• Aucun résultat trouvé

De l'usage subversif du conte à une herméneutique de l'espace dans Le conte de l'île inconnue de José Saramago

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "De l'usage subversif du conte à une herméneutique de l'espace dans Le conte de l'île inconnue de José Saramago"

Copied!
122
0
0

Texte intégral

(1)

De l’usage subversif du conte à une herméneutique de

l’espace dans Le conte de l’île inconnue de José

Saramago

Mémoire

STÉPHANIE DROUIN-GRONDIN

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M. A.)

Québec, Canada

(2)
(3)

Résumé

L’analyse proposée dans ce mémoire de maîtrise, à la fois générique et herméneutique, porte sur Le conte de l’île inconnue de l’auteur lusophone José Saramago. Nous abordons d’abord l’aspect générique et subversif de l’œuvre qui, bien qu’elle soit possiblement un conte merveilleux, pose des problèmes relevant d’un certain mélange des genres, notamment à cause de la présence de l’ironie comme critique du pouvoir. Ensuite, le second chapitre repose sur l’herméneutique de l’espace telle que développée par Benoit Doyon-Gosselin. Nous avons arrêté notre choix sur les trois principales figures spatiales du Conte de l’île inconnue, qui sont, à notre avis, représentatives de la notion de passage − la porte, le bateau et l’île − dans le but d’analyser leur influence sur le couple, ainsi que leur interaction entre elles pour enfin faire ressortir leur signification profonde pour le récit.

(4)
(5)

Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... v

Remerciements ... ix

Introduction ... 1

CHAPITRE I : La dynamique générique dans Le conte de l’île inconnue ... 7

1. Bref historique du conte ... 7

2. Morphologie du Conte de l’île inconnue, selon Vladimir Propp ... 10

2.1 Les personnages ... 11

2.2 Objet magique ... 14

2.3 Motivations ... 15

2.4 Les fonctions ... 16

3. Du conte traditionnel au conte philosophique ... 23

3.1 Abrégé du parcours historique du conte philosophique ... 23

3.2 L’utopie insulaire ... 25

3.3 Le conte de l’île inconnue : un conte philosophique? ... 28

4. De la subversion par l’ironie ou en quoi Le conte de l’île inconnue ne respecte aucun genre ... 35

4.1 La dominante : échec et pat ... 35

4.2 L’horizon d’attente comme terrain de jeu ... 37

4.3 De l’ironie subversive… ... 45

4.4 … à la compassion comme nouvelle subversion ... 57

CHAPITRE II : Herméneutique de l’espace dans Le conte de l’île inconnue ... 61

5. Sur les traces de l’herméneutique ... 61

5.1 Les pères de l’herméneutique ... 63

5.2 L’attitude de l’herméneute ... 70

5.3 Vers l’herméneutique de l’espace ... 71

6. Les figures spatiales du passage ... 76

6.1 La porte et son Gardien ... 76

6.2 La caravelle, lieu de passage à construire ... 84

7. L’île ... 91

7.1 Le voyage rêvé : quand le mobile devient immobile. ... 91

7.2 De l’île à l’île-bateau : quand l’immobile devient mobile ... 97

Conclusion ... 101

Bibliographie ... 105

Annexe I ... 111

(6)
(7)

[L]e conteur authentique est un visionnaire du futur… − Novalis

[L]’homme qui dort construit l’univers − Héraclite

(8)
(9)

Remerciements

Nombreuses sont les personnes qui ont eu une influence directe ou indirecte, par leur passion pour la littérature, leur présence bienveillante ou leurs encouragements, sur mon mémoire. À chacune d’elles, et j’espère qu’elles sauront se reconnaître, j’offre toute ma gratitude et mon inconditionnelle affection. Je tiens spécialement à remercier mon directeur, Benoit Doyon-Gosselin, pour sa patience, son soutien enthousiaste et ses précieuses corrections. Merci aussi, de tout cœur et plus encore, à ma famille, à ma belle-famille et, bien sûr, à mon amoureux, qui m’ont continuellement encouragée et soutenue.

(10)
(11)

Introduction

José Saramago, seul auteur portugais récipiendaire du Nobel de littérature, est un écrivain renommé dans les milieux espagnols et lusophones, mais peu lu en français, malgré sa notoriété. L’incontestable originalité de l’écriture saramaguienne se démarque par son jeu avec la ponctuation et les dialogues où le fond et la forme s’harmonisent au profit du style et de la musicalité. Saramago, en plus de sa prose très éloquente, s’est approprié les symboles littéraires. Conscient de la signification profonde de ceux-ci, il s’amuse à revisiter les genres, à jouer avec les connaissances générales, à mettre en parallèle des objets hétéroclites dans le but de pousser le lecteur à la réflexion sur la société, d’une part, et sur l’acte d’écriture, d’autre part. Sa vision du monde, non pas pessimiste, mais angoissée, fait de cet auteur un écrivain de son temps, conscient du monde, à l’esprit critique et à la plume acérée. La richesse de l’œuvre de l’auteur portugais mérite le regard des chercheurs.

Bien que les analyses en espagnol et en portugais foisonnent, la barrière de la langue nous oblige à ne nous concentrer que sur celles qui ont été rédigées ou traduites en français et en anglais. Quoi qu’elles soient de plus en plus nombreuses, peu d’études francophones portent sur le corpus saramaguien et les quelques-unes effectuées s’attardent majoritairement sur la part romanesque de l’œuvre de l’écrivain portugais, tel L’évangile selon Jésus-Christ, La caverne, Tous les noms, L’aveuglement, etc., alors que Saramago a aussi écrit des contes, des pièces de théâtre, de la poésie et des essais. Nous souhaitions nous pencher sur une partie moins abordée de son œuvre dans le but de mettre en valeur le conte saramaguien, particulièrement Le conte de l’île inconnue1 dont l’histoire est celle

d’un homme désirant partir à la recherche d’une île inconnue. Pour ce faire, il demande au roi un bateau qu’il se voit d’abord refusé, puis qu’il obtient grâce à sa détermination. La servante, témoin de la joute verbale entre l’homme et le roi, décide de suivre l’homme. Les deux protagonistes prennent possession du navire et, pendant que l’homme part à la recherche d’un équipage, la servante nettoie la caravelle. À la nuit tombée, l’homme revient sans avoir embauché de matelots, car nul ne veut s’aventurer sur les mers en quête de

1 José Saramago, Le Conte de l’île inconnue, Paris, Éditions du Seuil, 2001, 60 p. Désormais, les renvois au Conte seront signalés, dans le corps du texte, par la mention CII suivie du numéro de page.

(12)

l’inconnu. Après un frugal repas, chacun va se coucher. Dans son sommeil, l’homme rêve qu’il a trouvé des volontaires, mais que ces derniers souhaitent accoster à la première terre en vue pour quitter la caravelle. L’homme les dépose donc, puis voit son bateau se transformer peu à peu en île quand les sacs de grains éventrés sur le pont germent. L’homme cherche la servante des yeux, mais au dernier moment, elle a refusé de l’accompagner dans sa quête. À son réveil, l’homme et la servante sont enlacés. Au matin, ils baptisent la caravelle L’île inconnue et larguent les amarres à la recherche de l’île inconnue.

Pour guider notre analyse, nous avons ciblé une monographie, écrite par Silvia Amorim, intitulée José Saramago : Art, théorie, éthique du roman2, où Le conte de l’île

inconnue est superficiellement abordé – environ une page y est consacrée. De plus, quelques thèses universitaires ainsi que plusieurs articles de revues littéraires nous seront utiles pour déterminer en quoi Le conte de l’île inconnue est représentatif de l’écriture saramaguienne.

À l’exception de deux courts résumés du conte présentés sous forme de comptes rendus de lecture – l’un dans un journal anglophone, l’autre dans une revue littéraire francophone −, ainsi qu’environ une page d’analyse dans la monographie de Silvia Amorim, mentionnée plus haut, un seul texte, Les possibilités d’une île : de l’utopie vers l’hétérotopie de Benoit Doyon-Gosselin et David Bélanger3, consacre quelques paragraphes au Conte de l’île inconnue. Trop souvent considéré comme un simple « conte pour enfants4 »5, qui ne mériterait donc pas qu’on s’y attarde davantage, ce court texte semble avoir été relégué aux oubliettes. Pourtant, si les romans de Saramago sont empreints d’une immense richesse littéraire et symbolique, celle-ci ne fait pas défaut au conte, malgré

2 Silvia Amorim, José Saramago : Art, théorie et éthique du roman, Paris, L’Harmattan (Classiques pour

demain), 2010, 293 p.

3 Benoit Doyon-Gosselin et David Bélanger, « Les possibilités d’une île. De l’utopie vers l’hétérotopie », dans temps zéro, nº 6 (2013), [en ligne]. http://tempszero.contemporain.info/document956 [Site consulté le 6

octobre 2013].

4 Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 54.

5 À ce propos, Harold Neemann spécifie : « bien que les contes n’aient presque jamais été reconnus comme

genre littéraire, la théorie critique contemporaine les considère comme un microunivers narratif plein de significations et même comme modèle de récits plus complexes. Et en tant que récits qui auraient été écrits pour enfants, les contes populaires et littéraires étaient en fait destinées [sic] aux adultes. » Harold Neeman, « Le conte et la théorie », dans Fabula, 2002, vol. 42, n° 3/4, p. 297-298. [En ligne].

(13)

sa soixantaine de pages, car certains des thèmes prisés par l’auteur portugais s’y retrouvent : la critique du pouvoir, les relations homme / femme ainsi que le voyage. L’île et le bateau sont des figures spatiales récurrentes chères à Saramago. Le conte de l’île inconnue est une œuvre porteuse des réflexions de l’écrivain lusophone au même titre que ses romans, tout comme on y retrouve le ton propre à Saramago, le détournement de préjugés, des jeux de langage et des personnages qui souhaitent s’émanciper de la société qui les oppresse. Nous croyons donc que ce conte n’est pas à négliger et qu’il est aussi légitime d’être analysé que les créations plus volumineuses du même auteur. La particularité du Conte n’est pas de se différencier des romans, il en reprend même, en condensé, la pensée directrice, devenant ainsi une espèce de synthèse, de résumé non exhaustif, de l’œuvre de l’auteur lusophone, par conséquent, parfait pour un lecteur qui aborde une œuvre saramaguienne pour la première fois. Puisque le Conte cadre à merveille dans le motif, maintes fois analysé, des thèmes saramaguiens, nous avons plutôt choisi de nous attarder sur les figures spatiales, à nos yeux, riches de sens. Nous croyons que Saramago utilise le genre du conte pour transmettre une sagesse du cœur, une piste à suivre vers l’inconnu, le merveilleux et la réflexion personnelle du lecteur. Dans cet ordre d’idées, nous sommes en droit de nous demander si Saramago, en intitulant ce court texte « conte », en plus d’utiliser les procédés propres au genre, ne souhaitait pas aussi faire un clin d’œil aux écrits philosophiques que certains nommaient contes6.

Notre visée, par l’analyse exclusive du Conte de l’île inconnue de José Saramago, est d’épuiser notre lecture de cette oeuvre, d’abord, en déterminant en quoi l’homme de lettres portugais renouvelle le conte traditionnel et philosophique en franchissant les frontières génériques admises. Nous souhaitons donc utiliser une approche générique dans le cadre de cette recherche, car, au premier abord, ce récit semble être un conte traditionnel puisque certaines fonctions du conte, telles que définies par Propp, y sont présentes. Cependant, nous nous sommes aperçus que cette oeuvre va au-delà du simple conte merveilleux. Par sa réflexion sur la société, elle possède aussi une teneur philosophique.

6 « Aujourd’hui, la forme dominante de l’écrit philosophique est l’Exposé ou la Dissertation. Au cours des

siècles, les philosophes ont écrit des Traités, des Systèmes, des Dialogues, des Éléments, des Problèmes (ainsi la Critique de la raison pure), des Lettres, des Miroirs, des Contes, des Commentaires, des Livres de

théorèmes, des Méditations, etc. Dès lors, pourquoi pas des romans aussi bien que des drames, des

confessions et des chants? » Vincent Descombes, Proust. Philosophie du roman, cité dans Philippe Sabot,

Philosophie et littérature : approches et enjeux d’une question, Paris, Presses universitaires de France, 2002,

(14)

José Saramago semble se réapproprier les codes du conte philosophique, tels que décrits dans la monographie de Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique7, en jouant avec les

procédés du genre : le voyage initiatique, le guide, les obstacles, ici, sont plutôt de l’ordre de la métaphore. Cet ouvrage porte notamment sur les contes philosophiques voltairiens et contemporains, mais aborde aussi les notions d’île et d’utopie présentes dans le conte de Saramago. Les éléments majeurs du conte philosophique sont récupérés dans Le conte de l’île inconnue, puis détournés au profit du style saramaguien. Nous souhaitons montrer en quoi Saramago se détache, grâce à l’ironie subversive entre autres, du conte traditionnel et philosophique, même s’il en emprunte les procédés.

Ensuite, nous nous tournerons vers l’herméneutique, particulièrement l’herméneutique de l’espace, pour explorer une nouvelle dimension de ce texte fécond en symbolique, car nous croyons que nous passerions à côté du but même de la subversion de ce dernier si nous ne nous arrêtions pas sur les symboles présents dans celui-ci. Il peut sembler incongru d’utiliser à la fois une approche générique et herméneutique. Cependant, même la tentative du formaliste Vladimir Propp de n’établir sa morphologie du conte que sur la structure, en évacuant le contenu, a avorté. Claude Lévi-Strauss8 a fait remarquer qu’à un certain moment de son analyse, Propp a dû réintégrer le contenu, par l’entremise des sous-catégories des fonctions, car la morphologie à elle seule ne pouvait expliquer tout l’éventail des contes. De plus, Claude Bremond et Thomas Pavel semblent appuyer ce point de vue quand ils affirment sans ambages que toute réflexion littéraire qui s’appuie « sur des notions purement formelles – procédé, discours, texte – dépense subrepticement un capital interprétatif, puisque ces discours, ces procédés et ces textes n'ont pas d'existence en dehors de l'activité créatrice qui les met en forme et de l'activité herméneutique qui les dévoile9. » À la lumière de cette citation, on comprend que la seule analyse formelle est incomplète, qu’elle ne peut être séparée d’une analyse herméneutique sans nuire à l’interprétation du texte, sans estropier le texte. Dans le but d’ajouter une nouvelle couche de compréhension au Conte, nous privilégierons l’herméneutique de l’espace, telle que développée par Benoit

7 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, Paris, Ellipses (Thèmes et études), 2008, 166 p.

8 Claude Lévi-Strauss, « La structure et la forme. Réflexions sur un ouvrage de Vladimir Propp », dans Anthropologie structurale, Paris, Pocket, 1996, p. 160.

9 Claude Bremond et Thomas G. Pavel, « La fin d'un anathème », dans Communications, n° 47 (1988), p.

210. [En ligne]. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1988_num_47_ 1_715 [Site consulté le 29 octobre 2012]

(15)

Doyon-Gosselin, qui consiste à « interpréter l’œuvre pour la faire signifier à partir de l’espace » grâce à la refiguration spatiale qui, elle, « permet de donner un sens second aux figures spatiales » « en liant différents faisceaux de sens10 » qui concernent un espace en particulier ou plusieurs espaces présents dans l’œuvre analysée. C’est-à-dire qu’une figure spatiale, outre son premier sens littéral, peut posséder une signification plus vaste si elle est interprétée ou comparée aux autres figures spatiales de l’œuvre. Tout cela permet de « mettre en évidence la structuration spatiale globale de l’œuvre, c’est-à-dire la configuration spatiale11 » qui est alors sujette à interprétation. Plusieurs figures spatiales

seront abordées dans le cadre de ce mémoire : la porte, le bateau et, particulièrement, l’île, car dans un monde surcartographié (le Roi dit que toutes les îles sont désormais connues), il est impossible que l’île inconnue soit tangible. Elle doit donc nécessairement être une représentation métaphorique d’autre chose. Pour preuve, c’est le bateau qui, à la fin du conte, devient l’Île inconnue. Quel est donc cet idéal pour lequel l’homme et la servante abandonnent tout? Quel lien unit l’île au bateau? Pourquoi près du quart de l’action du conte se déroule devant une porte? Nous tenterons, grâce à l’herméneutique de l’espace, de répondre à toutes ces questions. Mais, d’abord, nous présenterons la notion d’herméneutique, notamment grâce aux ouvrages de Bertrand Gervais, Lecture littéraire et explorations en littérature américaine12, de Jean Grondin, L’universalité de

l’herméneutique13, de Jean Molino, qui a publié deux articles intitulés « Pour une histoire

de l’herméneutique »14, et de Benoit Doyon-Gosselin, Pour une herméneutique de l’espace : l’œuvre romanesque de J.R. Léveillé et France Daigle15. Enfin, nous nous

référerons à deux dictionnaires symboliques pour enrichir notre lecture du conte : Le

10 Benoit Doyon-Gosselin, « Pour une herméneutique des espaces fictionnels », dans Topographies romanesques, sous la direction de Rachel Bouvet et Audrey Camus, Québec, Presses universitaires de Rennes

et Presses de l’Université du Québec, 2011, p. 74.

11 Benoit Doyon-Gosselin, « Pour une herméneutique », ibid., p. 72.

12 Bertrand Gervais, Lecture littéraire et explorations en littérature américaine, Montréal, Éditions XYZ,

1998, 231 p.

13 Jean Grondin, L’universalité de l’herméneutique, Paris, Presses universitaires de France (Épiméthée), 1993,

249 p.

14 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation : les étapes de l’herméneutique », dans Philosophiques,

vol. XII, n° 1 (printemps 1985), p. 73-103. ainsi que Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation : les étapes de l’herméneutique (suite) », dans Philosophiques, vol. XII, n° 2 (automne 1985), p. 281-314.

15 Benoit Doyon-Gosselin, Pour une herméneutique de l’espace : l’œuvre romanesque de J. R. Léveillé et France Daigle, Québec, Éditions Nota Bene (Terre américaine), 2012, 389 p.

(16)

dictionnaire symbolique des symboles16, de Roger Begey et Jean-Paul Bertrand, ainsi qu’au

Dictionnaire des symboles17, de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant. En somme, la présente

réflexion se propose d’analyser Le conte de l’île inconnue à travers les deux prismes que sont l’approche générique et l’herméneutique de l’espace.

16 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique des symboles, Éditions du

Rocher, 2000, 364 p.

17 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Éditions Robert Laffont et Éditions

(17)

CHAPITRE I : La dynamique générique dans Le conte de

l’île inconnue

1. Bref historique du conte

L’origine du conte, immémoriale, est ardue à définir précisément. Près du mythe en raison de plusieurs caractéristiques, dont l’appartenance à la tradition orale, le conte s’en distingue néanmoins sur le plan de l’intentionnalité. Si le mythe est fondateur d’une pratique sociale et tente d’expliquer la création du monde et les liens entre les hommes et les différents dieux ainsi qu’avec leur environnement, le conte cherche plutôt à représenter des archétypes édifiants et à distraire tout en proposant une certaine morale sur la conduite à avoir18. Nulle explication sur le monde ou la société dans le conte traditionnel.

De nos jours, le conte semble repris à toutes les sauces − au cinéma où de multiples adaptations plus ou moins près des récits originaux ont été produites (Hansel et Gretel : chasseurs de sorcières de Tommy Wirkola (2013) ; Le chaperon rouge de Catherine Hardwicke sorti en 2011), ou sous forme romanesque où la trame narrative originelle ne sert souvent que de prétexte pour une tout autre histoire (Les infortunes de la Belle au bois dormant de Anne Rice, paru en 2012, est un roman érotique). Pourquoi le conte fascine-t-il autant? Est-ce parce qu’il véhicule des symboles universels? Parce qu’il permet à la psyché de se libérer de ses obsessions ou de ses peurs de manière cathartique? Parce qu’il éveille notre amour pour le merveilleux et les fins heureuses? Toutes ces réponses sont justifiables pour expliquer le phénomène qui unit l’homme au conte, et particulièrement l’enfant qui demande soir après soir la même histoire à ses parents. Pourtant, le conte n’est pas strictement réservé aux enfants – en fait, le public cible était jadis surtout constitué d’adultes, car il servait à agrémenter les veillées − et, aujourd’hui, de nombreux conteurs, dont Fred Pellerin semble être la figure de proue au Québec, réactivent cette tradition du conte oral destiné à être écouté et à plonger l’adulte dans un imaginaire abritant fées, ogres, lutins et objets magiques divers.

18 « [L]es contes sont construits sur des oppositions plus faibles que celles qu’on trouve dans les mythes : non

pas cosmologiques, métaphysiques ou naturelles, comme dans ces derniers, mais plus fréquemment locales, sociales, ou morales. » Claude Lévi-Strauss, « La structure et la forme », loc. cit., p. 154.

(18)

Les contes proviennent à la fois de l’oralité et de la transformation du genre de la nouvelle toscane. Au XIVe siècle, en Europe, Boccace écrit un recueil de nouvelles intitulé le Décaméron qui met en scène un événement, que l’on tente de rendre semblable au réel, considéré comme étant plus important que les personnages qui le vivent. Ces nouvelles sont relatées dans le cadre d’un autre récit : des seigneurs se distraient en se racontant des histoires. Au XVIIe siècle, Giambattista Basile écrit le Pentaméron qui, même s’il reproduit les récits-cadres de Boccace, s’en éloigne par l’utilisation d’expressions et la description d’usages populaires. Le Pentaméron est même mentionné dans certains travaux du XIXe siècle comme le premier recueil de contes. Cependant, pour les frères Grimm, le premier véritable recueil de contes a été réalisé par Charles Perrault, aussi au XVIIe siècle19. Dès lors, le conte

ne s’efforce plus de rendre un incident frappant, car [il] saute d’incident en incident pour rendre tout un événement qui ne se referme sur lui-même de manière déterminée qu’à la fin seulement, [et il] ne s’efforce plus de représenter cet événement de sorte qu’on ait l’impression d’un événement réel, mais opère constamment sur le merveilleux20.

Les frères Grimm sont parmi les premiers à comprendre la richesse de cette tradition orale qui se perd et l’importance de la transmettre aux prochaines générations qui y reconnaîtraient leurs racines. Ils ont parcouru l’Allemagne, recueilli des centaines de contes de la bouche des meilleurs conteurs, des anciens des villages ou des bonnes qui se souvenaient des soirées au coin du feu, et consigné par écrit ces trésors d’imagination. Ce recueil qui rassemble toute la diversité des nuances liées au terme conte (märchen) « dans un concept unifié […] est devenu, en tant que tel, la base de tous les recueils ultérieurs du XIXe siècle [et] c’est toujours à la manière des frères Grimm que les véritables recherches sur le Conte continuent de procéder malgré la diversité des conceptions scientifiques21. » De son côté, Afanassiev22 fit de même en Russie. Et grâce au travail phénoménal de Aarne et Thompson23, qui ont classé les contes sous diverses catégories de contes-types, nous

19 André Jolles, « Le conte », dans Formes simples, trad. de l’allemand par Antoine Marie Buguet, Paris,

Éditions du Seuil (Poétique), 1972, p. 180-181.

20 André Jolles, « Le conte », ibid., p. 183. 21 André Jolles, « Le conte », ibid., p. 173.

22 A. N. Afanassiev, Contes populaires russes, traduit et présenté par Lise Gruel-Apert, Paris, Éditions Imago,

2009, 3 tomes.

23 Antti Aarne et Stith Thompson, The Types of the Folktale : A Classification and Bibliography, seconde

(19)

avons aujourd’hui un grand répertoire de contes et de leurs multiples variantes qui facilite grandement les études des folkloristes.

De nos jours, la définition du vocable conte semble naturelle, pourtant elle a subi de nombreuses mutations au fil des siècles. Si elle fait aujourd’hui généralement référence, selon Pierre Péju, à « une histoire assez courte qui se termine bien », parsemée d’ « événements merveilleux (le surnaturel allant de soi), mais aussi bizarres ou fantastiques, [dont] les références historiques en sont absentes (“en ce temps-là…”) [tout] comme les données géographiques » et mettant en scène des personnages « plutôt schématiques » qui « se transforment au cours du récit (socialement, économiquement et même physiquement)24 », il n’en a pas toujours été ainsi. En effet, au Moyen Âge, le terme s’appliquait « à toutes sortes de récits ou d’anecdotes25 », alors qu’au temps du classicisme, il semble qu’il « se différencie selon plusieurs acceptions plus ou moins bien délimitées : il désigne, selon les contextes, un récit plaisant, un récit fictif (parfois avec une nuance péjorative) ou un récit merveilleux (Perrault).26 » Puis, au XIXe siècle, en tant que synonyme du terme nouvelle, particulièrement chez Flaubert ou Maupassant, il « désignera n’importe quel récit plutôt bref », alors que Littré « le définit comme [un] terme générique s’appliquant à toutes les narrations fictives, depuis les plus courtes jusqu’aux plus longues27. » Ce manque de consensus pose problème quand nous souhaitons définir exactement ce qu’est un conte.

Dans le cadre de ce mémoire, nous nous en tiendrons à la définition de Pierre Péju qui permet de regrouper les deux types de contes, merveilleux et philosophique, qui seront abordés ici. Concernant le conte merveilleux, nous nous baserons essentiellement sur La morphologie du conte établie par Vladimir Propp28 que nous enrichirons par l’apport des Formes simples d’André Jolles29 et d’un chapitre de l’Anthropologie structurale, intitulé « La structure et la forme : réflexions sur un ouvrage de Vladimir Propp », de Claude

24 Pierre Péju, La petite fille dans la forêt des contes, Paris, R. Laffont, 1981, p. 21.

25 Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire?, Paris, Éditions du Seuil (Poétique), 1989, p. 65. 26 Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire?, ibid., p. 66.

27 Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire?, id. L’auteur souligne.

28 Vladimir Propp, Morphologie du conte, Éditions du Seuil (Poétique), 1970 (1965), 255 p. 29 André Jolles, « Le conte », loc. cit., p. 173-195.

(20)

Strauss30. Quant à la théorie sur le conte philosophique, nous nous appuierons sur la monographie de Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique31. Pour terminer, nous

aborderons la notion de subversion par l’ironie.

2. Morphologie du Conte de l’île inconnue, selon Vladimir Propp

Tout d’abord, nous souhaitons mentionner que notre but, en nous référant à la théorie morphologique de Propp, n’est nullement de remettre cette dernière en question. D’autres, comme Marie-Laure Ryan32 ou Claude Lévi-Strauss, l’ont fait bien mieux que nous ne le pourrions. Notre visée est plutôt de montrer en quoi Le conte de l’île inconnue se rapproche ou s’éloigne des fonctions du conte établies par Propp. Cela sera la première pierre de notre analyse. Elle nous aidera ensuite à démontrer en quoi le conte de Saramago n’est que partiellement conforme à cette structure préétablie et à expliquer, par l’apport du conte philosophique, puis de la subversion par l’ironie, pourquoi le Conte dévie des fonctions proppiennes.

Selon Propp,

[o]n peut appeler conte merveilleux du point de vue morphologique tout développement partant d’un méfait (A) ou d’un manque (a), et passant par les fonctions33 intermédiaires pour aboutir au mariage (W) ou à d’autres fonctions utilisées

comme dénouement. La fonction terminale peut être la récompense (F), la prise de l’objet des recherches, ou d’une manière générale, la réparation du méfait (K), le secours et le salut pendant la poursuite (Rs), etc.34

Dans le cas du conte saramaguien, le manque (a) est l’île inconnue que l’homme désire trouver. La suite de ce chapitre montrera par quelles fonctions intermédiaires passe le Conte

30 Claude Lévi-Strauss, « La structure et la forme », loc. cit. 31 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, op. cit.

32 Marie-Laure Ryan, « À la recherche du thème narratif », dans Communications, n° 47 (1988), p. 23-39. [En

ligne]. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1988_num_47_1_1704 [Site consulté le 29 octobre 2012]

33 « Par fonction, nous entendons l’action d’un personnage, définie du point de vue de sa signification dans le déroulement de l’intrigue. » Vladimir Propp, Morphologie du conte, op. cit., p. 31. L’auteur souligne.

34 Définition qui peut être complétée par celle-ci : « La constance de la structure des contes merveilleux

permet d’en donner une définition hypothétique, que l’on peut formuler de la façon suivante : le conte merveilleux est un récit construit selon la succession régulière des fonctions citées dans leurs différentes formes, avec absence de certaines d’entre elles dans tel récit, et répétitions de certaines dans tel autre. » Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 122. L’auteur souligne.

(21)

pour aboutir à une forme symbolique de mariage, qui n’est pas exactement le dénouement final, puis à la prise de l’objet des recherches, en l’occurrence, l’île inconnue. Même si l’île inconnue du dénouement est tout aussi symbolique que le mariage, d’un point de vue strictement morphologique, Le conte de l’île inconnue possède plusieurs caractéristiques propres au conte merveilleux et mérite donc le traitement qui suit.

Selon la définition de Propp, le conte merveilleux peut comporter une ou plusieurs séquences. Une séquence est un développement composé d’un méfait qui aboutit à un mariage ou à toute autre fonction qui sert de dénouement. « Chaque nouveau méfait ou préjudice, chaque nouveau manque, donne lieu à une nouvelle séquence. Un conte peut comprendre plusieurs séquences, et lorsqu’on analyse un texte, il faut d’abord déterminer de combien de séquences il se compose35. » Dans le cas du conte saramaguien et à cause de la fin symbolique du conte, il est légitime de se demander si la prise de possession du bateau termine une première séquence ou si elle n’est qu’une fonction parmi tant d’autres. La réponse, Propp nous l’offre plus loin : « [s]i un objet magique est obtenu au cours de la première séquence, et n’est utilisé qu’au cours de la seconde36 », il n’existe qu’une seule séquence au conte. À la lumière de cette citation, il est clair que la première moitié du Conte a servi à préparer l’introduction de la servante (auxiliaire) et du bateau (objet magique) dans la seconde partie. Le conte de Saramago ne contient qu’une seule séquence, car le véritable objet de la quête est l’île inconnue et le couple l’obtient à la fin du récit.

2.1 Les personnages

Les divers personnages des contes peuvent être regroupés selon sept catégories : l’agresseur, le donateur, l’auxiliaire, le mandateur, la princesse – le personnage recherché − et son père (considérés comme une seule classe de personnages, car la sphère d’action appartient à tous deux), le héros et le faux héros37. Dans Le conte de l’île inconnue, seulement trois de ces catégories sont représentées. De plus, chaque type de personnage

35 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 112-113. 36 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 115. 37 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 96-97.

(22)

entre en scène selon ses propres procédés. C’est à cette entrée, et aux actions posées, qu’on reconnaît à quel groupe chaque personnage appartient.

Concernant la sphère d’action, soit cette dernière correspond exactement au personnage qui ne joue alors qu’un seul rôle (méchant, auxiliaire, etc.), soit un seul personnage occupe plusieurs sphères d’action (auxiliaire et donateur, par exemple). Un auxiliaire peut récompenser le héros directement par l’action en apparaissant, sans en avoir préalablement parlé au héros, au moment critique où celui-ci a justement besoin d’aide. C’est ce qui arrive quand la servante dévoile sa présence dans le port, alors que l’homme a besoin d’aide pour laver son bateau, en faire l’entretien et le manœuvrer : « Dès que la servante comprit quel était le bateau désigné du doigt par le capitaine, elle sortit en courant de derrière ses bidons et elle dit, C’est mon bateau, c’est mon bateau… » (CII, p. 29)

Le personnage du roi est Donateur (contre son gré, involontaire, mais pas hostile puisqu’il n’est pas agresseur) : son rôle consiste en la préparation de la transmission de l’objet magique et la mise de l’objet magique à la disposition du héros. Dans le Conte, le donateur n’est pas rencontré par hasard, comme ce devrait l’être, selon Propp. Au contraire, l’homme vient le voir exprès dans le but d’obtenir le bateau. D’un autre côté, le roi ne se montre pas habituellement à la porte des requêtes : « Tu sais bien que le roi ne peut pas venir, il est à la porte des offrandes, répondit la femme… » (CII, p. 9) Mais on ne peut qualifier cela de hasard, puisque l’homme avait calculé que le roi viendrait : « La seule personne qui ne s’étonna pas outre mesure fut l’homme venu demander un bateau. Il avait calculé, et il ne s’était pas trompé dans ses calculs, que le roi […] ne pourrait que se sentir curieux de voir la tête de celui qui […] l’avait fait ni plus ni moins mander. » (CII, p. 14) Dans le même ordre d’idées, le capitaine du port prolonge la fonction de donateur du roi en choisissant la caravelle et en donnant les clés à la servante.

L’homme est le Héros (quêteur) : en général, le héros, personnage qui ressent un manque, est présent dès la situation initiale du conte, quand il y en a une, et il se démarque par une naissance merveilleuse ou par une particularité qui le différencie des autres personnages. Il est celui qui est pourvu d’un objet ou d’un auxiliaire magique au cours de l’action et qui s’en sert. La focalisation du conte est constamment sur lui, la narration ne

(23)

s’attarde pas à suivre d’autres personnages que le héros. Sa sphère d’action comprend le départ en vue de la quête, la réaction aux exigences du donateur et le mariage.

Dans le conte saramaguien, les fonctions de la situation initiale, qui servent habituellement à présenter le héros, à en décrire les particularités qui le distinguent des autres personnages – souvent, de sa propre famille – et à dépeindre la situation usuelle de ce dernier, ne sont pas présentes. Le héros est tout de même mentionné dès les premiers mots, mais aucun détail sur sa naissance ni de prophétie sur son destin ne sont relatés. Saramago a consciemment omis la situation initiale, procédé qui se manifeste aussi dans ses romans, nous pensons ici à L’aveuglement où les personnages n’apparaissent dans le fil narratif que lorsqu’ils deviennent aveugles :

In Ensaio there is no information about the life of the community where the action is taking place before it was taken over by the plague. The narrative seems to imply that the situation from which it departs is uninteresting, since it coincides with a social environment that most readers would be familiar with, namely that of a post-industrial society. Further, the main characters are only individuated at the moment when they are touched by blindness; their fictional lives begin when they are about to stop seeing. The community and its members need to be transformed into an object of blindness in order to become subjects in the text38.

En ce qui concerne l’environnement social du Conte, la monarchie, le lecteur y est habitué, car l’histoire de la majorité des contes prend place dans ce type de société. Quant à l’homme, il s’individualise – partiellement tout de même parce qu’il n’a pas de nom, tout comme dans L’aveuglement où les personnages sont nommés par leur fonction (médecin, femme du médecin) et ne se distinguent les uns des autres que par la qualité de leurs gestes – quand il désire un bateau et entreprend des actions concrètes pour l’obtenir. Pour devenir « un sujet dans le texte », l’homme doit s’émanciper par l’expression d’un désir différent des autres personnages, tellement différent qu’il devient réellement un sujet dont l’histoire est digne d’être racontée.

L’homme ne se singularise donc que par son désir d’île, et non par des actions extraordinaires ou un physique particulier comme le ferait un héros de conte merveilleux. Par contre, il est à la fois pourvu d’un objet et d’un auxiliaire plus ou moins magiques que nous aborderons dans les prochains paragraphes. Mais la focalisation n’est pas

38 Patricia Isabel Vieira, « Seeing Politics Otherwise. Representations of Vision in Iberian and Latin American

(24)

constamment sur lui. Quand il part à la recherche d’un équipage, le narrateur s’attarde auprès de la servante. Serait-ce que l’homme n’est pas le seul héros?

La servante serait un Auxiliaire, puis un Héros : l’auxiliaire magique est souvent un don à la suite d’une épreuve réussie, mais ce n’est pas le cas dans le conte de Saramago. La servante prend d’elle-même la décision de suivre le héros, quoique, les trois jours d’attente pourraient être une épreuve de patience de la part de l’auxiliaire – et du donateur – et l’homme aurait alors droit à l’aide de l’auxiliaire puisqu’il l’aurait réussie. Sa sphère d’action comprend la réparation du méfait ou du manque, l’accomplissement de tâches difficiles – elle fait office d’équipage à elle seule. De plus, elle semble posséder les secrets de la connaissance − elle apprend seule à connaître le bateau et la navigation − et elle décide de suivre l’homme après avoir appris quel était son projet. Le mariage est habituellement associé à la sphère d’action de la princesse, mais, puisqu’il n’y a pas de princesse, cette sphère d’action semble être transférée à la servante.

Enfin, en prenant possession du bateau avant l’homme et en devenant la compagne de ce dernier, elle endosse aussi le rôle de héros, puisque la focalisation reste sur elle quand elle se familiarise avec la caravelle. Parce que la servante occupe plusieurs sphères d’action à la fois, son rôle est polymorphe.

2.2 Objet magique

Le conte de l’île inconnue ne compte qu’un seul objet magique : le bateau. Ce dernier permettra à l’homme de traverser la distance qui le sépare de l’île inconnue, après être devenu ce royaume inconnu qui part à la recherche de lui-même. Donc, il est à la fois objet magique et but − partiel − de la quête, puisque le couple part vraiment à la recherche de l’île inconnue en larguant les amarres. Il s’agit bel et bien d’un don. Les objets magiques peuvent agir comme des êtres vivants (tuer tout seul, etc.), mais dans le cas du Conte le bateau n’agit pas comme un être vivant, il est vivant. Grâce à cette caractéristique, la servante parvient rapidement à en comprendre le fonctionnement.

Malgré cela, le bateau semblerait n’être que partiellement un objet magique. Bien sûr, il réunit les protagonistes à la toute fin, mais on peut soulever l’objection que la servante aurait été rejoindre l’homme pendant son sommeil, car le narrateur focalise sur le

(25)

songe de ce dernier et ne nous explique pas la raison de la soudaine présence de la femme dans les bras de l’homme : « Il se réveilla enlacé à la servante, et elle à lui, leurs corps confondus, leurs couchettes confondues, et on ne sait plus si celle-ci est à bâbord ou à tribord. » (CII, p. 59) Par contre, une caravelle ne peut naviguer sans équipage, pourtant les protagonistes décident de partir en mer, même s’ils n’en trouvent pas. Le bateau saurait donc se gouverner de lui-même. À moins que ce soit la femme, en tant qu’auxiliaire, qui incarne tout l’équipage, et le bateau ne serait donc pas magique puisque la femme possèderait le pouvoir de le manier presque seule… Mais nous préférons croire, en fait, que le bateau et l’auxiliaire sont tous deux magiques, et que leurs pouvoirs sont complémentaires.

2.3 Motivations

Les motivations se rapportent aux mobiles et aux buts des différents personnages et les poussent à accomplir telle ou telle action. Leur présence donne une couleur et une saveur particulière aux contes, car elles appartiennent à ses éléments les plus instables et donc moins précis et déterminés que les fonctions : « [l]es actions des personnages du milieu du conte sont en majeure partie motivées, naturellement, par le déroulement même de l’intrigue39 ». La compréhension de la présence d’un manque devient le moment de la motivation. Le héros est alors résolu à le combler. Dans le Conte, on ne sait pas comment l’homme a pris conscience de ce dernier, puisque « [s]ouvent, le sentiment du manque ne reçoit aucune motivation40. » Le conte de Saramago commence alors que l’homme se prépare à faire sa requête au roi.

Les motivations, les intentions, les sentiments et la volonté des personnages ne définissent pas ces derniers. Comme l’indique Propp, « [c]e n’est pas ce qu’ils veulent faire qui est important, […] mais leurs actes en tant que tels, définis et évalués du point de vue de leur signification pour le héros et pour le déroulement de l’intrigue41. » De plus, « d’une façon générale, les sentiments et les intentions des personnages n’agissent en aucun cas sur

39 Vladimir Propp, Morphologie du conte, op. cit., p. 91. 40 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 95. 41 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 99.

(26)

le déroulement de l’action42. » Il semble pourtant que, dans Le conte de l’île inconnue, les sentiments et les intentions des personnages aient un impact sur le déroulement de l’histoire, car les fonctions à elles seules, comme nous le verrons, ne sont pas suffisantes pour expliquer l’évolution du conte.

2.4 Les fonctions

Le Conte commence in medias res, c’est-à-dire que les fonctions de la situation initiale sont absentes. Cela semblerait être une première entorse, mais Propp lui-même admet que ces fonctions sont facultatives. Ce début in medias res n’est donc pas une dérogation à la morphologie. Le véritable détournement se situe plutôt dans le déplacement de certaines fonctions qui ne sont pas toutes organisées selon l’ordre proppien. Par souci de clarté, nous avons décidé de présenter d’abord les fonctions dans l’ordre établi par Propp43, puis de les disposer selon la combinaison de la fiction saramaguienne44. Ainsi, nous verrons mieux en quoi Saramago déroge aux fonctions de Propp.

Mentionnons que certaines fonctions entre crochets sont plutôt suggérées par le conte que réellement présentes. Cependant, il nous semblait justifié de les inclure ici, car leur rôle, quoique symbolique, pourra s’expliquer dans la quatrième section de ce chapitre ainsi que dans le second chapitre. D’autres peuvent aussi apparaître dans le conte, mais pas dans l’ordre élaboré par Propp.

[Le héros se fait signifier une interdiction (f2)] : Le Conte ne comporte pas d’interdiction claire. Cependant, nous considérons que le roi, qui refuse normalement de se présenter à la porte des requêtes, peut être une forme affaiblie de l’interdiction. Il serait donc défendu, implicitement, de faire des demandes au suzerain, de le déranger de son poste à la porte des offrandes. L’absence du roi ainsi que sa propension à déléguer ses tâches et à ne pas accueillir lui-même les citoyens corroboreraient cette hypothèse d’une interdiction implicite entre le peuple et lui, car rencontrer le monarque en personne pour

42 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 95. 43 Voir annexe I à la page 111 pour les 31 fonctions de Propp.

(27)

obtenir une faveur pourrait être considéré comme une remise en question de la hiérarchie en place. Par contre, pour recevoir une offrande, le souverain répond avec empressement à la porte. Dans Le conte de l’île inconnue, le héros ne se fait pas signifier une interdiction, mais elle se décèle tout de même par la hiérarchie mise en place et inscrite dans le code social.

[L’interdiction est transgressée (f3, couplée à f2)] : L’homme, en plus de faire une demande, transgresse l’interdiction en refusant le protocole habituel. Il souhaite voir le roi pour lui exposer sa requête de vive voix. Selon Propp, c’est à ce moment qu’un nouveau personnage fait généralement son entrée dans le conte : l’agresseur du héros, le méchant. Son rôle est de troubler la paix de l’heureuse famille, de provoquer un malheur, de faire du mal, de causer un préjudice. Pourtant, il est difficile de considérer le roi comme un réel agresseur puisqu’il ne fait rien de mal, concrètement, quoiqu’il s’oppose, dans un premier temps, à la demande de l’homme. Nous pourrions le considérer comme un agresseur – très – affaibli, mais nous avons choisi de n’en rien faire. Le Conte ne comporte donc, à notre avis, aucun agresseur.

Il manque quelque chose à l’un des membres de la famille (f8a) ; l’un des membres de la famille a envie de posséder quelque chose : L’homme a besoin d’un bateau pour explorer les mers à la recherche de l’île inconnue, mais, ici, l’île est le véritable manque, le bateau est plutôt le moyen nécessaire, l’objet magique, pour combler ce dernier. En fait, cette fonction serait la première, dans le cas du Conte, puisque c’est ce désir d’île inconnue qui a poussé l’homme à quitter sa maison et à solliciter un navire au roi.

La nouvelle du méfait ou du manque est divulguée, on s’adresse au héros par une demande ou un ordre, on l’envoie ou le laisse partir (f9) : Cette fonction fait communément entrer le héros-quêteur en scène et, dans le cas du Conte de l’île inconnue, l’homme décide lui-même de partir pour obtenir un bateau et naviguer à la recherche de l’île inconnue. Cette décision de la part du héros-quêteur renvoie au troisième cas de médiation proposé par Propp où « l’initiative du départ vient souvent du héros lui-même, et non d’un personnage mandateur45. » Cette fonction-ci serait la seconde.

Le héros-quêteur accepte ou décide d’agir (f10) : L’homme décide de faire du piquetage devant la porte des requêtes pour obtenir le bateau, puisqu’il refuse les voies

(28)

usuelles pour effectuer sa demande, c’est-à-dire la bureaucratie mise en place. Il utilise un moyen pacifique pour protester et tenter d’obtenir ce qu’il désire.

[Le héros quitte sa maison (f11)] : Elle est différente de la première fonction, celle de l’éloignement − qui n’est pas présente dans le Conte, car elle s’applique plutôt au héros-victime − en ce sens qu’elle est un véritable départ pour partir en quête, à la recherche de l’île inconnue. Cette fonction ne s’adresse qu’au héros-quêteur. À ce stade, un nouveau personnage entre dans le conte : le pourvoyeur ou donateur. Il est normalement rencontré par hasard et « [l]e héros reçoit de lui un moyen (généralement magique) qui lui permet par la suite de redresser le sort subi. Mais avant de recevoir l’objet magique, le héros est soumis à certaines actions très diverses, qui, cependant, l’amènent toutes à entrer en possession de cet objet46. » Nous avons mis cette fonction entre crochets puisque le héros a déjà quitté sa maison – il est à la porte du roi −, mais il rencontre effectivement un donateur, le roi, et il devra aussi se soumettre à certaines actions, ici, un questionnaire, pour obtenir le bateau. C’est la véritable première étape de son départ définitif.

Le héros subit une épreuve, un questionnaire, une attaque, etc., qui le préparent à la réception d’un objet ou d’un auxiliaire magique (f12) : L’attente de trois jours et la discussion entre le roi et l’homme pourraient faire office d’épreuve et de questionnaire − le questionnaire est un affaiblissement de l’épreuve − qui le préparent à la réception du bateau, l’objet magique, et de l’auxiliaire, la servante. Selon Propp, le héros, pour sortir victorieux du défi imposé par le donateur, doit répondre poliment ; s’il répond grossièrement, il ne reçoit rien. Pourtant, le héros réplique plutôt effrontément au roi, il le tutoie même47, et il obtient tout de même l’objet magique, grâce, justement, à son insolence. Ce renversement est une première marque de la subversion du conte par l’ironie, dont il sera question plus loin dans ce chapitre.

Le héros réagit aux actions du futur donateur (f13) : L’homme émet des arguments qui convainquent le roi de lui offrir un bateau. Il remporte donc la joute verbale, même s’il ne la remporte pas seulement par la persuasion mais aussi grâce à la grogne du peuple et,

46 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 51.

47 En portugais, tout comme en français, une distinction existe entre le pronom de la deuxième personne du

singulier (tu) et celui du pluriel (você). Si cette distinction n’est plus utilisée au Brésil, elle l’est encore au Portugal, quoiqu’elle ait tendance à disparaître dans les œuvres contemporaines. Voici un exemple, en italique, de l’utilisation de la deuxième personne du singulier : « Quem foi que te disse, rei, que já não há ilhas desconhecidas… ».

(29)

surtout, à l’égoïsme du roi qui souhaite continuer à recevoir des offrandes. Le roi donne le bateau malgré lui, pour conserver son image publique, les bons sentiments des citoyens et pour retourner au plus vite à la porte des offrandes.

L’objet magique est mis à la disposition du héros (f14) : Le roi donne une carte d’affaires à l’homme qui lui permet d’aller au port revendiquer son bateau au capitaine. L’objet se trouve donc en un lieu indiqué, soit le port, selon l’une des modalités proppiennes.

[Le héros est transporté, conduit ou amené près du lieu où se situe l’objet de sa quête (f15)] : L’homme se rend à pied jusqu’au bateau, mais puisque le bateau n’est pas l’objet absolu de la quête, on pourrait peut-être considérer le rêve comme le transport vers l’objet de la quête. Cependant, si l’on fait cela, les fonctions suivantes posent problème – il faudrait une deuxième séquence, où le héros recommence une quête pour lier les deux parties du Conte, mais nous avons établi plus tôt que celui-ci n’en comportait qu’une seule. Pour atteindre l’île inconnue, l’homme se déplace à la fois sur la terre, pour se rendre au port, et sur l’eau, quand il largue les amarres pour poursuivre sa quête en compagnie de la servante. Mais un premier voyage en mer a déjà été fait par l’homme dans un rêve, la première nuit où il a dormi sur le navire, la journée même où il en a pris possession. Ce songe sert-il de déplacement vers le lieu où se situe l’objet de la quête? Il sert, à tout le moins, de révélateur et c’est à la suite de ce rêve que le couple nomme le bateau L’île inconnue. Nous tenterons de résoudre tous ces problèmes morphologiques et symboliques dans le second chapitre de ce mémoire.

[Le méfait initial est réparé ou le manque comblé (f19)] : L’homme obtient le bateau qu’il demandait et peut ainsi partir à la recherche de l’île inconnue. Mais le manque n’est pas encore tout à fait comblé. D’abord, parce que l’homme ne sait pas que son besoin réel n’est pas de trouver l’île inconnue, mais de former un couple avec la femme, ce qu’il réalisera dans son rêve. De plus, parce que son manque, à la fin du conte, ne sera que partiellement comblé : il décidera de partir seul avec la femme, il nommera son bateau L’île inconnue (et la découvrira par le fait même) et partira à la recherche d’une « véritable » île inconnue. Le conte se termine sur ce départ vers l’aventure, le lecteur ne saura donc pas s’il y abordera réellement. Voilà en quoi le manque de départ est partiellement comblé. De

(30)

plus, cette fonction prend place après le simulacre de mariage. Elle vient donc après la trente-et-unième fonction.

[On propose au héros une tâche difficile (f25)] : Cette tâche, affaiblie, est proposée à l’homme par le roi, avant que l’homme se dirige vers le port. Le roi ne donne que le bateau, il ne fournit pas l’équipage et informe donc l’homme qu’il doit lui-même convaincre des marins de l’accompagner dans sa quête – ce que l’homme tentera de faire après avoir pris possession du bateau, donc après un premier déplacement −, cela, en dépit du désir des hommes en général de ne parcourir que le monde connu. Dans le cas du Conte de l’île inconnue, cette tâche n’est pas accomplie – la femme à elle seule ne peut être considérée comme un équipage, d’où l’absence de la fonction accomplissement de la tâche −, mais cela n’empêche pas le couple de partir en quête de l’île inconnue.

[Le héros se marie et monte sur le trône (f31)] : Le passage où les protagonistes allument des chandelles peut être symboliquement rapproché d’une célébration de mariage :

La femme revint sur ses pas, J’avais oublié, et elle tira de la poche de son tablier deux bouts de chandelle, Je les ai trouvés en nettoyant, ce que je n’ai pas ce sont des allumettes, Moi j’en ai, dit l’homme. Elle tint les bougies, une dans chaque main, il gratta une allumette puis, abritant la flamme sous le dôme de ses doigts incurvés, il la porta avec le plus grand soin vers les vieilles mèches, la flamme jaillit […] Elle lui tendit une chandelle… (CII, p.48-49)

Cet extrait rappelle le traditionnel cérémonial où l’homme devait allumer, à l’aide de sa propre chandelle, celle de sa promise tout en prononçant ses vœux. Remarquons aussi la complémentarité des personnages suggérée par le fait que la femme possède les chandelles et l’homme les allumettes. Cependant, puisque la servante n’est pas princesse, l’homme ne monte sur aucun trône.

Dans la morphologie de Propp, le conte se termine avec le mariage. Cependant, Propp note

que certaines actions des héros des contes ne se soumettent pas, dans tel ou tel cas isolé, à notre classification, et ne se définissent par aucune des fonctions citées. Ces cas sont très rares. Il s’agit ou bien de formes incompréhensibles du fait que nous manquons d’éléments de comparaison, ou bien de formes empruntées à des contes appartenant à d’autres catégories (anecdotes, légendes, etc.) Nous les définissons comme des éléments obscurs48

(31)

Le Conte fait donc partie de cette catégorie comprenant maints éléments obscurs qui ne peuvent s’expliquer que par l’insertion de formes empruntées à d’autres genres, le conte philosophique dans le cas présent.

Nous constatons donc que Le conte de l’île inconnue peut être considéré comme un conte merveilleux, malgré quelques accros aux critères définis par Propp. D’abord, les deux premières fonctions (Interdiction et Transgression) ne sont que suggérées, jamais elles ne sont explicitement nommées. Quant à la tâche difficile, elle ne fait pas partie d’une seconde séquence où le héros repart en quête pour dévoiler sa réelle identité et obtenir la récompense comme ce devrait être le cas. Elle se retrouve entre la transmission de l’objet et le déplacement, car elle consiste à engager un équipage qui voudra accompagner l’homme dans sa recherche de l’île inconnue. Le roi mentionne cette tâche quand il accepte d’offrir un bateau à l’homme, mais ce dernier tente de l’accomplir après s’être déplacé et avoir pris possession de sa caravelle. De plus, la tâche difficile est absolument couplée avec l’accomplissement de la tâche, alors que l’homme ne parvient pas à recruter d’équipage. Il n’a donc pas mener à bien la tâche difficile, mais il se marie tout de même − symboliquement − et part à la recherche de l’île inconnue, ce qui est contraire aux observations de Propp où le héros doit accomplir la tâche difficile pour accéder au mariage et à l’objet de ses recherches.

Ces quelques observations tendent à prouver que le Conte est contaminé par un autre genre, dans ce cas-ci, le conte philosophique. Propp lui-même admet que « [d]ès que nous franchissons les limites du conte absolument authentique, les complications commencent49 » en ce qui concerne l’application des fonctions. Certaines fonctions peuvent être inversées ou changées de place sans que cela n’altère le modèle unique et la parenté morphologique des contes merveilleux, car ce ne sont que des exceptions, « que des variations, non de nouveaux systèmes de composition, non de nouveaux axes50. » Quand les déplacements sont plus importants, c’est que le conte est dégénérescent (il est humoristique, par exemple) et, tout comme Tzvetan Todorov le mentionnait, « il n’y a aucune nécessité qu’une œuvre incarne fidèlement son genre, il n’y en a qu’une probabilité.

49 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 123. 50 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 133.

(32)

[…] Une œuvre peut, par exemple, manifester plus d’une catégorie, plus d’un genre51 », comme c’est le cas pour le conte de Saramago.

51 Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Éditions du Seuil, 1970, p. 26-27. cité dans

(33)

3. Du conte traditionnel au conte philosophique

Plusieurs accrocs aux fonctions de Propp s’expliquent par un croisement de genres. En effet, l’utilisation de l’ironie – notion que nous développerons dans la quatrième section de ce chapitre −, le message sous-jacent du Conte de l’île inconnue et sa fin ouverte sont des procédés qui se rapportent plutôt au conte philosophique. Bien sûr, le conte saramaguien ne répond pas entièrement aux critères du conte du XVIIIe siècle tel que Voltaire l’a défini. En fait, Le conte de l’île inconnue n’est pas tout à fait, par la structure, conte philosophique à la Voltaire, mais il en possède l’essence quand vient le temps de critiquer le pouvoir ou de proposer une nouvelle philosophie de vie par l’entremise de ses deux protagonistes.

Nous montrerons en quoi le conte saramaguien est à la fois contaminé par le conte philosophique tout en cherchant à s’en éloigner en usant de divers procédés. Pour ce faire, nous survolerons l’histoire du conte philosophique, puis nous nous attarderons à la présence quasi incontournable de l’île, particulièrement à l’ère classique de ce genre. Enfin, nous analyserons l’influence du conte philosophique, en faisant ressortir ses caractéristiques spécifiques, sur Le conte de l’île inconnue qui se distancie pourtant, grâce à des approches différentes, de l’archétype voltairien.

3.1 Abrégé du parcours historique du conte philosophique

Bien que l’âge d’or du conte philosophique soit le XVIIIe siècle, le germe de cette forme existait dès l’Antiquité, dont L’âne d’or, dans Les métamorphoses, est le plus connu. Au Moyen Âge, le carcan rigide empêche les libres penseurs de s’exprimer, par conséquent le conte philosophique ne peut se développer. À partir du XVIe siècle, pendant la Réforme, les penseurs commencent timidement à exprimer leurs idées novatrices, sans trop oser se mouiller, l’Église et l’État étant toujours prêts à sévir. C’est dans cette atmosphère que Rabelais a développé, en 1534, l’utopie de l’abbaye de Thélème, dans son Gargantua52.

(34)

Au XVIIIe siècle, l’Angleterre est un terreau fertile en visionnaires puisque la liberté intellectuelle y est plus tolérée qu’en France, tant qu’elle ne remet pas en question le pouvoir royal. Les philosophes français profitent donc de l’apport des Anglais, notamment du philosophe John Locke et du physicien Newton, pour élargir leur champ d’expertise. Le siècle des Lumières est une période de transition où les pouvoirs politiques, religieux et philosophiques commencent à être remis en question, c’est-à-dire une période parfaite pour l’éclosion du conte philosophique où sont développés des idées et des valeurs nouvelles, des opinions et des raisonnements parfois inquiétants pour les autorités en place, mais qui sont moins sujets à la censure puisqu’ils sont exposés dans un conte. Dans un contexte où la limite entre l’acceptable et l’inadmissible est mince, les jeux de cache-cache, les ambiguïtés calculées, les nombreuses dérisions deviennent des outils essentiels pour s’éviter de graves ennuis. Bien sûr, personne n’est dupe, ni la censure, ni le pouvoir, mais les contes sont tolérés, et même grandement appréciés par une élite littéraire avide de nouveautés et de finesse intellectuelle.

Le conte philosophique est moins à propos au XIXe siècle parce que les lecteurs préfèrent les histoires romantiques, les romans réalistes ou les récits historiques. Le développement scientifique contribue aussi à l’abandon de la forme puisqu’elle proposait des questionnements philosophiques qui trouvent désormais leurs réponses dans les nouvelles découvertes scientifiques. Mais, à la fin du XIXe siècle, les troubles et les doutes réapparaissent. Anatole France, après l’affaire Dreyfus, publie L’île des pingouins, un conte-fable-pamphlet, selon l’appellation de Tritter, qui renoue avec le style du siècle passé. C’est au milieu d’un XXe siècle instable, bouleversé par deux guerres mondiales, que le conte philosophique reprend de sa superbe, « conforme à ce qu’il fut au XVIIIe siècle53 » en ce sens où il ressurgit alors que les sociétés européennes se désagrègent. Serait-ce cette décomposition des sociétés qui exhorte les écrivains à inventer des communautés idéales qu’ils établissent loin du monde connu, sur des îles introuvables?

(35)

3.2 L’utopie insulaire

Le conte philosophique, en plus de présenter une critique sociale, propose souvent une société idéale, sur laquelle le lecteur devrait calquer ses modèles. La première, celle de Thomas More, donna son nom à ce type d’invention, utopie54, dérivé de ou-topia55 qui signifie pays de nulle part et qui devint rapidement un nom commun. Le modèle proposé par More ne s’imposa pas à la société du XVIe siècle, par contre l’idée qu’une utopie doit, pour éclore et s’épanouir, se développer à l’écart du monde, le fit. L’île devint donc le paradis des utopies, quoiqu’« [i]l n’est pas nécessaire de demeurer dans une île pour être insulaire56. » En effet, l’utopie peut avoir lieu sur un continent, mais doit absolument être retirée du monde par un procédé quelconque : éloignement dans les terres ou pays entouré de montagnes et de rivières quasi infranchissables. Même si l’île utopique ressemble à l’île mystérieuse par son inaccessibilité, la première est porteuse d’un message beaucoup plus profond que sa consoeur, plutôt destinée aux aventuriers et autres chasseurs de trésors.

Quant à la cité idéale, elle « ne peut s’épanouir que dans un milieu clos et protégé57. » Elle prend forme sur une île, car étant éloigné de la société connue, ce milieu hermétique permet de ne pas être en contact avec d’autres cultures qui pourraient intervenir et pervertir celle de la cité idéale. Malgré le désir des utopistes classiques de présenter une idéologie apte à annihiler les injustices, il est intéressant de remarquer que la majorité des utopies sont plus ou moins totalitaires. En réalité, le modèle architectural raisonnable préconisé, qui évoque La République de Platon, allié à l’invention d’une société dite parfaite, rappelle les comportements des dictateurs, car la population est confinée dans un rôle unique où « chacun est élevé pour être à sa place dans cette société et ne saurait en

54 Selon Michel Foucault, « [l]es utopies, ce sont les emplacements sans lieu réel. Ce sont les emplacements

qui entretiennent avec l’espace réel de la société un rapport général d’analogie directe ou inversée. C’est la société elle-même perfectionnée ou c’est l’envers de la société, mais, de toute façon, ces utopies sont des espaces qui sont fondamentalement essentiellement irréels. » Michel Foucault, [1994[1984]], « Des espaces autres », dans Dits et écrits : 1954-1988, tome IV (1980-1988), Paris, Éditions Gallimard (Bibliothèque des sciences humaines), p. 755.

55 Cependant, ce n’est pas la seule étymologie rapportée. Ainsi, « [l]’utopie peut être considérée comme un eu-topos, un pays heureux, ou comme un ou-topos, un pays de nulle part. Si Thomas More n’avait eu en vue

que le premier sens, il se serait contenté de ses Macariens, dont le nom signifie les heureux, en grec. Car si, pour nous, l’indécision demeure, elle n’existait pas dans l’esprit de Thomas More. » Pierre Brunel, Mythe et

utopie : leçons de Diamante, Napoli, Vivarium (Biblioteca europea), 1999, p. 15. 56 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, op. cit., p. 44.

Références

Documents relatifs

Problème au sens de problématique scientifique et didactique, problématique scolaire, problème au sens d’énigme, problème reformulé par l’élève dans un

Unicellulaires ou pluricellulaires, les êtres vivants sont donc constitués à partir d’une unité de base : la cellule.. VOIR

Pour vérifier la validité de cette théorie du critique littéraire, engageons une étude de ce mythe dit de la ‘Connaissance’ dans l’œuvre romanesque de Amélie Nothomb

Autrement dit, notre souci, par le biais de ces deux textes donc deux discours de deux écrivains, tous deux natifs d’Oran ; tous deux ressentant une appartenance à ce

Dès lors, le Manuscrit trouvé à Saragosse s’apparente en bien des points à un vaste laboratoire dans lequel des personnages cobayes subissent l’expérience

L’hôte met deux personnes en salle d’attente, il faudrait qu’il reste un nombre pair de participants dans la salle de conférence pour former des binômes. Chaque binôme

Exit, voice and loyalty a ainsi pour objectif d’étudier les conditions de développement, conjoint ou non, des deux modes d’action, leur efficacité respective dans

Il est évidemment aisé de répondre à ces arguments que l'Occident et son allié israélien dans leur politique impérialiste en Méditerranée ont tout mis en œuvre pour faire