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Expérience non linéaire

2. Appropriation

5.3 Expérience non linéaire

The Enclave de Richard Mosse, que j’ai eu l’occasion de voir à la DHC art, nous entraine dans cette

ambivalence. Les photographies de sa série Infra présentent des paysages congolais qui sont à la fois tristes et magnifiques, car tout a été capté avec un appareil de technologie militaire, celui de la caméra infrarouge. Ainsi, la savane habituellement verdoyante est dans ses photographies d’un rouge dense, parsemé de teintes rosées. Il y a une filiation entre la part artistique et la part politique du projet grâce à l’utilisation de l’appareil.

Les deux se confondent dans l’image et font apparaître une beauté tragique, mais surtout des temps différents.

Figure 18 : Love Is the Drug, Richard Mosse, 2012

La caméra militaire employée est lourde de propos et nous transporte dans l’hypothétique d’une scène conflictuelle. La teneur catastrophique de la situation est bien présente sans qu’elle soit spécifiquement montrée. Nous sommes attirés par l’étrange couleur et en même temps quelque peu ébranlés par son contexte, par l’utilisation de cet appareil, en pareil lieu. Ce qui habituellement nous attire et nous plaît dans une photographie, cette fois, nous rebute aussi.

Il se tisse une forme alternative qui en devient le centre véritable. Puisqu’il est possible de reconnaître la stratégie utilisée, on comprend qu’il existerait en principe la même photographie dans des tons de verts, qu’habituellement ce serait ce qu’on verrait, mais que l’intervention de l’artiste nous propose une version autre. On ressent la divergence entre deux états possibles et que l’on reconstruit mentalement. On reconnaît simultanément l’intention de l’artiste et le moyen qu’il a utilisé pour faire bifurquer le paysage, on dénote un état précédent à l’image, ou analogue, sans pour autant qu’il se trouve devant soi.

La simultanéité inscrite dans l’image est intrigante, le fait que tout se présente en même temps, sa forme, son sens, ses signes. « L’image n’est jamais une réalité simple49. », car elle évoque un espace-temps lui étant

bien particulier. C’est, en somme, la raison pour laquelle je travaille principalement à partir des images. Elles

sont à la fois simples et complexes. Elles se laissent traverser de différents moments ce qui les rend pleines d’un langage muet.

Conclusion

Considérons ce texte comme une tentative de marquer dans un moment donné mes préoccupations, parfois mouvantes et imprécises, sur cette question de la singularité de l’image et la façon de m’y approcher dans mon travail selon différents moyens. Considérons ce texte comme l’amalgame de mes pensées sur le sujet qui sont elles-mêmes le produit de nombreuses discussions, rencontres, de lectures philosophiques, d’essais, de comptes-rendus, d’articles de journaux et de romans aussi. Surtout, considérons ce texte comme l’analyse bien subjective de ma production, car je suis forcée d’admettre que mon travail me cause émois et empressements. Ainsi, pardonnons les zones abordées rapidement, les questions seulement murmurées. Considérons ce texte comme une introduction à cet ailleurs que je cherche constamment, cet ailleurs qui réussi à sublimer avec cohérence idée, image, moment présent et pérennité.

Le chemin intuitif, conceptuel et théorique que j’ai accompli durant ces deux ans a débuté par le simple besoin de trouver un interstice, une faille où se loger, par le besoin de se définir. À cet égard, j’ai dédié une grande partie de ma maîtrise à tenter de comprendre l’évolution de ma pratique en relation avec le monde des arts et le monde en général, aussi. Commencer par mieux saisir mes propres idées de création et leur propos face à ce qui existe déjà pour éventuellement trouver la pierre angulaire de ma pratique. J’ai profité de l’occasion que m’offre ce texte pour structurer ce qui bouillonne dans ma tête avant que la routine ne l’apaise.

Au détour de ce travail de production et de recherche, j’ai découvert la force poétique et silencieuse de mes créations. La singularité dans mon travail est à concevoir comme un objectif abstrait que je tente d’atteindre dans chacun de mes projets, si j’y arrive complètement est là une autre discussion. C’est la tentative qui est intéressante puisque la démarche mène à des œuvres aux conclusions diverses. Alors que mon travail recherche globalement cette singularité de l’image par différentes interventions, ce qui s’est dégagé de mes œuvres, en tant que résultantes de mes montages, est relié plus intimement à des notions de temporalité, de trace, de perte, de mouvement et de fixité. Ces notions me permettent de formuler, au terme de ce texte, de nouvelles sous-questions par rapport à ma manière de travailler l’image singulière qui en deviendra plus spécifique.

En parcourant à nouveau mes projets, je crois que ces notions peuvent être regroupées sous deux axes; l’image fixe et l’image dans le temps. J’ai inconsciemment travaillé davantage l’image fixe dans mes vidéos montage au cours de ma maîtrise en partie en raison de l’utilisation de logiciels particuliers. Cela m’a incitée à garder l’image importée en arrière-plan et à lui juxtaposer des effets. De cette manière, je suis témoin de la transformation de l’image à chacune de mes tentatives ce qui me mets en position de faire des comparaisons entre ses différentes versions. Je me permets plusieurs essais jusqu’à sélectionner l’intervention qui

fonctionne, qui fait tout changer. J’expérimente en direct les différents sens que l’image peut prendre et ce travail de l’image fixe me permet de développer progressivement mes montages en tant que forme de langage. Paradoxalement, je travaille l’image fixe à partir de la vidéo et l’image dans le temps à partir de l’impression.

Le travail de l’image dans le temps s’est révélé en cours de production de La Moisson de Bruegel et aussi, en y repensant par la suite, lors de ma vidéo de l’intersection avec les diapositives. Dans ces deux projets, il ne m’était pas possible de choisir une possibilité de l’image, le geste n’étant pas réversible. Décoller la reproduction de Bruegel a d’ailleurs été un processus plus exigeant que je ne l’aurais pensé. L’image changeait sans que je puisse la contrôler au gré de la faiblesse du papier. Ainsi, des portions s’arrachaient complètement alors que j’aurais préféré seulement retirer le pigment. Je me suis étonnée à en vivre une légère affliction. Du fait que le projet soit ainsi marqué d’une foule de contraintes extérieures à moi, l’image s’inscrit plus étroitement dans le passage du temps, car elle est liée directement au moment de l’intervention.

Entre l’image fixe et de l’image dans le temps, les possibilités de projets sont incommensurables. Je termine donc ce texte avec cette vive impression que, tout en ayant précisé ma pratique, j’en ai ouvert les possibilités. En somme, mon travail est bel et bien un travail d’idée et d’image. Je tente au mieux de les associer.

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Annexe

Figure 19 : Torqued Ellipses, Richard Serra

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