notes manuscrites dans un livre emprunté, etc.

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C’est à partir de mon propre regard fasciné que je travaille. Une position se situant entre une décision arbitraire et une décision intentionnelle. Si je me permets la comparaison, je procède à l’opposé de Marcel Duchamp quant aux choix de ses objets pour ses ready-made. « […] au lieu de choisir quelque chose qui vous plaît ou quelque chose qui vous déplaise, vous choisissez quelque chose qui n’a aucun intérêt, visuellement, pour l’artiste. Autrement dit, arriver à un état d’indifférence envers cet objet. À ce moment-là, ça devient un ready-made18. » Au contraire de Duchamp, je me laisse emporter dans mon choix d’images. Je m’attarde à la

pertinence, j’observe l’intérêt, j’apprécie ses caractéristiques. Complètement à l’opposé de l’état d’indifférence, je cherche un état de fascination. Il existe, comme le soulignait Huebler19, trop d’objets inintéressants – objets

du quotidien, politiques ou artistiques – et face à cette surabondance l’indifférence est l’attitude répandue. L’action purement arbitraire était un geste audacieux et pertinent qui maintenant, à mon avis, relève parfois de la facilité, car il est déjà légitimé. Il y a aussi le fait que, bien que mes projets ne sont pas préconçus d’avance, il y a tout de même un résultat général qui est visé, celui de la déviation, qui risque de ne pas se produire dans un contexte complètement arbitraire. Il faut rester attentif aux transformations, à la décomposition de l’image.

2.3 Disparité

Ainsi, je ne crée pas de nouvel objet à proprement dit, j’utilise ce qui existe déjà. Michel de Certeau donnait comme exemple de geste d’appropriation la colonisation d’une population qui, face aux nouvelles règles et lois imposées par leur conquérant, « les subvertissaient non en les rejetant ou en les changeant, mais par leur manière de les utiliser à des fins et en fonction de références étrangères au système qu’ils ne pouvaient fuir. 20» La disposition dans laquelle la population s’appropriait de nouvelles coutumes est justement la façon

dont j’élabore mon travail artistique. Devant un objet ou une image qui m’intrigue, je tente de me soustraire à son usage propre afin de le penser uniquement dans la qualité que je lui ai découverte.

En somme, lorsque je sélectionne une chose, c’est en raison d’un aspect qui me fait décrocher de sa nature d’objet. C’est bel et bien lorsqu’une uniformité est brisée, qu’une idée univoque est rompue, que je m’intéresse immédiatement à une chose, lorsque sa présence tranche d’elle-même et nous transporte déjà ailleurs. J’en suis alors d’autant plus intéressée à marquer sa différence, à souligner son incongruité.

Alors que j’étais à la recherche de matériel dans le cadre d’un autre projet sur la thématique de la météo, j’ai trouvé des webcams situées un peu partout en Amérique du Nord. À ce moment, la météo m’évoquait des

18 Philippe Collin. Marcel Duchamp parle des ready-made à Philippe Collin. Paris : l’Échoppe, 1998, p.11

19 « The world is full of objects, more or less interesting; I do not wish to add any more. I prefer, simply, to state the

existence of things in terms of time and place.» Anne Rorimer, New Art in the 60s and 70s: Redefining Reality, London: Thames & Hudson, 2001, p. 135

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images de paysages, ce que je m’attendais à trouver sur ces webcams. En visionnant leur contenu, j’ai été vite rappelée à l’aspect utilitaire de la météo. Les caméras étaient toutes cadrées sur des sections de routes et d’autoroutes. Ce qui m’était donné à voir c’était l’état des chemins, de l’asphalte, et des trottoirs, tout ce qui est astreint à des problématiques de transport.

En faisant défiler ces centaines de caméras fixées sur du goudron, j’en ai trouvé une toutefois située sur le bord de l’eau. La caméra immobile permettait de voir les conditions atmosphériques qui passaient d’éclaircies à densément nuageuses dans une succession de photographies saccadées. On y voyait un quai qui montait puis descendait selon la marée. En plus de détonner parmi toutes ces caméras austères, le cadrage et le design de la plateforme donnaient à l’image une composition bien particulière. Il me vint l’envie de voir cette séquence dans un mouvement fluide.

Figure 12 : Vue de la vidéo projetée, Quai, Nathalie LeBLanc, 201421

Cette simple modification a changé de manière considérable l’état du quai. On le voit maintenant onduler sous la force d’un flot impossible. L’atmosphère brumeuse vient se mêler à cette nouvelle vitesse et la forme

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particulière du quai donne par moment l’impression d’un engin puissant qui décolle. Les nuages se condensent puis se dissipent rapidement nous donnant l’étonnante sensation de faire un bond dans l’espace. De plus, le mouvement accéléré fait étrangement écho à celle d’une respiration haletante. De manière complètement imprévue, cette vidéo visionnée en boucle nous place dans un mode songeur suivi peu après d’une sensation physique d’essoufflement. Nous devenons étourdis du rythme de cette vidéo, complètement saturé de contempler.

2.5 Hors contexte

Avant d’arriver à cette forme finale, mes expérimentations m’ont amenée à dédoubler le quai, lui donner plusieurs vitesses, changer son arrière-plan, le superposer sur lui-même, etc. Tant d’interventions qu’en fin de compte sa provenance m’échappe maintenant totalement. Je ne me rappelle plus la ville d’où provient le quai. Le drapeau canadien y figurant est le seul indice. Surtout, sa mise en scène ne fait plus appel à la météo tellement les liens s’y rattachant sont désormais ténus.

Il est encore possible d’en deviner la présence, si l’on s’y attarde un peu. Le cadrage, le sujet, l’action et certains détails évoquent encore la webcam météorologique, mais la nouvelle forme de la vidéo nous en écarte complètement, ils ne sont plus que des traces à reconstituer. Sa vitesse nous fait plutôt entrer dans une dimension surnaturelle, d’une valeur temporelle déformée par son rythme effarant, et dans une expérience physique de la vidéo. Elle ne fait plus partie de son contexte original. D’autant plus que la projection de cette vidéo enlève toute idée du web et d’une retransmission d’images en direct. Il s’agit maintenant d’une séquence à la durée déterminée qu’on regarde se répéter indéfiniment.

Mes projets extraient les images de leur contexte et brisent les liens d’appartenance envers leur état d’origine. Cette interruption permet d’établir de nouvelles interprétations et considérations, car il n’est plus possible de lire l’image en fonction de son contexte premier. Ainsi le peu de signes et de codes restant agissent comme des indices captivants qui perturbent l’image et en font perdre les repères. Mon travail ultimement crée des brouillages.

2.6 Contrainte et protocole

Je déséquilibre mes images d’une manière qui fait place à la confusion et à l’incertitude, sans toutefois être aléatoire. Il y a un souci d’être conséquent dans la manière de modifier. Pour ce faire, je travaille à partir des contraintes de l’image, à partir de ce qui la constitue, son format, ses matériaux, son sujet, sa signification, etc.

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J’essaie de créer une correspondance ou une cohérence entre l’intervention et la nature de l’image pour donner à voir ces particularités. Mon intérêt à travailler à partir des spécificités de l’image m’amène à établir un protocole en fonction de ses caractéristiques. Ainsi, je tente d’identifier l’élément qui me la rend intrigante, puis je cherche une intervention qui irait dans le même sens.

M’attarder aux contraintes de l’image est une manière pour moi d’en conserver en partie la substance, de rester dans un système connexe de codes et de signes. Car, encore une fois, il ne s’agit pas d’éclater le sujet de l’image, mais plutôt de lui donner une autre course, une autre tangente, un autre déploiement.

Pendant deux mois, j’ai patiemment décollé la mince couche de couleur du support d’une reproduction de l’œuvre La Moisson de Bruegel. Le laminé avait été exposé trop longtemps à la lumière et ses couleurs chaudes s’effaçaient d’elles-mêmes, l’adhérence du pigment au papier en a été fragilisée. Puisque l’image était vouée à disparaître, j’ai décidé d’en accélérer le processus. Finalement, j’ai décollé près de 200 bandes qui ont conservé les pigments bleutés de l’image sur leur surface autocollante. La reproduction est complètement décomposée. Le support en bois présente une image presque entièrement effacée, entremêlée de déchirures causées par mon intervention.

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Figure 13 : La Moisson de Bruegel, Nathalie LeBLanc, 2014

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L’accumulation des bandes superposées les unes sur les autres forme une dispersion de teintes avec des effets de profondeurs. Par moment, on peut distinguer un relief occasionné par l’amoncèlement des couches de couleurs, puis voir clairement la trame de l’impression originale. L’image est divisée en deux parties. On ressent le mouvement de transition, mais impossible de recomposer l’image de départ. Nous sommes en présence d’un relevé, d’une traduction.

On ressent cet écart confus entre ce que l’objet a été et ce qu’il est maintenant. Une distance s’est créée entre l’image d’origine et celle modifiée. Notre compréhension en est déconcertée, car l’objet ne cesse d’osciller entre ces deux positions, il est dans une constante relation de transposition entre l’objet premier et sa variante. Mes projets, et en particulier ce dernier, gravitent entre l’apparition et la disparition. S’ajoutent à ce décalage les traces de mes interventions et les accidents de la manipulation. Le spectateur fait face à un ensemble de signes dépouillés puis réinvestis.

Il y a peut-être un léger clin d’œil à voir entre La Moisson de Bruegel et l’œuvre de Rauschenberg Erased de

Kooning, mais seulement au point de vue de l’idée et du processus. Rauschenberg a passé un mois à effacer

une œuvre véritable alors que je n’ai décollé qu’une reproduction. L’enjeu et le geste ne sont absolument pas le même. Mais il y a quelque chose tout de même dans la démarche de Rauschenberg, dans ce projet en particulier, qui me fait écho.

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Raushenberg souhaitait faire entrer le dessin, médium qu’il aimait, dans l’art. Effacer une pièce d’un artiste renommé, auquel il était rattaché, était selon lui la manière d’y arriver22. « I was trying to make art, and so

therefore I had to erase art. 23» Cette logique qui semble d’abord contradictoire est pourtant bien fondée. Pour

faire émerger une chose, il suffit parfois de la faire disparaître.

Certains ont vu dans Erased de Kooning une critique de l’art abstrait, un geste de pure destruction, anti-marché de l’art ou encore un geste Œdipien. Les opinions à ce sujet sont multiples, son travail en a outré plusieurs, car il est vrai que l’œuvre est conflictuelle en plus de s’opposer à la peinture moderniste de Greenberg qui était prédominante à l’époque.

Toutefois, elle n’est pas issue d’une volonté de saccage, cette œuvre vient d’une démarche poétique, ce que j’y vois aussi. « Rauschenberg’s logic makes sense only on the level of metaphor, as a symbolic gesture to mark a personal rite of passage. And perhaps more than that. 24» Il y a plus effectivement, car ce dessin effacé

de De Kooning est d’autant plus fameux parce qu’il est disparu. L’effacement a donné une profondeur à ce dessin qu’il n’aurait jamais obtenue autrement.

Une idée similaire m’a incitée à estomper des reproductions. Je me disais que la seule manière de rendre artistiques ces représentations d’œuvre était d’en faire disparaître l’image tout en conservant le titre et des traces. La référence à l’œuvre viendrait mieux s’imposer en ne la voyant presque plus. L’idée de la reproduction se retirerait au profit de l’idée de l’image morcelée et du geste qui l’en a fait ainsi.

22Rauschenberg, Robert. «Robert Rauschenberg discusses Erased de Kooning Drawing». Artforum. 2015. Web 31 juil.

2015.

23 Steinberg, Leo. Encounters with Rauschenberg. Houston : Menil Collection, 2000, p. 21 24 Ibid., p.21

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3. Montage

3.1 L’imprévisible

La superposition, l’effacement, la juxtaposition, l’ajout d’effets et de filtres, les décalages, les recadrages, etc. sont tous en définitive des stratégies de montage. Chacune d’elles entraine des résultats différents et change le caractère de ce qui est assemblé. J’utilise le montage pour la part d’inattendu qu’il propose, car à moins de planifier avec exactitude la forme finale qu’il doit donner, le montage provoque l’imprévisible, introduit un léger hasard.

Des effets insoupçonnés émergent de la combinaison d’éléments divers. On en découvre de nouveaux rapports, de nouvelles interactions et relations. Dans ses films, par exemple les Histoires(s) du cinéma25,

Godard mise sur cette puissance de liaison du montage en juxtaposant des œuvres de l’histoire de l’art, des citations, des enregistrements sonores, pour à la fois créer et défaire des signes dans des effets de surimpressions. Dans ce travail méticuleux, Godard a intentionnellement combiné les images pour des raisons philosophiques et esthétiques précises.

Il était aussi intéressé par ces moments où un lien inopiné s’établissait à l’issue d’un « travail inconscient qui peut devenir conscient au moment où il se réalise. […] C’est ce qu’on appelle au montage […] une bonne surprise. 26» Je tente au maximum de laisser agir ce travail inconscient et, une fois qu’il s’oriente, le contenir.

Le montage me guide dans la réalisation de mes projets parce qu’il me place constamment dans un mode exploratoire et me permet d’improviser.

3.2 Formes de montage

Bruce Conner, réalisateur de film expérimental américain, a aussi redéfini le montage avec ses longs métrages. Ses films, faits en partie de found footage, sont un monumental travail de collage et qui a été réalisé dans cette intention plus spontanée.

« One of the reasons I made A MOVIE was because it's what I wanted to see happen in film. Ever since I was fifteen years old, I'd been watching movies and thinking of ways to play with their storylines. For instance, I would imagine taking a backlit shot of Marlene Dietrich in Blonde Venus walking through a doorway and overlaying it with something like the final words from King Kong: "Beauty killed the beast." Then I'd imagine the next shot being something else entirely using different sound. Basically for years, I'd been playing with bits and pieces of different films

25 Rancières, Jacques. Le destin des images. Paris : La Fabrique, 2003, p. 43

26 Godard, Jean-Luc. «Entretien avec Jean-Luc Godard. L’interview partie 2». Arte. 2007, Web. 31 juil. 2015, 16min

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in my head, and I kept assembling and reassembling this immense movie using pictures and sounds and music from all sorts of things. I'd been waiting for someone to come up with a movie like this. And nobody did. 27»

Assembler ainsi des fragments, c’est découvrir à chaque fois un autre monde, une autre histoire, un autre aspect dans l’espace ouvert des enchaînements. C’est avant tout une manière de laisser libre cours au fil discontinu de nos réflexions sans lui imposer de structure logique, permettre une réorganisation en arborescence se construisant intuitivement.

Entre Histoire(s) du cinéma et A MOVIE il y a toute une marge de différence. Le premier propose une façon de penser, une forme d’étude, qui en principe se comprend à même la suite d’images. Godard présente une vision intellectualisée de l’histoire dont son montage tente de soulever des présences visibles. Bien que ce montage soit quelque peu opaque dans son interprétation, les superpositions rendent néanmoins disponible une foule de ressemblances et de dissemblances entre les images qu’il a utilisées.

Tandis que le deuxième offre une façon de voir des séquences déjà existantes, entrecoupées de ses propres images, dans un enchaînement léger, flottant, sans en être moins profond. Conner met en place un canevas dépareillé, dépourvu d’effets, dont le spectateur relie lui-même les composantes et imagine l’histoire à partir de ses propres conclusions. Il en découvre un regard sensible sur la société suggéré par la manière dont le cinéaste a disposé ses fragments.

Mon travail se situerait entre ces deux œuvres emblématiques de la notion de montage. Mon intérêt à utiliser la superposition et des effets ajoutés me rapproche de l’intention de Godard : celle d’étudier l’image, d’en faire émerger des rapports énigmatiques, de cerner une présence visible. Et en même temps, j’ai aussi cet intérêt de créer une séquence qui soit propre à ma manière de voir les choses, qui invite à un regard ouvert sur l’image.

C’est dans ces deux perspectives que je travaille le montage de mes vidéos. J’anime l’image sous la juxtaposition d’un filtre d’effet. Cet ajout vient souligner une affinité de l’image qui lui en donne un nouveau rapport. Le lien toutefois ne renvoie pas expressément à une idée définie. Il reste dans un rapport de semblance, d’une apparence indéterminée à autre chose.

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Figure 16 : Vue de la vidéo projetée, IMG_065, Nathalie LeBlanc, 201428

3.3 Pratique populaire

L’influence du web n’est pas non plus anodine quant à mon utilisation de la vidéo. J’utilise des formats qui correspondent à ce nouveau type de montage. Je crée des vidéos courtes qui peuvent être écoutées en boucle et à répétition, faites à partir de matériel que je trouve au hasard. Effectivement, le montage n’est plus aujourd’hui exclusivement attribué à l’art du cinéma. Ses outils et techniques s’étant simplifiés, toute une génération se l’est appropriée.

La « pratique du montage s’est formée à l’âge populaire, à l’âge où le brouillage des frontières entre le haut et le bas, le sérieux et la dérision, et la pratique du coq-à-l’âne semblaient opposer leur vertu critique au règne de la marchandise. Mais, depuis lors, la marchandise s’est mise elle-même à l’âge de la dérision et du coq-à-l’âne. La liaison de tout avec n’importe quoi, qui passait hier pour subversive est aujourd’hui de plus en plus homogène29. »

Il est vrai que l’art du montage du cinéma européen, par exemple, se voulait une position critique. En créant des oppositions entre des images, il se voulait la voix contraire30. Il a toutefois été récupéré par l’industrie, sa

teneur politique a été évacuée et il est devenu une pratique populaire qui s’aperçoit même en marketing et en publicité.

28 Vidéo disponible en ligne : https://vimeo.com/118416578

29Rancière, Jacques. Le destin des images. Paris : La Fabrique, 2003, p.61

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À mon sens, l’utilisation massive du montage dans les vidéos qui circulent sur l’internet montre qu’elle est loin d’être une pratique normalisée par le marché. Au contraire, je trouve qu’elle se renouvèle de façon exponentielle. Le montage reste un moyen pour plusieurs de passer un message, une opinion ou de montrer des situations controversées. Bien que d’autres l’utilisent dans une liberté d’expression douteuse, ces tonnes de vidéos réussissent encore parfois à démontrer des contradictions. À cet égard, le montage dans son apparition comme méthode de contestation est devenu, avec le temps, un langage. Il est passé d’une forme d’art à une forme d’expression qui, selon son utilisation, peut encore démontrer des oppositions.

Pour cette raison, il y a de toute évidence une culture du montage qui continue de se poursuivre, mais dans des vocations, des formats et des plateformes tout à fait différentes de ce qui en était. Pour ma part, j’utilise le montage dans sa perspective artistique, pour créer des rapprochements qui n’existent pas ailleurs, mais aussi dans sa nouvelle forme qui tient de l’expression d’une idée, d’une blague, d’une opinion ou, dans mon cas, de ma fascination.

3.4 Les écarts

Malgré ses polarités, le lieu commun de tous les montages est la création d’écarts. Au départ, il s’agit d’un agencement de morceaux éparpillés, un assemblage hétéroclite, qui met en présence une distance, un « écart entre les présences sensibles et les significations 31». Ensuite, dans la manière dont le montage est fait, ces

éléments complètement éloignés réussissent à se joindre et à devenir étonnamment unis.

Deleuze explique cette capacité par la conjonction « et » qui vient coordonner les images comme les termes d’une phrase. Il « entraîne toutes les relations. […] Le ET, ce n’est ni l’un ni l’autre, c’est toujours entre les deux, c’est la frontière […]. Et c’est pourtant sur cette ligne de fuite que les choses se passent, les devenirs se font32. » Selon lui, un travail de jonction comme celui de Godard a comme objectif de faire « voir les frontières,

c’est-à-dire faire voir l’imperceptible33. »

À cette idée de limite, Rancière apporte un terme qui vient davantage préciser la chose, celui de la co-appartenance. Il explique que les dissemblances réussissent à cohabiter par la formation des rapports énigmatiques que crée le montage. Ils permettent aux éléments distants d’appartenir au même ensemble. Selon l’auteur, cela se produit sous deux formes conceptuelles.

31Rancière, Jacques. Le destin des images. Paris : La Fabrique, 2003, p.44

32 Deleuze, Gilles. Pourparlers. Paris : Les Éditions de minuit, 1990, p.65 33 Ibid., p.66

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« La manière dialectique investit la puissance chaotique dans la création de petites machineries de l’hétérogène. En fragmentant des continus et en éloignant des termes qui s’appellent, ou, à l’inverse, en rapprochant des hétérogènes et en associant des incompatibles, elle crée des chocs. Et elle fait des chocs ainsi élaborés de petits instruments de mesure, propres à faire apparaître une puissance de communauté disruptive, qui impose elle-même une autre mesure34. »

« La manière symboliste aussi met en rapport des hétérogènes et construit des petites machines par montage d’éléments sans rapport les uns avec les autres. Mais elle les assemble selon une logique inverse. Entre les éléments étrangers, elle s’emploie en effet à établir une familiarité, une analogie occasionnelle, témoignant d’une relation plus fondamentale de co-appartenance, d’un monde commun où les hétérogènes sont pris dans un même tissu essentiel, toujours susceptibles donc de s’assembler selon la fraternité d’une métaphore nouvelle35. »

Ainsi, entre disruption et réunion, entre discontinuité et nouvel ordre commun, la co-appartenance peut se produire à l’issue d’amalgame et de séparation. Il n’y a donc pas de fin à assembler et à désassembler, les montages dialectiques et symboliques pouvant se retrouver dans le même projet. À cet égard, mes montages consistent souvent en une accumulation de transformations qui éloignent et rapprochent des instances.

J’applique une première intervention qui rupture l’image, puis une autre qui la reconstruit, encore une autre qui la recoupe et ainsi de suite jusqu’à devenir satisfaite de la manière dont mon montage souligne une frontière de l’image. L’apparition de cette limite permet d’établir « le rapport juste entre deux lointains saisis dans leur écart maximum 36». Le montage, c’est là où les choses, même les plus distantes, se rencontrent. Il serait en

principe possible d’interpréter le montage dans l’étendue de signification se trouvant de chaque côté de la frontière qu’il crée, dans une idée d’« entre-expression. 37»

3.5 Fixité/Mobilité

Mes montages donnent aussi à mes projets leur rythmique, leur ton, leur lenteur, leur silence et leur poésie. Dans la pratique, cet intérêt à découvrir des entre-expressions s’est manifesté surtout sous une même mouture : l’image qui est travaillée est placée à l’arrière-plan, telle une trame. On m’a fait remarquer cette récurrence dans mon travail à la suite d’une présentation en octobre 2014 dans le cadre de la 19e Rencontre

interuniversitaire des maîtrises. Mes montages en viennent souvent à une opposition entre une chose mobile et une autre immobile. Effectivement, mes interventions prennent souvent la forme d’une image fixe en arrière-plan sur laquelle est superposée une autre en mouvement. Je tends à figer l’image pour isoler un de ces éléments, puis en rajoutant une intervention, cela lui donne un regain, un nouveau mouvement même lorsqu’il

34 Rancière, Jacques. Le destin des images. Paris : La Fabrique, 2003, p.66 35 Ibid., p.67

36 Ibid., p.68 37 Ibid., p.76

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y a peu d’action. Cet antagonisme fixité-mouvement est aussi apparent dans les reproductions que j’ai altérées étant donné le déplacement qu’implique la disparition de leurs éléments.

On m’a souligné aussi le caractère de douce mélancolie qui se dégage de mes projets : cette impression d’une chose à jamais perdue sur laquelle est reconstruite une nouvelle. Toute ma démarche est axée sur une forme de recontextualisation, une transformation et une bifurcation des perceptions, l’effet de perte ou d’effacement est donc souvent là. Néanmoins, plus je reçois ces commentaires, plus je remarque effectivement une présence mélancolique qui émerge de mes projets, ce qui m’a amenée à me questionner sur la singularité de l’image.

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4. Singularité

4.1 Altération/Ouverture

Le sentiment de perte et de disparition que l’on ressent par rapport à mes projets relève bien entendu de mes interventions. Mes montages jouent sur la mince ligne entre apparition et disparition, puisque je dépouille les images de leur forme. Cependant, là où les gens voient cette perte et ressentent une forme de mélancolie, moi je vois une interprétation nouvelle et éprouve au contraire une forme d’ouverture vers quelque chose d’autre. Cette différence de position marquée m’a incitée à lire davantage sur le sujet pour comprendre et tenter de trouver une explication, une piste quant à ce manque que les gens perçoivent alors que moi j’entrevois une issue. Les ouvrages qui traitaient de ces thèmes toutefois ne collaient pas. Ils traitaient d’absence et d’oubli d’une manière qui ne m’interpelait pas, d’une rupture définitive alors que je cherche vraiment une façon d’associer altération et ouverture. Alors, l’idée de la perte se situerait autre part que dans le simple fait d’un manque, elle serait plus complexe. Elle serait symptomatique de changements plus importants.

4.2 Perte d’identité

J’en reviens à Rauschenberg, un exemple flagrant de disparition. Je précisais déjà que ce dessin qu’il a effacé en est devenu plus présent par sa suppression. Comment dans ce cas peut-on parler de disparition? C’est l’image qui a été effacée, sa représentation, mais le dessin, lui, existe encore bel et bien. Et justement, on se sent un peu offusqué d’être coupé ainsi de l’appréciation d’une œuvre. On se serait mieux fait à l’idée si elle avait été complètement détruite que le dessin n’existe plus, au lieu de se sentir nargué par un papier vierge. Dans les faits, s’il n’avait jamais été effacé, n’est-il pas vrai que ce dessin se serait tout simplement inscrit dans la production de De Kooning, qu’on l’aurait apprécié certes, mais dans son ensemble avec les autres pièces? Il n’aurait probablement pas émergé ainsi par rapport aux autres. Il aurait été supporté par les critères de l’expressionnisme abstrait et par la place importante de l’artiste dans ce courant artistique.

Ce que le dessin a perdu en réalité, c’est son identité, celle qui le rattachait aux autres œuvres de De Kooning, qui lui donnait sa valeur et son jugement. Qui donnait aussi son caractère, son style, sa forme, sa matière, tout ce qui le catégorisait. Donc, l’œuvre en elle-même aurait été commune parmi les autres, c’est le fait de disparaître qui l’a rendue unique, se retrouvant ainsi dissociée des autres. Il s’agit d’une perte dans une application positive du terme, le manque ne vient pas toujours tout ruiner, ne connote pas nécessairement la fatalité. Ici, il y a perte d’identité, mais qui permet un gain en existence. Et je crois que le manque dans mes projets se rapproche davantage de cette intention. En les privant de leur notion d’identité, en tant qu’ils n’ont

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plus leur lien d’appartenance d’avec leur forme d’origine, ils deviennent plus anonymes et à la fois plus spécifiques, plus singuliers.

Ainsi, cette mélancolie est issue, je crois, de la perte palpable d’une identité. Ce manque ressenti, c’est qu’il y a bel et bien une propriété qui est perdue. Là où moi je vois une ouverture, c’est dans la nouvelle présence qui s’en construit, dans le fait que les catégories normales qui auraient permis d’identifier l’image ne s’appliquent plus, qu’on l’apprécie un peu plus pour ce qu’elle est et un peu moins pour ce qu’on en présume. On se retrouve pour cette raison devant une image complexe, dépouillée, mais ouverte.

Figure 17 : Image fixe tirée de la vidéo, IMG_037, Nathalie LeBlanc, 201438

4.3 Singularité quelconque

Cette réflexion, je l’ai surtout développée à la lecture des textes d’Agamben, car, dans son ouvrage, la singularité quelconque n’a pas d’identité à proprement dit. Elle a pour seul caractère sa propre forme. Et cette forme a toutefois le potentiel d’être multiple, parce qu’elle est « déterminée uniquement à travers sa relation à une idée, c’est-à-dire à la totalité de ses possibilités 39». Il s’agit d’une forme en puissance qui aurait pu être

autrement dans le cours de ses probabilités, mais qui en est ainsi finalement. À préciser qu’Agamben a écrit ce texte en se questionnant sur la communauté. Il propose la singularité quelconque comme un projet de société qui cherche à ne plus définir l’humain par son identité. J’altère consciemment la notion en l’appliquant

38 Vidéo disponible en ligne : https://vimeo.com/116989771

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aux images. J’emprunte l’idée que la singularité soit quelque chose d’anonyme, sans identité, qu’elle soit l’ensemble de ce à quoi elle nous fait penser, car je cherche à donner cet état à mes images. Vraiment, toutes mes tentatives de modifier une image, de jouer sur la frontière d’un écart, d’établir une distance, se font dans l’expectative de ce type de singularité.

Cette singularité qui nous laisse sans mot et réflexif, qui se comprend en terme d’idées. Je tente de m’approcher au plus près de cette singularité, de mettre en présence celles que j’aperçois ou à la provoquer par mes montages. J’essaie de donner à voir sa présence inouïe, inexpliquée, silencieuse du peu d’appellations lui correspondant. Au sens où je le comprends, la singularité n’a rien de rocambolesque. Elle est extraordinaire, mais sans être exubérante, unique, mais sans prétention. La singularité c’est que ce je souhaite voir arriver dans mon travail dans son aspect discrètement évènementiel.

4.4 Dessiner, à peine

Il y a parfois un moment dans la création d’un projet où, à mesure d’explorer, de modifier, de retravailler l’image, tout s’aligne parfaitement. Je vois surgir la forme singulière de l’œuvre en même temps que le geste de mon intervention sur l’image, comme dans un dessin. À ce moment, il y a une sorte d’exaltation à assister à l’ouverture de la forme dans un

« désir moins tendu vers un objet à atteindre que vers cette ouverture même, vers son élan, vers sa propre possibilité encore que, précisément, celle-ci ne se présente pas en termes de “possible” représentables, calculables et réalisables, mais comme la possibilité indéterminée du possible en tant que tel, d’un pouvoir-être qui n’est pas la forme encore abstraite d’un être à incarner 40».

Ce qu’Agamben souhaite apporter avec sa notion de singularité quelconque, ce qui est « continuellement engendré par sa propre manière 41», je l’ai mieux comprise par l’entremise de ce médium. À mon sens, se

trouver devant une singularité est tout comme se trouver devant l’expérience visuelle d’un dessin, dans la contemplation d’une figure finie et en même temps inachevée. Devant une image qui aurait pu être cent fois différente, mais dont l’arrivée de la forme durant son élaboration était telle qu’elle ne pouvait plus être autrement. Une image qui possède son idée, sa présence et son autonomie propre, ne pouvant être répétée sans être copiée. On pourrait dire, pour imager la chose, que je cherche dans mes projets vidéo à exploiter les principes du dessin. Simplement, dans mon cas, la forme survient d’une autre, d’une image qui est déjà définie.

40 Nancy, Jean-Luc. Le plaisir au dessin : carte blanche à Jean-Luc Nancy. Paris : Hazan, 2007, p.23 41 Giorgio, Agamben. La communauté qui vient : théorie de la singularité quelconque. Paris : Seuil, 1990, p.34

(44)

Et comment dans ce cas arriver à ces singularités, « comment penser un autrement là où tout est définitivement accompli? 42» C’est « qu’il n’est nullement besoin de tout détruire et de donner naissance à un

monde totalement nouveau; il suffit de déplacer à peine […]. 43» Donc de revoir l’emplacement des choses, de

les remodeler, de les repenser seulement un peu et avec une certaine justesse. Et c’est ce que je tente de faire avec mes interventions et mes montages. Transformer à peine les images, leur donner un quart de tour, les altérer légèrement, les redessiner afin de trouver la manière dont elle glisse vers une singularité. Je trouve qu’à certains égards, il s’agit d’un défi exigeant. Il faut forcer son regard à se placer toujours sous un autre angle de vue, il faut explorer différentes possibilités et être à même de percevoir si le changement apporte quelque chose réellement. Il faut entrainer notre regard à faire et à reconnaître des liens dissimulés afin de trouver ce qu’il y a de nouveau dans ce qui existe déjà, soulever des incongruités ou des répétitions.

42 Ibid., p. 58 43 Ibid., p. 56

Figure

Figure 2 : Sauts pieds joints, Étienne-Jules Marey, vers 1882
Figure 3 : Saut en hauteur, Étienne-Jules Marey, 1890-91
Figure 5 : Image fixe tirée de la vidéo, Morphologie de l’étreinte, Nathalie LeBlanc, 2013 10
Figure 6 : Image fixe tirée de la vidéo, Intersection, Nathalie LeBlanc, 2011 11
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