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L'architecte-artisan : gentrification d'une profession ou retour aux sources du métier ?

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Academic year: 2021

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(1)LE. O. EC. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. AT. N. S. TE. AN. N.

(2) LE. O. EC. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. AT. N. S. TE. AN. N.

(3) LE. O. EC. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. AT. N. S. TE. AN. N.

(4) S TE AN N I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. AT N LE O EC. Eco-matériaux et développement durable Mémoire encadré par Bettina Horsch et Pascal Joanne –ensa Nantes – Septembre 2017.

(5) S TE AN N I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R L’architecte-artisan. EC. O. LE. N. AT. Gentrification d’une profession ou retour aux sources du métier ?. Eugénie Baillet.

(6) LE. O. EC. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. AT. N. S. TE. AN. N.

(7) AN. TE. S. La gentrification est un anglicisme : du nom gentry, petite noblesse associé au suffixe -ification exprimant une action de transformation. Elle désigne est un processus par lequel le profil sociologique et social d’un quartier se transforme au profit d’une couche sociale supérieure. L’association du terme à une profession a été choisie pour désigner les phénomènes de mode qui peuvent se retrouver dans le monde professionnel. En l’occurrence, le journaliste Jean-Laurent Cassely publiait en mai 2017 une enquête de deux ans sur le regain d’intérêt actuel pour les métiers de l’artisanat1.. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. N. Cette idée est donc appliquée à l’artisanat. Cet ensemble de métiers, un des plus vieux secteurs professionnels, est en proie constante aux évolutions. Dans son ouvrage La Culture de la main, Richard Sennett soulève : « Le métier peut suggérer un mode de vie qui a disparu avec l’avènement de la société industrielle, mais c’est trompeur. Le métier désigne un élan humain élémentaire et durable, le désir de bien faire son travail en soi. »2 C’est la forme d’exercice qu’il attribue à l’artisan.. Le 9 novembre 1964 était inaugurée au MoMA, l’exposition Architecture without architects de Bernard Rudolsky. Celle-ci désirait montrer aux visiteurs, que la construction était du ressort de chacun. Comme si le titre n’était pas assez limpide, il insiste : « Il y avait plus à apprendre de l’architecture avant qu’elle ne devienne un art d’expert. »3. L’exposition connut évidemment un succès retentissant, et fut probablement la porte ouverte au développement de l’auto-construction. Depuis, l’intérêt pour le chantier, qui avait longtemps été dénigré, n’a fait que s’accroitre. La formule architecte-artisan fleurit dans nombre de discours, désignant une reconquête de la pratique par l’architecte, qui estime en avoir été privé trop longtemps. Wang Shu, Prizker 2012, affirmait encore à la leçon inaugurale de l’Ecole Chaillot en janvier 2012 : « Quand vous menez un débat philosophique, ne pas oublier d’être également artisan. »4. Sa formule souligne la perpétuelle dissociation corps/esprit opérée dans notre société. Héritée du système cartésien, cette dernière continue d’imprégner nos pratiques. A titre d’exemple, le système constructif français classique, par sa partition du travail entre le Maître d’Œuvre et le Maître d’Ouvrage, conforte encore cette opposition.. AT. Pourtant, cette césure n’était pas perceptible dans la première évocation du mot « architecte » au Vème siècle avant J.-C.5. Hérodote désignait alors par le terme αρχιτεκτων, architekton, Eupalinos, fils de Naustrophos qui réalisait un pont. Le mot, composé de αρχι, archi, chef de- et de τεκτων, tekton, charpentier souligne bien les dimensions techniques de sa mission.. EC. O. LE. N. Cette nouvelle place allouée aux pratiques manuelles dans les missions de l’architecte est-elle donc vraiment inédite ?. Jean-Laurent Cassely, La révolte des premiers de classe, Editions Arkhê, Mai 2017 Richard Sennett, Ce que sait la main, Editions Albin Michel, Janvier 2010 3 « There is much to learn from architecture befor it became an expert’s art. », Bernard Rudolfsky, Architecture without architects, University of New Mexico Press, 1964 4 Wang Shu, Leçon inaugurale, Ecole de Chaillot, Janvier 2012 5 Hérodote, Histoires, Vème siècle av. J.-C. 1 2. -1-.

(8) TE. Une première partie est consacrée au portrait contemporain de l’artisanat ancestral, une seconde au renouveau actuel du secteur, et une dernière aux implications que cela génère dans le monde de l’architecture.. S. L’enjeu de ce mémoire n’est pas de porter un jugement sur l’évolution des pratiques, mais plutôt de comprendre comment celles-ci se transforment et par quels ressorts.. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. N. AN. La première partie fait l’objet de l’étude de l’artisanat du bâtiment en France aujourd’hui, en se concentrant spécifiquement sur les savoir-faire séculaires. Il s’agit d’abord de proposer un arrêt sur image de la situation actuelle, illustrée par le portrait de deux artisans contemporains : un tailleur de pierre et un chaumier. L’analyse de ses rencontres est suivie d’un examen bibliographique à dessein d’éclairer les raisons du déclin progressif de l’artisanat et la disparition des savoir-faire artisanaux ancestraux. Enfin sont présentés les moyens par lesquels, l’artisanat a néanmoins persisté jusqu’à nos jours. Ils concernent en l’occurrence les processus de transmission et les aides extérieures. Après ce premier état des lieux, le regain d’intérêt actuel pour l’artisanat est explicité. Un temps préliminaire est accordé à la redéfinition de l’artisanat et au rappel de son histoire. Puis, au regard de l’étude réalisée dans la première partie, sont déchiffrés les néo-artisans d’aujourd’hui, représentants de la quête sociétale moderne. Une investigation est réalisée pour saisir par quels moyens ces personnes se tournent vers le secteur et comment ils s’y forment.. EC. O. LE. N. AT. Enfin, une dernière partie fait l’objet des implications de ce courant dans le monde de l’architecture. Elle arrive à la conclusion d’une nouvelle figure : celle de l’architecte-artisan. L’originalité supposée de cette figure est requestionnée : d’abord par l’histoire de la profession d’architecte ; puis par l’observation des processus à l’œuvre dans l’apparition de ce profil et de la manière dont il se définit ; enfin, de même que pour les parties précédentes, sont explorés les moyens par lesquels cette position architecturale est transmise, assurant un déploiement de la philosophie.. -2-.

(9) -3-. LE. O. EC. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. AT. N. S. TE. AN. N.

(10) -4-. LE. O. EC. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. AT. N. S. TE. AN. N.

(11) S TE AN. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. N. Introduction. 1. Etude de l’artisanat ancestral du bâtiment au XXIème siècle en France. Arrêt sur image : comment se définit-il aujourd’hui ?. 9. Du déclin de l’artisanat : comment en est-on arrivé là ?. 25. Transmission : mais comment a-t-il persisté jusque-là ?. 35. Regain d’intérêt actuel pour la filière de l’artisanat. Définition de l’artisanat. 57. Quête sociétale – redonner une place à la main. 69. Modes d’action – Formations, reconversions. 85. Implications/Contributions dans le monde de l’architecture. 95. Apparition d’un nouveau profil : l’architecte-artisan. 105. Nouvelles générations d’architectes via nouveaux modes de transmission. 119. Conclusion. 135. Remerciements. 137. Bibliographie. 139. Photographies. 141. Annexes. 145. EC. O. LE. N. AT. Rappel sur le profil de l’architecte. -5-.

(12) -2-. LE. O. EC. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. AT. N. S. TE. AN. N.

(13) Mains de « métiers ». Portrait digital, Jean-Philippe Beux.. -3-. LE. O. EC. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. AT. N. S. TE. AN. N.

(14) -4-. LE. O. EC. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. AT. N. S. TE. AN. N.

(15) I.. Etude de l’artisanat ancestral du bâtiment au XXIème siècle en France. a.. Arrêt sur image : comment se définit-il aujourd’hui ?. N. AN. TE. S. Ardoisier, Lauzier, Tuillier, Chaumier, Briquetier, Tailleur de pierre, Graveur, Marqueteur, Parqueteur, Paveur-dalleur, Tavilloneur, Fumiste, Poêlier, Gypsier, Escaliéteur, Maître-atrier, Menuisier, MétallierSerrurier… On se demande à raison quel métier se cache derrière certains de ces mots, quels étaient les savoir-faire de ces hommes. Ils font partie des métiers artisanaux liés à l’architecture déjà disparus ou en voie de l’être. C’est leur perte que déplore le reportage d’ARTisans, portail des artisans de Suisse romande6. Cette étude a été menée en Suisse, pourtant le constat est le même outre-Jura.. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. L’objectif de cette première partie est de proposer un état des lieux de l’artisanat ancestral du bâtiment au XXIème siècle en France, en dessinant le portrait de ces artisans aux savoir-faire séculaires. Pour comprendre la situation actuelle de l’artisanat ancestral du bâtiment en France, remontons à la source, et dressons son portrait grâce à la rencontre de deux hommes : Gildas Boulieu, tailleur de pierre en Picardie et l’entreprise Le Goff, couvreurs chaumiers dans le parc de Brière. Ces deux métiers ont été choisis pour le rapport particulier qu’ils entretenaient au matériau – bien que ce soit souvent le cas en artisanat. Ces savoir-faire sont tous deux emblématiques de leur région respective et conservent les traces de la construction du patrimoine local. Ces rencontres se sont déroulées sur le mode d’entretiens semi-directifs. Elles ont fait l’objet d’une analyse croisée orientée sur deux axes : -. l’étude des potentiels problèmes rencontrés par ces métiers ancestraux dans un environnement en constante évolution, et l’esquisse des traits de caractère de ces artisans modernes aux savoir-faire séculaires.. EC. O. LE. N. AT. Les conclusions proposées ne sont bien sûr pas exhaustives, et restent un aperçu partiel de la filière.. https://www.artisanat.ch/reportages/15-liste-des-metiers-de-l-artisanat-d-art-deja-disparus-ou-en-voie-de-letre.html, Juin 2017 6. -5-.

(16) I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. N. AN. TE. Gildas Boulieu est tailleur de pierre. A l’entendre, il s’est retrouvé là par « un hasard mon-stru-eux ». Pourtant il le reconnait lui-même, il avait un terreau familial favorable au développement de savoirfaire manuels : son arrière-grand-père maçon, son grand-père pâtissier. « Ca restait dans les mains. » Et pourtant, ses parents ne s’y font pas. Eux, fonctionnaires de l’Etat, qui – pardon du cliché – avaient réussi à s’extirper du modèle familial ouvrier pour parvenir à l’enseignement public n’imaginaient pas la rechute possible de leur fils. Mais le temps passe et rien n’y change, Gildas n’imagine pas rester coincé entre quatre planches derrière un ordinateur. Ces parents l’acceptent. En désespoir de cause, ils lui indiquent Les Compagnons du Devoir qui paraissent à l’époque être la crème des artisans : quitte à se salir les mains, autant le faire avec distinction. Une fois encore, ils posent des exigences : pas un métier artisanal classique. Ils souhaitent un métier distinguable, un savoir-faire exceptionnel. Gildas, fidèle à lui-même, ne tient pas compte des recommandations, mais, séduit par la carrure de l’artisan, s’arrête sur la taille de pierre. 5 ans chez les Compagnons, 1 de service militaire, 9 en tant que salarié chez un artisan, 7 en collaboration avec un maçon, 25 dans sa propre boite. Les années défilent, mais après 41 ans de métier, quel verdict ?. S. Rencontre avec Gildas Boulieu, tailleur de pierre depuis 41 ans. Quand on lui parle de la situation de l’artisanat, Gildas a des choses à dire : le système pédagogique bancal qui laisse des traces dans le monde professionnel, la place ambigüe de la machine dans l’industrialisation du système, l’amoindrissement de la matière première et la vétusté des infrastructures, les conséquences de le mondialisation et du capitalisme. Malgré cela, tout n’est pas noir. Gildas aime profondément son métier. Et s’il devait décrire l’artisan, il le présenterait comme tel : amoureux de son indépendance, définitivement ancré dans un lieu, mais tributaire d’une rentabilité imposée par le système, témoignant d’une volonté et d’une curiosité démesurées, faisant de ses sens un usage aigu et en quête perpétuelle d’une excellence.. EC. O. LE. N. AT. Quant à la transmission, avec ses parents enseignants, il en connait un rayon. C’est quelque chose qui lui tient à cœur et pour laquelle il œuvre beaucoup. Il se souvient de son apprentissage long, intense, répétitif : « A l’époque, c’était pas 7 heures par jour, c’était 9 heures et demi ! ». -6-.

(17) Rencontre avec Michèle Le Goff, de l’entreprise éponyme, couvreurs chaumiers depuis 29 ans. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. N. AN. TE. S. Michèle Le Goff épaule son mari, Patrick, dans son activité depuis ses débuts – ou presque. Ils ont créé l’entreprise à Herbignac, dans le Parc régional de Brière en 1998. Avant cela Patrick avait déjà travaillé 10 ans comme ouvrier dans le Finistère. La raison ? Encore une fois, « le hasard, vraiment le hasard. » Aucun patrimoine familial générateur. Certes, une légère aversion pour les études. Mais c’est simplement l’histoire d’un job d’été chez un chaumier qui a été une révélation. La construction de l’entreprise a été progressive. Michèle, orthophoniste, se reconvertit dans la gestion d’entreprise après une formation continue en marketing. L’entreprise commence à embaucher et former des apprentis petit à petit. Et Michèle œuvre sur tous les fronts à la visibilité du métier et au partage de leur savoir. Mais la profession a encaissé deux coups durs en peu de temps : des dérives déontologiques liées à la sous-traitance d’ouvriers étrangers et des champignons toujours sans remède à l’heure actuelle – à bon entendeur ! Mais alors, à l’heure incertaine de l’avenir de la profession, comment se positionnent les chaumiers ?. L’artisanat ancestral du XXIème siècle, pour Michèle, c’est : un facteur naturel transcendant, un système pédagogique et professionnel ambigu, les déboires de la mondialisation et de l’industrialisation, la frilosité d’un système rationnel, la spécificité du métier ancestral, la nécessité du marketing. Quand elle décrit son mari, comme artisan passionné, c’est en citant : la passion dans le triptyque homme-métier-nature, l’éloge de la lenteur, le bonheur de l’indépendance, l’ultra-localité, les formes de curiosité et l’individualité du savoir-faire.. EC. O. LE. N. AT. Très investis dans la transmission, cela passe par pour eux par des interventions internationales ou médiatisées, des expérimentations, de la recherche, la création d’associations, des formations perpétuelles, le souci de performance et le respect de la nature.. -7-.

(18) S TE AN N I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. Les petits soucis de l’artisanat du XXIème siècle. Facteur naturel transcendant Dans le secteur de la couverture en chaume, l’ennemi public numéro 1 est le champignon de la toiture. Ce petit organisme laisse la profession dans une angoisse permanente, car éternellement irrésolue : « Le problème est présent partout en Europe, mais du fait de la concentration de chaumières dans un environnement restreint, ici, dans la région de la Brière, la propagation est décuplée. » Les artisans, aux premières loges de la dégradation de leurs ouvrages, sont complètement désœuvrés. Ils assistent, impuissants, à la potentielle disparition de leur profession. En effet, ils sont bien conscients que ce qu’ils proposent à leurs clients n’est pas stable car non rentable ni durable : « Avant, quand on faisait une toiture, on venait égaliser au bout de 10 ans, on rabotait un petit centimètre. Maintenant au bout de 3 ans, c’est déjà fini. […] Ciao la garantie décennale. C’est pas viable pour les gens, c’est vrai. ». EC. O. LE. N. AT. Ce facteur modifie donc les pratiques, mais de manière absolument incohérente avec la démarche originelle. Pour tenter de palier à ce problème de champignons, les chaumiers ont commencé à traiter leurs couvertures, chose qui n’avait jamais été faite : « On met un produit naturel sur le toit, mais on le traite, alors on pollue encore plus. Et on en prend plein la gueule à chaque fois qu’on traite bien sûr. C’est pas une solution ! » La situation devient intolérable écologiquement parlant, mais aussi d’un point de vue sanitaire : en plus de la fatigue habituelle, les chaumiers imposent à leur corps de nouveaux risques.. -8-.

(19) LE. O. EC. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. AT. N. Détail d’une toiture en chaume.. -9-. S. TE. AN. N.

(20) EC. O. LE. N. AT. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. N. AN. S. TE. Dérives pédagogiques et professionnelles Le mythe n’est pas né de la dernière pluie, l’artisanat actuel souffre de ce vieux clivage corps/esprit que Rabelais avait déjà tenté de réconcilier avec ses deux géants en prônant un esprit sain dans un corps saint7. Le comportement des parents de Gildas Boulieu en portait les traces ; d’autres se retrouvent – pourtant inconscientes – dans le comportement des jeunes qui se tournent vers l’artisanat. Leur attitude est le fruit d’une société empreinte des traumatismes de l’industrialisation – avec la machine comme sauveuse de l’homme – et du dénigrement habituel des travaux manuels par rapport aux travaux intellectuels ; paresse, désintérêt, diffamation. Les jeunes qui se retrouvent dans la filière du bâtiment y sont souvent arrivés par défaut : mauvais résultats scolaires, le secteur du bâtiment comme dernier lot. Gildas Boulieu déplore cette situation : « On n’a pas besoin de manœuvres, on a besoin de professionnels ! Et on essaie de former des professionnels, mais ces professionnels, ils n’y arrivent pas. Ils n’ont pas le mental. Et puis ils s’en foutent. » Il observe clairement ce désintérêt des nouveaux apprentis pour le métier, et leur absence totale de motivation. Cela découle du système pédagogique en place dans lequel la formation pratique reste dénigrée par rapport à la formation intellectuelle ; mais aussi d’une mentalité professionnelle qui invite souvent au toujours moins : « [Mon petit-fils,] il voit les gars travailler, donc pour lui il faut travailler. Un chômeur qui voit ses parents et ses grand-parents chômeurs, il n’a pas la science du travail. C’est ce qui se passe, le savoir se transmet : savoir ne rien faire. C’est toujours pareil, c’est la transmission du savoir. » Ces endormis attachés à leur confort sont encouragés par un système d’assistanat que dénonce Gildas Boulieu. Il déplore l’ignorance de ces personnes qui pensent être plus heureuses en attendant que tout tombe du ciel. Ils méconnaissent les bienfaits du travail. C’est celle-là même, la main d’œuvre déqualifiée dont parlaient les architectes8 : les manœuvres désintéressés. Ils n’éprouvent d’une part aucune curiosité pour le métier. Et d’autre part, ça leur semble trop dur. Gildas Boulieu le reconnait : « C’est un dur métier. Mais bon faut pas déconner non plus, faut avoir un peu de niaque. » Le travail lui-même est trop éprouvant ; à les entendre – et c’est vrai – il y a des manières moins fatigantes physiquement de gagner sa vie. Michèle Le Goff confirme : « C’est un métier qui est long à apprendre, il faut y venir un peu par passion. Si on y vient pour gagner de l’argent, et c’est un peu trop souvent le problème, eh bien oui, on trouve que c’est trop dur. » En effet, la caractéristique première de l’artisan est sa passion ; les ambitions financières ne suffisent pas en effet à compenser la difficulté physique.. Patrick Le Goff travaillant avec son fils.. 7 8. Rabelais, Gargantua, 1534. « mens sana in corpore sano » : formule empruntée à Juvénal. Cyrille Simonnet et Virginie Picon-Lefèbvre, Les architectes et la construction, 1994. - 10 -.

(21) Autre dérive : la quête effrénée de rentabilité. Celle-ci se traduit par la transformation du statut des choses : la matière n’est plus une substance avec des qualités propres utilisées pour une mise en œuvre particulière, mais un simple objet abstractisé : « Maintenant c’est devenu un produit : on vend 1 kilo de beurre, 1 kilo de pierre, c’est la même chose. » L’artisan devient commerçant.. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. N. AN. TE. S. Problèmes de communication Délicats aussi les rapports artisan-architecte : « C’est vrai, les chaumiers, ce sont des petits artisans, des gens qui n’ont pas fait d’études. Alors avec les architectes c’est toujours un peu compliqué, eux ne sont pas à l’aise d’une part, et parfois les architectes ne savent pas non plus comment s’adresser à eux. » Après une première expérience blessante, les Le Goff sont restés prudents dans leurs rapports avec les architectes. Cela témoigne ici d’un complexe d’infériorité des artisans par rapport aux architectes – peut-être cultivé par certains architectes. Mais peut-être, dans d’autres cas, ces tentions s’expliqueraient-elles par une perte de patience quant à l’impossible dialogue ou une exaspération réciproque due à l’incompréhension des acteurs. En l’occurrence, cette première expérience, comme apprentissage des codes, a facilité le dialogue pour une seconde opportunité. Ces problèmes de communication qui témoignent encore de cette éternelle scission manuel/intellectuel seront approfondis dans la partie suivante.. Pourtant, Michèle Le Goff est optimiste. Elle s’émerveille de l’évolution des rapports dans la génération suivante : « A l’époque, il y avait les gens qui faisaient des études, ceux qui n’en faisaient pas. On était beaucoup moins mélangés. Nos enfants, simplement par leurs groupes d’amis, ils ont déjà des contacts avec ces personnes. Le monde n’est plus le même ! Le brassage social est beaucoup plus important ! » Ce brassage est aussi facilité par les nouveaux moyens de communication, qui ont désinhibé les artisans dans leurs rapports sociaux. Ce mélange des groupes sociaux, possible malgré le système pédagogique imparfait, contribue à l’effacement progressif de cette limite. Les organismes de formation, comme les individus de la société, premières victimes de cette partition, ou peut-être le socialisme, voir les travaux des Lumières ont motivé ces évolutions. Et Michèle Le Goff affirme encore : « Aujourd’hui la nouvelle génération d‘artisans n’a rien à voir. » Leur voix, rendue publique par les médias numériques, révèle un bien-être qui attire de plus en plus. On assiste à un déplacement progressif des valeurs au profit d’une revalorisation des métiers de la main. Ce phénomène sera approfondi dans une partie ultérieure.. AT. On retrouve l’incompréhension de ces deux mondes dans la gestion du temps quant aux ravages du champignon. Patrick Le Goff s’insurge : « Quand je pense que le parc fait des études sur 4 ans, et s’il trouve quelque chose, peut-être qu’en 2020 il se réveillera enfin ! Mais ce sera sans doute trop tard ! » Ces décalages révèlent d’une part la méconnaissance du terrain par les administrateurs, leur incompréhension de la matière et du phénomène ; de l’autre, une mésestimation par les artisans de l’inertie administrative et des nombreuses réglementations en place. Alors qu’ils sont des témoins directs du besoin impérieux de trouver une solution, les chaumiers sur le terrain perdent patience.. EC. O. LE. N. Enième preuve du scepticisme des responsables quant au domaine de l’empirique : l’expérience des Le Goff à travers leur association humanitaire créée au Sénégal. Celle-ci œuvre à la construction de cases avec des couvertures en typha (fibre végétale locale invasive). Alors qu’ils se rendent sur place depuis des années déjà, ils ont récemment été contactés par des chercheurs à ce propos pour allier leurs compétences dans un projet appelé TyCAO. La divergence de leurs approches a encore frappé : « Quand je pense que ces chercheurs font leurs calculs depuis 10 ans et qu’ils veulent commencer par un pavillon témoin ; alors que de notre côté, nous sommes allés là-bas directement avec le médecin sénégalais, nous avons essayé, ça a marché, c’était lancé ! C’est sûr, on marche de manière empirique, mais ça fonctionne, c’est évident ! On a assez de métier pour pouvoir se faire confiance ! » Le caractère du scientifique dont la pensée est constamment rationnalisée et optimisée est justifiée. Mais sa frilosité à l’égard de l’expérimentation et de la pratique, liée à une méfiance vis-àvis de ses sens, confirme la stabilité rassurante que représente la science pour la société moderne ainsi que la perte progressive de l’usage de ses sens. Nous verrons dans une prochaine partie si c’est justement cette incertitude et les potentiels de cette incertitude que recherchent les néo-artisans.. - 11 -.

(22) I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. N. AN. S. TE. La machine déqualifiante Avec le perfectionnement des machines, les métiers se sont transformés : dans leur cas, les pierreux – comme ils s’appellent entre eux – ne taillent plus la roche dans la carrière. Le métier, avant l’apparition de la machine, était hiérarchisé en postes gradués en fonction de la maîtrise du savoir-faire. Et les premières taches ont été supplantées par les appareils. Ne persiste aujourd’hui que la véritable maitrise de la pierre, la face noble du savoir-faire. C’est précisément ce type d’évolution liée à la machine qui peut être louable : c’est la machine répliquante que Richard Sennett oppose dans son ouvrage au robot. La première nous montre tels que nous sommes, et nous remplace sur les tâches ingrates, quand le second nous montre tels que nous pourrions être, et prend ainsi le pas sur nous. Dans ce dernier cas – majoritaire dans le processus d’industrialisation – la machine cherche à remplacer le coût élevé de la main d’œuvre qualifiée plutôt que de supprimer les taches rébarbatives et dégradantes. Cette nouvelle orientation menace la place des artisans auxquels il ne reste plus qu’un dilemme dégradant : la déqualification ou le renvoi. Ces processus sont encore une source de démotivation et donc de dégradation du savoir.. EC. O. LE. N. AT. Mais l’industrialisation a aussi ses limites. En automatisant le processus de construction, nombre de données sortent du jeu : en effet, la machine ne voit pas, ne connait pas le matériau : « Qui est-ce qu’on met à couper des pierres ? Le gars du coin qui travaille à l’usine. On lui explique qu’il faut couper la pierre, point barre. Seulement dans la pierre, il y a des lits, donc il y a un positionnement. […] Evidemment ils ne savent pas, alors on doit tout reprendre. On perd un temps fou. Je vous dis : on n’a plus de professionnels ! » La déshumanisation de tout le système dans les moindres rouages renforce la plus-value de l’homme sur la machine : lui a le sens du matériau. Ou plutôt, pour démystifier cette idée, ce sont ses sens qui lui en donnent une meilleure compréhension.. Taille de pierre. Un matériau de luxe ? Les artisans ont conscience de l’évolution du secteur. Alors que c’était historiquement la norme de simplicité, l’artisanat se transforme peu à peu en produit de luxe. Le coût de la main d’œuvre, battu à plates coutures par celui de la machine, a entrainé une hausse du prix des produits artisanaux – ou - 12 -.

(23) I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. N. AN. TE. S. plutôt une impression de prix élevé par rapport aux produits manufacturés au coût dérisoire. L’anoblissement progressif de l’artisanat requestionne ses moyens au nom de son accessibilité. Quant aux questions d’approvisionnement, Patrick Le Goff redoute : « Le problème, c’est comment ça va augmenter le produit ? […] C’est déjà très couteux une toiture en chaume ; ça coute 3 fois le prix d’une toiture en ardoise. Il y a un moment, on peut pas en demander trop. Ça ne toucherait plus qu’une petite niche, ça deviendrait vraiment un produit de luxe. » Dans le secteur de la pierre aussi, l’amoindrissement de la matière première fait grimper les prix. En général, les carrières ne sont pas épuisées, mais abandonnées car mal entretenues : « Le gips s’effrite, la pierre s’éboule. » Dans celles dont l’exploitation le permet, il faut néanmoins déployer d’importants efforts pour parvenir à l’extraction de la pierre désirée. Et quand c’est comme ça, les prix flambent : « Moi je préfère travailler avec de la pierre française. Mais bon, c’est vrai que la pierre portugaise est imbattable. » En effet, Gildas Boulieu est attaché à travailler avec de la pierre locale ; c’est quand même la fierté de la région. « La base de la construction, c’est que l’élévation des maisons, c’est le reflet du sous-sol. » Ce qui était avant l’architecture du pauvre construit avec ce qu’il avait sous les pieds se transforme en architecture de luxe aux matériaux rares et estimés qui ne restent accessibles qu’à une niche du marché. Pour les autres, le système mondialisé apporte l’alternative. Le coût du matériau reste déterminant, mais sa mise en œuvre si spécifique peut aussi être à doubles tranchants : « Quand les gens ont le choix, ils ne font jamais de chaume […] pour des raisons de coût essentiellement, mais d’image et d’entretien aussi. » Sa forte identité peut freiner des consommateurs. Certains sont refroidis par sa trop forte présence, quand d’autres y voient des qualités à exploiter : « Les restaurants Courtepaille étaient construits en chaume parce que c’était la toiture la moins cher ! Faire un rond, c’était beaucoup plus facile avec la chaume qu’avec des ardoises ou de la tuile. ». Néanmoins, grâce à la mondialisation, l’artisanat peut jouir d’une nouvelle visibilité qui élargit aussi la demande par une délocalisation à l’extrême. Michèle Le Goff assure : « On est dans un matériau où l’on sent que même au niveau mondial, il y a une demande ! On est vraiment sollicité partout ! » Ce renouveau du public est rendu possible par la publicité du savoir-faire. C’est une nouvelle preuve de l’importance de la transmission du savoir, comme forme d’expression, de démonstration et de partage. C’est probablement une des raisons du renouveau de l’artisanat. Cette vertu de l’effet de redécouverte dans le secteur de l’innovation sera approfondi dans une partie suivante.. EC. O. LE. N. AT. Mondialisation ambigüe La mondialisation opère en effet à toutes les échelles. Alors que l’artisanat correspondait à l’architecture sans architectes, le concept s’est renversé, et les couts de la main d’œuvre et de la matière première cherchent systématiquement à être compensés. L’approvisionnement à l’étranger, dans les pays au PIB moindre en l’occurrence, est une solution du système. S’y plier, c’est une manière de cautionner le système et de l’entretenir. Certains artisans peu scrupuleux n’hésitent pas à tirer des profits de la situation. Mais peut-être devraient-ils alors troquer leur casquette d’artisan pour celle de marchand. Dans les autres cas, cela profite au client dont la note sera moins élevée, et de fait à l’artisan qui peut élargir son éventail de clients. Gildas Boulieu est clairement anticonformiste, mais pour satisfaire sa situation, il doit parfois faire des concessions : « Pour les gens qui ne veulent pas dépenser trop, on fait ça. » De même, les Le Goff s’appliquent à consommer local – tout au moins, français : « Nous ne travaillons qu’en roseau de Camargue. Il y a quelques années, c’était le cas de tout le monde. Maintenant il y en a quelques-uns qui arrivent d’Europe centrale et de Chine. » Cette diversification des sources d’approvisionnement à but économique s’explique par le fait que certains aient réussi à s’approprier un savoir-faire et profiter du contexte local favorable à cette production. A l’inverse, ça n’a jamais été le cas en Brière : compétences de mise en œuvre quasi-inexistantes, quantités de production trop faibles. D’une part, il n’y a pas de personnel formé, d’autre part ce ne serait pas rentable d’ajouter ce prix de main d’œuvre à la matière première (avant même d’être travaillée par l’artisan). « Aujourd’hui nous sommes dans un parc classé, et 98% des chaumières résultent de l’obligation architecturale qui y est liée. On oblige les gens à faire quelque chose de traditionnel, et la matière première viendrait du bout du monde : ça n’a pas de sens ! C’est une raison pour laquelle on a toujours - 13 -.

(24) I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. N. AN. TE. La mondialisation offre certes une matière première à prix défiant toute concurrence, mais aussi une main d’œuvre sur commande, dont l’arrivée sur le marché du chaume a profondément chamboulé les codes. Deux attitudes sont observées face à l’introduction de ce facteur externe : « Les passionnés qui ont défendu le métier et le savoir-faire et ceux qui voulaient juste faire de l’argent. » Patrick Le Goff, clairement du premier groupe, a beaucoup de mal avec les nouvelles pratiques. Il n’approuve pas du tout la déontologie de ce type d’embauche qu’il considère comme de l’exploitation. Pour un de leurs projets, « l’architecte avait demandé au métallier [ndlr : par le biais duquel Patrick Le Goff intervenait] de faire jouer la concurrence entre les chaumiers de manière à faire baisser les prix. Ce sont des idées qui ne [leur] ont pas du tout plu. Donc [ils n’ont] même pas répondu à l’appel d’offre et ce projet a été réalisé par des polonais qui logeaient dans un hangar en tôle. […] Que les choses n’aboutissent pas, c’est une chose, mais pour se faire traiter comme ça, non ! » L’anonymat et l’instrumentalisation de l’artisan dans un système marchand restent à leurs yeux impossibles, quand bien même ils sont cautionnés par les artisans étrangers qui s’expatrient volontairement dans ce but : « Il y a de très bons chaumiers polonais. Mais ils ne veulent qu’une chose en venant ici, c’est bosser le plus possible. Et ils n’ont que le droit de se taire : il y a tant de chaumiers là-bas que si les embaucheurs ne sont pas satisfaits, ils seront vite remplacés. » Les Le Goff refusent ces méthodes de travail qu’ils considèrent comme des perversions du système marchand. Elles impliquent des concessions sur les considérations humanistes, ici au nom de la sauvegarde du patrimoine, alors qu’il est lui-même un élément de culture censé louer l’intelligence de l’homme. Le principe abrutissant de la concurrence est une forme de violence humaine que Plaute dénonçait déjà deux siècles av J.-C.9. S. souhaité rester en roseau français. » Michèle Le Goff s’insurge à juste titre : l’approvisionnement délocalisé qui soutient l’ultra-mondialisation reste incohérent avec l’obligation de sauvegarde d’un savoir-faire local.. « Là on a eu 3 procès en 5 ans alors qu’on en avait jamais eu ! […] On a l’impression que tout peut déraper. Avant, si on n’était pas d’accord, on en parlait, mais non, aujourd’hui on envoie un courrier recommandé. » C’est la passion qui continue à animer la pratique des Le Goff, et ils ne risquent pas de céder à la déshumanisation au nom d’un prix. Pour contrer cela, ils soutiennent l’importance du dialogue entre professionnels.. Administratif fastidieux L’artisanat, aujourd’hui, ne se traduit plus uniquement par la pratique du savoir-faire, mais s’accompagne aussi d’une lourde part administrative. Gildas Boulieu confirme son amour du métier, mais sature de cette deuxième composante : « Moi, travailler, j’aime bien. Mais c’est tout le reste, c’est le client, c’est le comptable, c’est les rendez-vous de chantier, c’est la banque. » Toutes les conventions administratives qui prennent le dessus pèsent trop lourd dans la balance du métier.. EC. O. LE. N. AT. De même, Michèle Le Goff souligne le caractère envahissant de la bureaucratie : « Ce qui donne énormément de travail, ce sont les salariés. […] Il y a aussi toutes les sollicitations extérieures, les rencontres, les questionnaires, l’accueil des stagiaires, les interventions extérieures qui réclament souvent des présentations ppt, des affiches, il y aussi l’association et toute la gestion de l’entreprise. » Et cela, bien souvent, est trop conséquent pour être géré par un artisan qui travaille seul. C’est une des raisons pour lesquelles les artisans restent difficiles à identifier sur le marché. Les hommes du métier n’ont pas le temps de gérer ça, n’ont pas appris à le faire, et n’ont encore moins le temps de l’apprendre. Pourtant, c’est cela qui fait la différence. C’est grâce à cela que l’entreprise Le Goff a prospéré – de même qu’il en était pour Gildas Boulieu : les artisans disposaient tous deux de personnes à qui déléguer l’administratif ainsi que la recherche de nouveaux chantiers. Pour cela, Michèle Le Goff affirme la nécessité de s’adapter aux outils modernes : « Il y a de plus en plus d’artisans qui ont leur site internet quand même. Pour le nôtre j’avais travaillé avec une graphiste et une conseillère en communication. […] C’est vrai que c’est grâce à internet quand même que toutes ces informations se propagent. » 9. Plaute, Asinaria, 195 av. J.-C. : « L’homme est un loup pour l’homme. ». - 14 -.

(25) Détail de toitures en chaume.. - 15 -. LE. O. EC. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. AT. N. S. TE. AN. N.

(26) - 16 -. LE. O. EC. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. AT. N. S. TE. AN. N.

(27) Traits de caractère de l’artisan. N. AN. TE. S. Indépendant On imagine sans peine l’artisan solitaire et penseur affairé à sa tâche par les mains comme par l’esprit. Et Gildas Boulieu confirme cette image : « Moi, jouer avec mon bout de caillou j’aime bien. […] J’ai envie qu’on me laisse tranquille, qu’on me laisse faire mon boulot. » S’il est une qualité première de l’artisan, c’est son indépendance. Gildas Boulieu avoue : « J’aime bien être tout seul. Je trouve qu’on apprécie mieux les choses. Et puis on fait ce qu’on veut. » Il affirme cette indépendance et l’explique par une meilleure appréciation des choses : il aime le calme, si propice à la concentration, et devenu précieux parce que plus rare dans les environnements courants, la liberté d’expression, de conduite, de choix.. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. Pourtant cette indépendance présente aussi des risques ; il le sait, il s’adapte en fonction. Par contre, il imagine ce qui attend son fils : « Il n’a pas le même caractère que moi, lui il est beaucoup plus ours. Grrr. Vraiment, ours. Donc ça va être dur. » Nous pousserons plus loin, l’idée de Richard Sennett des deux types d’expert10 : sociable et anti-social et les risques qui les accompagnent respectivement. Enfin, bien qu’elle lui soit chère, Gildas Boulieu reconnait l’intérêt des associations professionnelles et les avantages potentiels de la sous-traitance dans laquelle chacun trouve son compte : le commercial qui gère la recherche des marchés, et l’artisan qui se contente de jouer avec le matériau, comme il l’aime. Mais ce système n’est pas sans rappeler les dérives potentielles théorisées par Hannah Arendt dans l’opposition animal laborans/homo faber, et détaillées dans la partie suivante. Ce type d’associations qui dissocient l’action et leur but est donc à prendre avec des pincettes.. Local En second temps, la région soutient particulièrement le métier : la concentration historique de carrières liée à la nature géographique du sol rassemble les artisans sans pour autant les fédérer – pas d’association ni de rencontres professionnelles : « Dans la région, il doit y en avoir 5 ou 6. On se bouffe pas la gamelle, parce qu’il y a assez de boulot. […] On se connait, on se dit bonjour, on parle 2 secondes, et ça suffit. » En effet, malgré la concentration locale relative, la concurrence reste mesurée. Ces savoir-faire artisanaux ancestraux bénéficient encore du privilège de leur rareté.. N. AT. On note aussi les répercussions du lien fort matériau/savoir-faire sur le phénomène de régionalisation d’un métier. Dans le cas du chaume, celui-ci a joué un rôle important dans la sauvegarde du savoirfaire. Patrick Le Goff a même déménagé pour cela : « On a vite bougé dans la région de la Brière spécialement pour ça. Il n’y a qu’ici où on peut vivre exclusivement de cela sans être en déplacement tout le temps. […] Dans les autres régions, les couvreurs sont généralement diversifiés. Ici seulement des couvreurs peuvent se permettre de se spécialiser dans la chaume. » Cela a sans équivoque été soutenu par l’investissement de l’Etat pour faire de ces régions les vitrines d’un savoir-faire et promouvoir le riche patrimoine national sur la scène touristique.. EC. O. LE. Passionné Cependant, on l’a vu plus haut, l’argent ne suffit pas : la volonté est indispensable. Et la passion. « Si on n’aime pas ce métier-là, on ne peut pas continuer. C’est un métier qui est quand même dur. » La pénibilité du travail pourrait suffire à elle seule à élaguer le métier. Le métier artisanal au XXIème siècle continue d’incarner la symbiose entre l’homme et la matière. Le problème des champignons qui touche aujourd’hui le secteur de la chaume n’a pas que des répercussions physiques sur le matériau : « Le fait de voir leurs toitures qui s’abiment si vite et de travailler un matériau qui ne correspond plus à leurs attentes, affecte beaucoup les chaumiers. » Cela les plonge dans « une incertitude absolue » quant à l’avenir de la profession qui est très difficile à gérer pour eux.. 10. op. cit. 2. - 17 -.

(28) I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. N. AN. S. TE. Curieux Cette passion s’accompagne d’une curiosité créative caractéristique. Gildas Boulieu détaille : « Quand on fait du neuf, on doit faire appel à la créativité : réfléchir, calculer, dessiner pour faire un truc qui tienne la route. Ça c’est intéressant. » Et quand on rajoute une dimension financière et que le challenge se corse, l’intérêt n’en est que décuplé. « Là je travaille chez un ami, avec lui, c’est démerde-toi mais j’ai pas de sous. Mais résultat, on s’est amusés à tout reprendre, là c’est sympa. » Les contraintes d’entrée génèrent souvent des sauts créatifs, de par la nécessité de s’accommoder des biens disponibles. Erik Erikson dressait un parallèle entre ce type de curiosité et les processus cognitifs à l’œuvre chez les jeunes enfants lors de l’appropriation de nouveaux jeux et de l’expérimentation dans les usages11. Même s’il faut passer par des étapes de préparation et de réflexion peut-être rébarbatives, l’opportunité associée reste incomparable. Quand il s’agit d’expérimenter, les Le Goff dialoguent volontiers avec les architectes. Dans le cadre d’un projet innovant, ils ont entretenu de fortes relations avec les architectes : « On avait vraiment beaucoup travaillé avec eux. On les a reçus ici, on a fait des échantillons, ils étaient partis à Paris pour faire des essais au feu, les services du département sont venus ici, on essayait différentes techniques, etc. On a travaillé presque 2 ans avec eux. Toujours gratuitement bien sûr. » La curiosité et le gout du challenge invitent l’artisan à l’expérimentation. Cette curiosité s’exprime aussi à travers la conscience de la richesse des échanges interprofessionnels. Dans ses expériences avec l’architecte des Bâtiments de France, Gildas Boulieu saisit l’intérêt des échanges et choisit d’en tirer profit : « L’architecte en chef des Bâtiments de France, il fait chier tout le monde ; ça c’est radical. Moi il m’emmerde pas de trop. Et au contraire, il me demande des conseils. Il m’appelle comme technicien en quelque sorte, comme expert. » Le challenge pousse généralement l’artisan en quête de la maîtrise ultime du savoir-faire. Les vrais artisans sont reconnus pour leur qualité, en comparaison avec la fameuse main d’œuvre déqualifiée. « Pas besoin de pub, on a assez de travail. Juste le bouche-à-oreille et les logos sur la camionnette. Vous voyez bien : le service d’urbanisme de la région qui m’appelle pour me donner des clients ! » Dans les échanges interprofessionnels, Gildas Boulieu est toujours respecté ; et pour cause, il le sait, son expertise aigüe. « Ça se passe toujours bien parce que j’ai une technique. Ils se méfient. Même un archi, quand il me parle, il sait que je maitrise mon domaine. Donc ils préfèrent la faire à l’envers et venir me poser les questions de mise en œuvre. » L’excellence agit comme aimant : les bons artisans sont très bien identifiés sur le marché, car très précieux.. EC. O. LE. N. AT. Cette différence est le fruit de l’ usage plénier des sens. Ce sont des habitudes qui se prennent jusque dans la pratique la plus simple, et des gestes qui traduisent la compréhension profonde du matériau, indispensable à la bonne pratique. Certains artisans passent à côté de cela par souci d’efficacité. A leur propos, Gildas Boulieu affirme : « Il leur manque quelque chose : ils n’ont pas la base du savoir. Quand on n’a pas cette base, c’est mort. Il faut connaitre l’appareillage, il faut connaitre la pierre. Toutes ces petites notions, cette finesse, c’est ça qui fait le savoir. » Nous reviendrons par la suite sur le pouvoir de cette sensorialité extrême de l’artisan.. 11. Erik Erikson, Enfance et société, Neuchâtel, 1959. - 18 -.

(29) Chaumier Le Goff.. - 19 -. LE. O. EC. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. AT. N. S. TE. AN. N.

(30) - 20 -. LE. O. EC. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. AT. N. S. TE. AN. N.

(31) b. Du déclin de l’artisanat : comment en est-on arrivé là ? Les rencontres présentées précédemment ont déjà révélé diverses difficultés auxquelles ont été confronté l’artisanat : dévalorisation des métiers, déqualification de la main d’œuvre, problèmes environnementaux, amoindrissement de la matière première, vétusté des infrastructures, industrialisation, hausse du coût de la main d’œuvre, méfaits de la mondialisation et du capitalisme, mésusage des sens. Leur rencontre a permis de dessiner les raisons concrètes de la dérive de l’artisanat.. EC. O. LE. N. AT. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. N. AN. TE. S. L’enjeu suivant est de cerner les évolutions sociales qui ont contribué au déclin progressif de l’artisanat dans notre société. Cette étude repose en grande partie sur des recherches bibliographiques. Elle a permis de remonter à divers éléments : une ancienne séparation sociale, générant des divergences de langage, des difficultés de formalisation qui ont limité la transmission des savoirs, ainsi qu’une motivation ébranlée, en l’occurrence par l’arrivée de la machine.. - 21 -.

(32) S. TE. D’une scission sociétale progressive Dans L’invention du quotidien, Michel de Certeau souligne la difficulté de théoriser les savoir-faire. C’est vrai, les théories s’appliquent souvent à des domaines composés de mots. Mais que se passe-t-il quand elles s’attaquent au langage des mains ?. les arts (comme manières de faire) : sans discours appliqué aux gestes, donc privés de traduction des sciences (comme opérations discursives) : dans et par le langage, facilitant ainsi transmission et échange. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. -. N. AN. Au nom du progrès rationnel des Lumières, mais au-delà du binôme traditionnel théorie/pratique, il propose de différencier :. Par son exigence de schéma fondamental, l’idée de méthode bouleverse, depuis XVI ème siècle, la relation connaitre/faire. Elle impose la transcription de la manière de penser en manière de faire. C’est par un discours que la méthode organiserait un savoir-faire. Francis Bacon, Christian Wolff, Johann Beckmann sont parvenus, par leurs productions conséquentes, à introduire les arts dans le domaine du langage12. Ils envisageaient deux approches : la description qui relève de la narrativité et la perfection qui vise une optimisation technique. En cela, on observe une identification progressive vers le domaine scientifique par la rationalisation des arts. De cette démarche Diderot donne le jour à la fin du XVIIIème à l’Encyclopédie – Dictionnaire des sciences, des arts et des métiers qui place les arts au même rang que les sciences. Il parle d’art « si l’objet s’exécute », de science « si l’objet est contemplé ». Il note que la distinction se répète au sein même de l’art : « Tout art a sa spéculation et sa pratique : spéculation, qui n’est que la connaissance inopérante des règles de l’art ; sa pratique, qui n’est que l’usage habituel et non réfléchi des mêmes règles »13. Bien qu’il sublime la pratique au profit d’une rhétorique creuse, il opère alors la dissociation corps/esprit dont notre société porte encore les traces aujourd’hui. Il opère de plus une classification au sein des artisans entre les manouvriers qui se contenteraient d’adapter les matériaux sans leur donner un nouvel être et les manufacturiers.. EC. O. LE. N. AT. Hannah Arendt n’entend pas cette subtilité et distingue directement de l’homo faber de l’animal laborans. Dans la Condition de l’homme moderne, elle propose l’idée d’une humanité binaire : on fait les choses ou on réfléchit à ces choses produites. Elle soumet bien sûr un ordre entre l’état dénué de réflexion – car absorbé par la tâche – et l’état supérieur correspondant à la prise de recul. L’animal laborans se demande comment quand l’homo faber se demande pourquoi. Ce sont deux images austères d’hommes attelés à une tache, sans plaisir, jeu, ni culture. Elle souligne les dérives potentielles de cette société par l’exemple d’Oppenheimer, l’énigme suave de la bombe atomique et la réflexion trop tardive. En regard, Richard Sennett soutient la nécessité du synchronisme de l’action et de la réflexion chez l’artisan, et affirme sa possibilité grâce à la maîtrise poussée de ses sens. Il souligne d’ailleurs la souffrance de l’être quand la tête et la main sont dissociées suivant le modèle de distinction science/technique, et les répercussions sociales et psychologiques négatives à travers les problèmes de compréhension et d’expression.. Francis Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs, Gallimard, 1991 Christian Wolff, Aux sources de l’ésthétique, Edition de la Maison des Sciences de l’Homme, 2005 Johann Beckmann, Notices pour une histoire des découvertes dans les arts et les métiers, 1786-1805 13 Diderot et D’Alembert, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1751-1772 12. - 22 -.

(33) LE. O. EC. Planche « Menuiserie », L’Encyclopédie, Diderot et D’Alembert, 1751-1772.. - 23 -. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. AT. N. S. TE. AN. N.

(34) N. AN. S. TE. Problèmes de communication Les artisans, malgré leur place dans ce système hiérarchique et de par le mystère attaché à leur pratique, éveillent la curiosité. Il suffit de voir la Société des Observateurs de l’homme fondée par Louis-François Jouffret en 1799. Fontenelle un siècle plus tôt désespérait : « Les boutiques des artisans brillent de tous côtés d’un esprit et d’une invention qui cependant n’attirent point nos regards. Il manque des spectateurs à des instruments et à des pratiques très utiles et très ingénieusement imaginées… »14 Néanmoins, ceux qui s’y penchent restent souvent en dehors : collectionneurs, descripteurs, analystes. Ils s’attèlent à la mission de dégager ces savoirs de leur langage impraticable. De Certeau parle d’un principe d’opération ethnologique sur ces pratiques : « leur isolement social appelle une sorte d’éducation qui, grâce à une inversion linguistique, les introduit dans le champ de l’écriture scientifique »15. Il souligne ici la nécessité de traduire ces savoirs pour les transmettre, les échanger, et pour rompre cette façade trompeuse de l’intuitif.. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. Il est intéressant de relever à ce propos, que les ethnologues des XVIII-XXèmes siècles opéraient des traitements disparates entre les pratiques et le discours : ils considéraient toujours une vérité du faire – comme expression involontaire d’un savoir inné –, quand ils se méfiaient des mensonges du dire – héritage de la rhétorique maîtrisée. En 1922 Durkheim, disciple cartésien, soutient ce clivage dire/faire et le renforce dans son Education et sociologie en réduisant l’art à « une pratique pure sans théorie »16. Cette pureté réductrice de la pratique achève de l’enfermer. Non sans justesse, il affirme qu’ « on ne peut l’acquérir qu’en se mettant en rapport avec les choses sur lesquelles doit s’exercer l’action et en l’exerçant soi-même »17. Il confirme que ce savoir ne se partage que par les gestes et non par une rhétorique. Il poursuit : « Sans doute, il peut se faire que l’art soit éclairé par la réflexion, mais la réflexion n’en est pas l’élément essentiel, puisqu’il peut exister sans elle. Mais il n’existe pas un seul art où tout soit réfléchi »18. L’improvisation serait une caractéristique de la pratique artisanale ; la pleine conscience, un aboutissement exceptionnel. A l’inverse, certains, comme Christian Wolff, envisagent la possibilité d’ « un troisième homme qui réunirait en lui la science et l’art »19. Ce serait l’ingénieur. Mais de Certeau déplore la forme sous laquelle ce troisième homme est survenu dans la société industrialisée : « La place qui lui a été faite est relative au travail qui a, d’une part isolé de l’art ses techniques, et d’autre part géométrisé et mathématisé ces techniques »20. Le savoirfaire a ainsi été progressivement « détaché de la performance individuelle, et on l’a perfectionné en machines qui constituent des combinaisons contrôlables de formes, de matières et de forces »21. Le savoir privé de son langage propre – en l’occurrence les gestes manuels – est alors objectivé.. EC. O. LE. N. AT. Il observe néanmoins quelques savoirs rescapés de la colonisation technologique, ceux-là même qui n’avaient « pas de légitimité au regard de la rationalité productiviste »22. Ils restent donc cantonnés au secteur privé et dans la vie quotidienne. Le roman réaliste du XIXème s’en empare formalisant ainsi une base de données des pratiques – offrant ainsi une formalisation de ces gestes – : « Des histoires fournissent aux pratiques quotidiennes l’écrin d’une narrativité. […] En dépit des ruptures entre les configurations successives du savoir, elles représentent une nouvelle variante dans la série continue de documents narratifs, qui depuis les contes populaires, panoplies de schémas d’action, jusqu’aux Descriptions des Arts de l’âge classique, exposent les manières de faire sous la forme de récits. Cette série comprend également le roman contemporain. […] Une pareille continuité suggère une pertinence théorique de la narrativité en ce qui concerne les pratiques quotidiennes »23. Ces récits littéraires donnent. Fontenelle, Sur la description des arts, Histoire de l’Académie royale, 1699 Michel de Certeau, Chapitre V – Arts de la théorie, 1. Arts de faire, L’invention du quotidien, Gallimard, 1990 16 Emile Durkheim, Education et sociologie, 1922 17 op. cit. 16 18 op. cit. 16 19 Christian Wolff, Préface de l’ouvrage, Architecture hydraulique, 1740 20 op. cit. 15 21 op. cit. 15 22 op. cit. 15 23 op. cit. 15 14 15. - 24 -.

(35) une nouvelle approche de ces arts de faire en même temps qu’un travail de mémoire. Cependant, ils restent à considérer avec un certain recul, dénués de leurs cadres romancés.. I D ON O A C LE U M S EN UP T ER SO IE U UR M IS E AU D'A D RC R H O IT IT E D CT 'A U U R TE E U DE R. N. AN. TE. S. De Certeau note que « le retour de ces pratiques dans la narration se rattache à un phénomène plus large, et historiquement moins déterminé, qu’on pourrait désigner comme une esthétisation du savoir impliqué par le savoirfaire. »24 La combinaison des deux termes – peut-être à l’image des espoirs placés dans le troisième homme, ingénieur – rayonne et attire par sa plénitude. Ce savoir implicite est assimilé à un don artistique, une intuition. Ce savoir semble relever de l’espace cognitif, la transmission n’en parait que compliquée. Il s’agirait presque de l’usage puis de la perfection d’un savoir primitif personnel. Ce savoir ne serait pas su, mais intuitif. Selon De Certeau, « il s’agit d’un savoir que les sujets ne réfléchissent pas. Ils en témoignent sans pouvoir se l’approprier. Ils sont finalement les locataires et non les propriétaires de leur propre savoir-faire. […] C’est un savoir anonyme et référentiel, une condition de possibilité des pratiques techniques ou savantes. »25 Freud pousse l’idée. Selon lui, le savoir serait ainsi retiré, car privé de procédures lisibles – plus de langage propre – et de propriétaire légitime – plus de sujet propre. Il avance même que ce ne seraient que les effets du faire qui feraient croire à la détention du savoir-faire. Le savoir-faire ne serait donc qu’une illusion. « Il y a du savoir, mais il est inconscient ; réciproquement, c’est l’inconscient qui sait. »26 Mais ce n’est pas la difficulté à poser des mots dessus qui en font des attitudes intuitives. Au contraire, c’est un processus très concret. A propos du savoir de Stradivarius, Richard Sennett parlait de « l’assimilation sous la forme d’un savoir-faire, non-dit et non codifié verbalement, dont l’atelier était le théâtre, et qui devenait, affaire d’habitudes, de mille petits gestes quotidiens qui finissent par constituer une pratique. »27. Motivation troublée En effet, Richard Sennett, héritier de la longue tradition pragmatique américaine, prend parti contre cette théorie de l’inné : « Tel est le domaine conscient de l’artisan : tous ses efforts pour faire du travail de qualité dépendent de la curiosité à l’égard du matériau qu’il a sous la main. »28. AT. Il dénonce le leurre du talent brut, usurpateur d’une formation basée sur la répétition. Il prône à la place l’intérêt pédagogique de l’auto-critique, à laquelle on accède uniquement par une pratique inlassable. La pédagogie moderne, en affirmant son mépris pour cette attitude jugée abrutissante, et en y prescrivant l’éveil par la diversité, a renfermé ces maitrises gestuelles dans leurs tours d’argent. Elles semblent hors d’atteinte aux disciples de la société industrialisée. Les compétences ne seraient pas une question de capacités mais de process. Loin d’être un mauvais système, cette pédagogie prive néanmoins des avantages de la répétition : l’étude d’une pratique personnelle enracinée et sa modulation de l’intérieur, c’est-àdire l’autocritique. Bien sûr, la forme de répétition dépend de l’avancée de la maîtrise du savoir-faire : plus la compétence s’étoffe, plus les heures de répétitions peuvent s’allonger. La patience et l’implication s’enracinent dans les bases solidifiées d’une pratique répétée. C’était le principe d’Isaac Stern : Meilleure est votre technique, plus vous pouvez répéter sans vous lasser29.. EC. O. LE. N. Mais au-delà d’une concentration défaillante, le système de formation lui-même peut exercer une censure : notamment quand il s’agit de systèmes fermés. Richard Sennett note : « Dans l’histoire des artisanats, les systèmes de connaissance fermée ont généralement peu duré. »30 Par ce terme, il désigne les systèmes de savoir qui n’offrent pas d’évolution ni de transformation possibles. De même qu’en biologie génétique, sans adaptation au contexte, la descendance s’éteint. Dans le domaine de l’artisanat, les pratiques sont largement tributaires de l’environnement spatio-temporel et les évolutions doivent être permanentes pour perpétuer le métier. Quand la pratique est organisée en vue d’une fin précise, l’élève ne cherche op. cit. 15 op. cit. 15 26 Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Gallimard, 1992 27 op. cit. 2 28 op. cit. 2 29 Isaac Stern, violoniste américain, 1920-2001 30 op. cit. 2 24 25. - 25 -.

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