ENTRE LES LEÇONS DE L'ÉCRITURE
ET LES ENSEIGNEMENTS DU PLATONISME C H R ÉTIE N : LA V IE DE S A IN T DANS LE C LU N Y DE L'AN M IL
Je voudrais m ontrer ici à quel p o in t composer une Vie de saint dans le Cluny de
l'an Mil est un art savant pris entre les leçons de l'É criture et les enseignements du p la to nisme chrétien.
Avant d'aborder ce problème, il me fau t tra ite r rapidement deux points prélim inaires: 1) de quels textes hagiographiques allons-nous parler? 2) dans quel contexte ces textes ont- ils été élaborés? Les textes que je vais utiliser sont extraits du dossier hagiographique de saint Maieul de Cluny (+ 994), composé entre
1003-1031, dans la première partie de l'abba- tia t d 'O d ilo n (994-1049). De ce riche dossier com portant 11 pièces, je retiens un ensemble principal constitué :
— de la V ita B sancti Maioli en deux versions: B1 (B.H.L. 5177) et B2 (B .H .L .5 1 7 9 ) composées respectivement par Syrus à p a rtir de la Vita A sancti M a io li (B.H.L. 5180) qui est aussi son œuvre, et par Aldebald.
— du Sermo de beato M aiolo inédit, ano nyme (mais probablem ent œuvre d'A ldebald) et qui, dans la tra d itio n manuscrite, est toujours solidaire de la V ita B sancti Maioli.
La richesse de ce dossier et l'a tte n tio n avec laquelle o n t été élaborées les premières pièces (V ita A, V ita B, Sermo de beato M aiolo) tém oignent de l'attachem ent d 'O dilon et de son entourage — notam m ent Heldric, abbé de Saint-Germain d'A uxerre — à la figure sainte de Maieul, à un m om ent clé de l'histoire clunisien- ne : le to u rn a n t de l'an M il. Le sanctuaire cluni- sien devient alors, en Méconnais, une seigneurie. Ces contem platifs, seigneurs sans armes, se livrent à une réflexion sur l'ordre du monde, sur l'harm onie commune du cosmos, du social et des âmes. Ils se battent, dans ces textes comme dans d'autres, de leurs mots pour im po ser l'idéal d'un ordre universel de type hiérar chique et dans lequel régnerait la «concorde dans la différence». Ils se livrent à un grand rêve théocratique où les spirituels, c'est-à-dire exclusivement les moines, fo n t des guerriers leur bras armé. Le to u rn a n t de l'an Mil est aussi le m om ent où l'Ecclesia cluniacensis se constitue. Par privilèges romains, les Cluni- siens urbicum que p o s iti sont libérés de l'o rd i naire et ne dépendent donc plus que de leur abbé. D'où la nécessité d'une figure sainte abbatiale; c'est le rôle q u'O dilon fa it jouer à
Maieul. Dans ces conditions, on comprend que les textes hagiographiques relatifs à saint Maieul fu re n t élaborés avec art et que, pour les composer, on s'est alimenté aux meilleures sources: l'É criture et le platonisme chrétien. C'est à cet art et à ces sources que nous allons nous intéresser maintenant.
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I. Dans le Cluny de l'an Mil, on compose à la manière scripturaire. Ce qui suppose un art de la mosaïque (1) et une pratique de la typologie (2).
1) Un a rt de la mosaïque
Le texte hagiographique clunisien est un montage de pièces originales mais aussi, très souvent, empruntées. La V ita B sancti Maioli, par exemple, est sertie — su rtou t dans sa deuxième version, essentiellement en préface et en fin de chapitre — de pièces versifiées empruntées à la V ita sancti Germani com po sée par Héric d'A uxerre. Le Sermo de beato M aiolo est surtout un montage de pièces rapportées. La parti originale se lim ite à une quinzaine de lignes sur deux cent qautre vingt empruntées pour l'essentiel au De sancta V irg in itate de saint Augustin, à Héric d'A uxerre (M iracula sancti Germani, Sermo in solem nitate sancti Germani), aux textes de la liturgie de saint Jean de Réome et au De Divisione Naturae de Jean Scot.
Ces textes o n t été choisis, découpés puis assemblés avec grand art. Ce montage fa it beaucoup penser au travail des exégètes du haut Moyen Age: com m ent faire œuvre propre essentiellement en a rticu la n t des passages d'autorités?
Continuons sur l'exemple du Sermo beato Maiolo. La part la plus appréciable du travail de l'auteur du Sermo de Beato M aiolo consiste en l'im b ric a tio n de passages du De sancta virginitate de saint Augustin dans l'e xh ortatio n adressée aux frères de Saint Germain d'A uxerre à la fin des Miracula s. Germani. L'im b ricatio n est faite de telle manière que ces emprunts acquièrent dans le Sermo une dimension
nouvelle : l'opposition vierges / non vierges se trouve durcie par rapport au De sancta Virgini- tate les frères exhortés par Héric sont assimilés aux vierges du De sancta Virginitate inverse ment, ceux-ci acquièrent, grâce à Héric, un rôle propédeutique et une place dans l'ordre du monde absents du texte d'A ugustin.
Cet art de la mosaïque est un art scriptu- raire. L'alternance poème / prose qui caracté rise la Vita B sancti M aio/i fa it beaucoup penser à l'É criture, en p articulier à l'in tro d u c tio n du lyrisme des Psaumes dans la narration biblique. A la manière de l'É criture, il y a aussi in tro du c tio n dans le récit historique de textes de m éditation. A l'in té rie u r du récit de la Vita B sancti M aioti, les préfaces versifiées sont une m éditation sur la sainteté. Faisant pendant au récit historique de la Vita B sancti M aioli, le Sermo beato M aiolo est une m éditation sur la place que les moines et leur saint occupent dans l'ordre du monde.
2) Une pratique de ia typologie
Aldebald place, curieusement, en prélude de la Vita B2 sancti M a io li le récit du martyre de saint Porcaire et des cinq cents moines de Lérins. Quel est le sens de ce récit d'un événe ment antérieur d'au moins deux siècles à la venue au monde de Maieul ? L'analyse des sources utilisées par Aldebald permet de répon dre, en partie, à la question. Ce récit est un montage d'em prunts à la Passio sancti Porcarii (B.H .L. 6901 — si ta n t est que ce texte soit an térieur à celui d'A ldebald), au De Assumptione beatae Mariae de Paschase Radbert et, surtout, à la Psychomachie de Prudence. C'est le recours à ce dernier texte qui nous intéresse ici. Aldebald reprend le long passage rapportant le combat de Luxure contre Sobriété. Porcaire devient ainsi Sobriété exho rta nt ses frères à lu tte r contre la luxure, c'est-à-dire les Sarrasins. L'historique com bat contre les Sarrasins est, en fa it, le type du com bat que chaque frère mène contre les appels de la chair. Type du moine- vierge, Porcaire préfigure ainsi la sainteté idéale accom plit par Maieul.
II. Les enseignements du platonisme chré tien se repèrent en deux endroits
— dans les préfaces versifiées de la Vita B2 sancti M aioli, empruntées à la Vita sancti Germani d'H éric d A uxerre;
— dans le Sermo de beato M aiolo don t le début est directem ent em prunté au De Divisio- ne Naturae de Jean Scot et dans les passages
que ce Sermo emprunte aux Miracula sancti Germani d'H éric. C'est donc à travers Héric que les Clunisiens de l'an Mil sont mis en contact avec le platonisme chrétien. Héric est disciple, à Auxerre, d'H aym on mais aussi de Jean Scot Erigène; par l'interm édiaire de l'Érigène, il découvre le Pseudo Denys et Maxime le Confesseur dont il transm et la pensée aux Clunisiens.
Quelle influence peut bien avoir le néo platonisme sur un texte hagiographique? Les Clunisiens em pruntent au platonisme chrétien un schéma théologique qui leur permet de dire l'exem plarité du parcours saint (1) et de chanter l'excellence de la place des contem platifs dans l'ordre du monde (2).
1) Chez les Clunisiens, le parcours du saint est doublem ent exemplaire. T o u t d'abord, comme le d it Glaber dans un passage de ses «H istoire» d 'inspiration augustinienne, le saint o ffre le témoignage docum entum de l'éléva tio n , de la form e ,species) à l'image (im ago); ce que les Clunisiens a rticu len t au thème p la to nicien du parcours du sensible à l'in te llig ib le . Ensuite, la sainteté o ffre le modèle de diffu sio n de l'U n créateur dans le créé et d 'u n ific a tio n .
2) Les Clunisiens e m p ru nte nt au néo platonism e toute une ré fle xio n sur l'o rd re du monde e t la place privilégiée q u 'y occu p e n t les moines.
L'ordre de la création est pensé, à la suite du Pseudo Denys, sous form e d'une cascade lumineuse.
A l'in té rie u r de cette cascade, la d iffu sion de la lumière et de la Grâce est possible à deux conditions : 1 ) si chacun reste à sa place et dans son ordre: c'est là, dans le repli unificate ur sur soi que l'on se fa it transparent au d iv in ; 2) devenu ainsi transparent au divin, on peut transm ettre la lumière, la cascade était une hiérarchie où l'o n est à la fois in itié et in itia te u r. Ce qui débouche sur la com plém en ta rité des idées de hiérarchie et de concorde dans la différence. En e ffet, l'e ffusion lu m i neuse est collective ou n'est pas la cascade est com plètem ent lumineuse ou n'est pas du to u t. D'où l'a rtic u la tio n u n ific a tio n /u n a n im ité ; d'où la d é fin itio n d'u n modèle ecclésial à l'image du clo ître, réalisation parfaite de l'unanim ité.
Ce mpdèle ecclésial d 'u na n im ité est accom pli dans une société organisée selon le schéma des tro is ordres fonctionnels. Les Clunisiens doivent ce schéma aux maîtres de l'École d'A uxerre de la deuxième m oitié
du IXe siècle. Haymon, au m ilieu du IXe siècle, dans un passage de son Expositio in Apocalip- sin décrit une Ecclesia trip a rtite composée de sacerdotes / m ilites / agricultores. Héric, son disciple, fa it de ce schéma trip a rtite un schéma trifo n c tio n n e l, c'est-à-dire q u 'il y ajoute la notion de service nécessaire des deux condi tions du siècle (belligérantes, agricolantes) à l'égard de la part de Dieu (oratores) et inverse ment. Mais aussi, il retourne le schéma faisant passer les oratores de la première à la troisième position. Dans ce schéma faisant passer les oratores de la première à la troisième position. Dans ce schéma, repris par l'auteur du Sermo
de beato Maiolo, qu'est-ce qui est dû au néo platonisme? D'abord un cadre de pensée: l'h a r monie commune réglant le cosmos, le social et les âmes. Ensuite des notions: loi hiérarchi que, u n ificatio n , fo n c tio n ; surtout, le retour nement du schéma : dans un schéma de type eschatologique, dans le parcours néoplatonicien du sensible à l'in te llig ib le , du retour de l'e ffe t à sa cause, il est logique que les spirituels qui représentent le degré le plus lum ineux de la cascade soit en troisième et dernière position.
Dominique IOGNA-PRAT
* On trouvera dans les pages suivantes les grandes lignes d'un exposé fa it au séminaire d 'A . Vauchez et de P. Riché. Pour de plus amples développements aux questions abordées ici, on se reportera: D. logna-Prat: Continence et V irg in ité dans la conception clunisienne de l'ordre du monde autour de l'an M il, Compte-rendus de l'Académ ie des Inscriptions e t Belles Lettres, 1985, pp. 127-146, et D. logna-Prat: Le «baptême» du schéma des trois ordres fonctionnels : l'a p po rt de l'École d'A uxerre dans la seconde m o itié du X IX e siècle, Annales E.S.C., 1986.