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La santé et le bien-être des Inuit vivant à Montréal : perspectives, expériences et ressources en contexte urbain

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Academic year: 2021

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Texte intégral

(1)

© Mathilde Lapointe, 2021

La santé et le bien-être des Inuit vivant à Montréal :

Perspectives, expériences et ressources en contexte

urbain

Mémoire

Mathilde Lapointe

Maîtrise en anthropologie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

(2)

La santé et le bien-être des Inuit vivant à Montréal :

Perspectives, expériences et ressources en contexte urbain

Mémoire

Mathilde Lapointe

Sous la direction de :

Caroline Hervé, directrice de recherche

Bernard Roy, codirecteur de recherche

(3)

ii

Résumé

Cette recherche s’intéresse aux perspectives des Inuit vivant à Montréal par rapport à leur santé et leur capacité à la maintenir et à la rétablir en contexte montréalais. Faite en partenariat avec le projet Qanuikkat Siqinirmiut?, cette étude en anthropologie médicale est une contribution à la création d’une base de connaissance sur la santé et le bien-être des Inuit du sud du Québec. Ancrée dans une perspective critique et post-coloniale, l’analyse des données ethnographiques collectées dans le cadre de cette recherche s’intéresse à la manière dont les Inuit vivant à Montréal perçoivent leur santé et leur bien-être, ainsi que leur capacité à les maintenir ou à les rétablir selon les ressources institutionnelles, communautaires et personnelles disponibles en contexte urbain. Dans le cadre de l’analyse macro-sociale, nous explorons en quoi la colonisation est un processus historique, politique et économique qui influence encore aujourd’hui les options, les choix et les comportements possibles des participants face aux ressources de santé et de bien-être disponibles en ville. Au niveau méso-social, nous nous intéressons plus particulièrement aux perspectives et aux expériences des Inuit montréalais par rapport au secteur professionnel (le système de santé public et les services de santé non assurés) et alternatif (ressources communautaires et personnelles) de soins. Enfin, au niveau micro-social, nous tentons de mieux saisir la manière dont les participants vivent, négocient et définissent leur santé et leur bien-être, et ce, dans l’objectif de dresser les pourtours conceptuels de ces notions selon les perspectives des participants. Quatre dimensions (physique, mentale, culturelle et identitaire ainsi que sociale) sont ressorties de cette analyse du secteur populaire, où se définissent les représentations individuelles et collectives de la santé.

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iii

Abstract

This study explores the way Inuit who live permanently in Montreal perceive their health and their ability to maintain and restore it in their local urban context. In partnership with the

Qanuikkat Siqinirmiut? project, this research in medical anthropology aims to contribute to a

knowledge base on the health and well-being of Inuit living in southern Quebec. Rooted in a critical and post-colonial perspective, the analysis of the ethnographic data collected during this fieldwork focuses on urban Inuit’s perspectives of their health and well-being, as well as their capacity to maintain or restore it, according to the institutional, community and personal resources available in Montreal. As part of the macro-social analysis, we explore how colonization is a historical, political and economic process that still influences participants' options, choices and behaviours regarding their ability to maintain or restore their health and well-being in an urban context. At the meso-social level, we focus on their perspectives and experiences within the professional (the public health system and non-insured health services) and alternative (community and personal resources) sectors of healthcare. Finally, at the micro-social level, we are seeking to capture how participants live, negotiate and define their health and their well-being in order to emphasize the outlines of their conceptualization of these notions. Four dimensions (physical, mental, cultural/identity and social) emerged from the analysis of the popular sector, a sector where depictions of health are individually and collectively defined.

(5)

iv

Table des matières

Résumé ... ii

Abstract ... iii

Table des matières ... iv

Liste des figures ... viii

Liste des abréviations ... ix

Remerciements ... xii

Introduction ... 1

Chapitre 1 : Contextualisation et problématique ... 3

1.1 Profil de la population inuit de Montréal ... 3

1.2 État des connaissances concernant la santé des Inuit en milieux urbains ... 4

1.3 Intégration de ce projet dans la recherche Qanuikkat Siqinirmiut? ... 9

1.4 Question de recherche et objectifs principaux ... 11

Chapitre 2 : Cadre théorique et conceptuel ... 13

2.1 Approches théoriques préconisées ... 13

2.1.1 Anthropologie médicale critique ... 13

2.1.1.1 Évolution théorique de l’anthropologie médicale ... 13

2.1.1.2 Structure analytique et cadre conceptuel ... 16

2.1.2 Approche post-coloniale ... 19

2.1.2.1 Notion de post-colonialisme et évolution théorique ... 19

2.1.2.2 Colonialisme interne et système de santé au Canada ... 21

2.1.2.3 Quelques concepts-clés en contexte post-colonial : traumatisme historique, souffrance sociale et agentivité ... 23

2.2 Concepts centraux : le bien-être et la santé ... 25

2.2.1 Perspectives inuit sur le bien-être ... 27

2.2.1.1 Recherches nordiques ... 28

2.2.1.2 Modèle Ilusirsusiarniq, Qanuinngisiarniq et Inuuqatigiitsianiq (IQI) ... 29

2.2.2 Perspectives anthropologiques sur la santé ... 32

2.2.2.1 De l’étude de la maladie à l’étude de la santé : historique de ces concepts en anthropologie médicale ... 32

2.2.2.2 Éléments de définition du concept de santé ... 34

Chapitre 3 : Méthodologie de recherche ... 36

3.1 Paradigme de recherche à visée participative et décoloniale ... 36

3.2 Collecte de données ... 39

(6)

v

3.2.2 Techniques de collecte de données ... 40

3.2.2.1 Entrevues semi-dirigées ... 41

3.2.2.2 Photovoice ... 42

3.2.2.3 Groupe de discussion ... 46

3.2.2.4 Observation-participante ... 46

3.3 Éthique de recherche ... 47

Chapitre 4 : Analyse macro-sociale ... 49

4.1 Histoire des soins de santé des Inuit dans l’Arctique ... 50

4.1.1 Perspectives sur la santé, pratiques médicinales et soignants inuit ... 50

4.1.2 Arrivée des missionnaires, des commerçants et des baleiniers dans l’Arctique : une source de divers changements dans les sociétés inuit... 53

4.1.3 Le gouvernement du Canada, son rôle de pourvoyeur auprès des Inuit du Québec et paternalisme de l’État (1912 à 1960) ... 55

4.1.3.1 Jugement Re Eskimo et responsabilité du gouvernement fédéral envers les Inuit du Québec ... 55

4.1.3.2 La gestion de la crise sanitaire de la tuberculose, un moment important dans l’histoire des soins de santé pour les Inuit ... 58

4.1.4 Le gouvernement du Québec, gestionnaire opportuniste (1960 à aujourd’hui) ... 61

4.1.4.1 Négociations du gouvernement provincial pour reprendre possession du territoire inuit ... 61

4.1.4.2 Convention de la Baie-James et du Nord québécois : une entente historique, mais incomplète ... 62

4.2 Entre événements nordiques du passé et réalités urbaines actuelles, la situation des Inuit du nord au sud du Québec ... 65

4.2.1 La quête de bien-être des Inuit du Québec : un aperçu de leurs parcours migratoires ... 65

4.2.1.1 S’éloigner de la souffrance sociale ... 66

4.2.1.2 Améliorer leurs conditions de vie ... 68

4.2.1.3 S’adapter aux lacunes structurelles nordiques ... 69

4.2.2 Situation des Inuit qui vivent à Montréal : une population divisée ... 73

Conclusion ... 75

Chapitre 5 : Analyse méso-sociale ... 77

5.1 Secteur professionnel de soins : services de santé publics et non assurés ... 78

5.1.1 Système de santé public ... 78

5.1.1.1 Perspectives des participants quant à leur capacité à accéder aux services de santé publics à Montréal ... 78

(7)

vi

B) Barrières linguistiques ... 79

C) Fonctionnement administratif du système de santé ... 82

D) Méfiance envers le système de santé ... 85

5.1.1.2 Analyse des expériences des participants au sein du système de santé public ... 90

A) Communication verbale et non verbale... 91

B) Relation d’aide ... 98

C) Rencontre interculturelle ...102

5.1.2 Services de santé non assurés ...110

5.1.2.1 Perspectives des participants quant à leur capacité à accéder au programme fédéral de services de santé non assurés (SSNA) ...110

5.1.2.2 Quelques expériences des Inuit montréalais au sein des services de santé non assurés les plus fréquentés ...113

5.2 Secteur alternatif de soins : les ressources personnelles et communautaires des Inuit montréalais ...117

5.2.1 Ressources alternatives en lien avec la santé physique ...119

5.2.1.1 Ressources privilégiées par ceux correspondant à la catégorie des have ...119

5.2.1.2 Ressources privilégiées par ceux correspondant à la catégorie des have not ...122

5.2.2 Ressources communautaires autochtones en lien avec le bien-être mental, social, culturel et identitaire ...126

Conclusion ...133

Chapitre 6 : Analyse micro-sociale ... 136

6.1 Perspectives sur la dimension physique de la santé ...137

6.1.1 Quelques éléments relatifs à la santé physique des Inuit montréalais ...137

6.1.1.1 Les have ...138

6.1.1.2 Les have not ...140

6.1.2 Place de l’aspect physique dans la conception de la santé des Inuit montréalais...142

6.1.2.1 L’importance d’être fonctionnel ...142

6.1.2.2 Le physique lié au mental ...144

6.2 Perspectives sur la dimension mentale de la santé et du bien-être ...146

6.2.1 Quelques éléments relatifs à la santé mentale des Inuit montréalais ...146

6.2.2 Causes de cet état de santé mentale ...148

6.2.3 Perception et gestion des situations de crise en lien avec la santé mentale ...152

6.2.3.1 Refouler ses émotions en évitant d’en parler et en s’isolant socialement ...153

6.2.3.2 Communiquer, prendre soin de soi et se reconnecter à son identité culturelle .155 6.3 Perspectives sur les dimensions identitaire et culturelle de la santé et du bien-être ...158

(8)

vii

6.3.1 Identité culturelle des Inuit montréalais : mobilisation et négociation de l’Inuitness,

entre nordicité et urbanité ...160

6.3.1.1 Relation ambivalente au Nord ...162

6.3.1.2 Activités culturelles inuit ...164

6.3.1.3 Relation à la nature et au country food ...166

6.3.1.4 Valeurs inuit ...169

6.3.1.5 Langue inuit ...170

6.3.1.6 Spiritualité et religion ...171

6.3.2 Représentations publiques de l’identité culturelle des Inuit à Montréal ...172

6.3.2.1 Prégnance de stéréotypes culturels ...172

6.3.2.2 Fierté culturelle ...174

6.4 Perspectives sur la dimension sociale de la santé et du bien-être ...176

6.4.1 Réseau sociétal ...176 6.4.2 Réseau communautaire ...182 6.4.3 Réseau personnel ...186 Conclusion ...190 Conclusion finale ... 193 Bibliographie ... 200

Annexe A : Tableau synthèse de la composition de l’échantillon des participants aux entrevues ... 209

Annexe B : Questionnaire pour les entrevues semi-dirigées ... 210

Annexe C : Questionnaire thématique pour le groupe de discussion avec les infirmières ... 214

(9)

viii

Liste des figures

Figure 1 : Population inuite selon le lieu de résidence (Gouvernement du Canada, 2016,

« Population inuite selon la résidence, dans l'Inuit Nunangat et à l'extérieur de l'Inuit Nunangat, 2016 ». Consulté en ligne (https://www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/171025/mc-a001-fra.htm), mai 2020)...……….3

(10)

ix

Liste des abréviations

N number : Northern number (numéro attribué aux Inuit à titre de membres d’organisations

régionales)

QS : Qanuikkat Siqinirmiut? (How are people in the South?) (nom du projet de recherche mené par

Christopher Fletcher (Université Laval) et Mylène Riva (Université McGill) sur la santé et le bien-être des Inuit du sud du Québec)

RAMQ : Régime de l’assurance maladie du Québec

SQIA : Southern Québec Inuit Association (organisation inuit sans but lucratif représentant les Inuit

du sud du Québec, basée à Montréal)

SSNA : Services de santé non assuré (programme fédéral destiné aux Inuit et aux Premières

Nations)

(11)

x

I would like to dedicate this work to the memory of Linda Shipaluk, a colleague but also a dear friend, who passed away in April 2020. Linda, there are little pieces of you in every word of this thesis, may you live forever through each one of them. I hope you found peace where you are now.

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xi

« Loss, mourning, the longing for memory, the desire to enter into the world around you and having no idea how to do it, the fear of observing too coldly or too distractedly or too raggedly, the rage of cowardice, the insight that is always arriving late, as defiant hindsight, a sense of the utter uselessness of writing anything and yet the burning desire to write something, are the stopping places along the way. At the end of the voyage, if you are lucky, you catch a glimpse of a lighthouse, and you are grateful. Life, after all, is bountiful. But surely this is not the anthropology being taught

in our colleges and universities ? » Ruth Behar, The Vulnerable Observer (1996 : 3)

(13)

xii

Remerciements

J’aimerais en premier lieu remercier tous les participants qui ont bien voulu prendre de leur temps de partager leur perspective sur la question. Votre implication est précieuse et votre voix, importante : j’espère que ce mémoire rendra justice à vos paroles et à vos expériences.

Un grand merci à Caroline Hervé, qui a accepté sans hésiter de me prendre sous son aile pour m’accompagner à travers ce défi intellectuel qu’est la maîtrise. Caroline, tu m’as définitivement transmis ta passion pour le monde inuit, notamment en me permettant de fouler de mes propres pieds la toundra du Nunavik et de rencontrer les personnes incroyables qui y vivent. Merci pour ton écoute, pour tes conseils et pour les opportunités professionnelles que tu m’as offertes. J’aimerais aussi remercier Bernard Roy, qui m’a marquée dès notre première rencontre par son ouverture d’esprit et sa perspective critique. De la documentariste autodidacte que tu as rencontrée à l’étudiante à la maîtrise que tu as formée, tu as toujours su me rappeler que le plus important est de rester fidèle à soi-même.

Christopher Fletcher, un énorme merci pour ton appui intellectuel et financier, sans lequel cette recherche n’aurait pas été possible. Merci pour ta confiance et ta générosité. Tu m’as permis de m’accomplir autant personnellement que professionnellement, et je t’en suis immensément reconnaissante. Une mention également pour mes collègues et amies du projet QS, Marie-Claude, Nathalie, Ariane, Tina et Linda, qui m’ont toutes tellement apporté. Merci pour tous les échanges enrichissants que nous avons eus, pour les fous rires à n’en plus finir, pour votre solidarité et votre sensibilité. Vous êtes des personnes en or.

Sur une note plus personnelle, je remercie également mes parents, Louise et Alain, qui m’encouragent depuis toujours à cultiver ma curiosité intellectuelle et mon sens critique. Vous avez été d’un support inconditionnel durant ces années universitaires où se sont enchaînés de nombreux défis. Cela va de même pour Agathe et Jacinthe, mes sœurs, qui me connaissent par cœur et savent toujours trouver les bons mots pour m’encourager dans toutes mes entreprises, aussi folles soient-elles. Enfin, je souhaite remercier Étienne pour son écoute attentive et attentionnée, pour son dévouement et sa patience comme correcteur, mais surtout, d’avoir été à mes côtés comme pilier à travers les hauts et les bas de cette aventure académique.

(14)

1

Introduction

De 2006 à 2016, le nombre d’Autochtones migrant vers les métropoles du sud du Canada a augmenté de 59,7% et ne cesse de croître encore aujourd’hui (Statistiques Canada 2016). Bien que la présence autochtone en ville ne soit pas une nouveauté, l’urbanisation accrue est toutefois un phénomène assez récent puisqu’il date seulement des années 80. De manière générale, cette mobilité serait motivée par un désir personnel de quitter la communauté, par les conditions de vie difficiles, par un déplacement involontaire ou forcé (par exemple, lors d’une incarcération) ou pour une raison justifiant des allers-retours occasionnels (Lévesque et Cloutier 2013). Conséquemment à ce mouvement migratoire, des organismes et des associations autochtones ont vu le jour un peu partout au Canada, comme les centres d’amitié autochtone, afin d’accompagner les citadins dans leur nouvel environnement tout en leur offrant un point d’ancrage culturel et politique en ville (Lévesque et Cloutier 2013).

Les Inuit ne font pas exception à ce mouvement migratoire : aujourd’hui, 27,2% de la population inuit canadienne habite dans les métropoles du sud du pays (Statistiques Canada 2016). Malgré cette réalité, très peu de recherches leur ont été consacrées. La difficulté d’étudier la population inuit en milieux urbains réside dans l’apparente invisibilité de ses membres en contexte métropolitain et multiethnique. Or, la Southern Quebec Inuit Association (SQIA) a récemment été formée à Montréal afin de donner une voix et une visibilité aux Inuit vivant dans le sud du Québec. La SQIA a joint une équipe de recherche menée par l’anthropologue Christopher Fletcher (Université Laval) et sa collègue géographe Mylène Riva (Université McGill) afin d’entreprendre une étude sur la santé et le bien-être des Inuit urbains. Ce mémoire s’insère dans

leur projet de recherche, intitulé Qanuikkat Siqinirmiut? 1(How are people in the South?) : A

community-based study of southern Québec Inuit health and wellbeing. Le projet Qanuikkat Siqinirmiut? (QS) est un

projet participatif qui a pour objectif principal de mettre sur pied une base de connaissance sur

la santé et le bien-être des Inuit du sud du Québec qui soit fidèle à la perspective émique2 de la

population concernée. Ces connaissances pourront appuyer, ultimement, la mise en place

1 En inuktitut, Siqiniq veut dire soleil et fait référence au Sud. Ainsi, Siqinirmiut signifie « les Inuit vivant au sud » du Québec.

2 La perspective émique, opposée à la perspective étique, peut être définie ainsi : « Les construits émiques sont des récits, des descriptions et des analyses exprimés dans les termes des schèmes conceptuels et des catégories considérés comme significatifs et appropriés par les membres natifs d'une culture dont les croyances et les comportements sont étudiés. » (Lett cité par Massé 1995 : 75).

(15)

2

d’initiatives par les Inuit afin qu’ils soient eux-mêmes en mesure de répondre aux besoins de leur communauté par des actions concrètes et culturellement sensibles. Cette recherche s’ancre et dépasse le cadre du projet QS en tentant de saisir la manière dont les Inuit vivent et négocient leur santé et leur bien-être3 à Montréal, selon leurs perspectives, en posant la question de recherche : « Comment les Inuit vivant à Montréal perçoivent-ils leur santé et leur bien-être, ainsi que leur capacité à les maintenir ou à les rétablir selon les ressources institutionnelles, communautaires et personnelles disponibles en contexte urbain? ».

Le premier chapitre de ce mémoire se concentrera sur la mise en contexte de cette étude en présentant l’état actuel des recherches sur la santé des Inuit en milieux urbains, en mentionnant particulièrement l’apport du projet QS en ce sens. Cette section se terminera par la présentation de la problématique et des objectifs de cette recherche. Le second chapitre sera dédié au cadre théorique et conceptuel en présentant l’anthropologie médicale critique, l’approche post-coloniale, ainsi que les concepts centraux de cette étude. Le troisième chapitre concernera plus précisément la méthodologie en abordant la stratégie de recherche utilisée, la collecte de donnée sur le terrain ainsi que quelques précisions éthiques. Enfin, les quatrième, cinquième et sixième chapitres proposeront une discussion des résultats de cette recherche selon trois niveaux d’analyse de données (social, méso-social et micro-social). Le niveau d’analyse macro-social s’ancrera dans une analyse historique et politique de l’implantation des soins de santé biomédicaux dans l’Arctique, une contextualisation qui permettra de mieux saisir l’influence de ces facteurs sur les perspectives des participants par rapport à leur bien-être à l’heure actuelle, en contexte urbain. Le niveau d’analyse méso-social, quant à lui, portera plus spécifiquement sur la réalité montréalaise en s’intéressant aux perspectives des Inuit ayant pris part à cette étude par rapport à leur capacité à accéder à différentes ressources en santé (institutionnelles, communautaires ou personnelles) ainsi qu’à leurs expériences en leur sein. Le dernier niveau d’analyse, à l’échelle micro-sociale, sera dédiée à l’exploration des quatre dimensions que nous avons fait émerger des perspectives des participants quant à leur conceptualisation de la santé et du bien-être, c’est-à-dire les aspects physique, mental, identitaire et culturel ainsi que social.

3 Nous définirons plus précisément les notions de santé et de bien-être au chapitre 2. Nous verrons effectivement que les perspectives des Inuit se négocient et se redéfinissent constamment en oscillant entre la notion de bien-être, plus holistique et universelle, et celle de santé, plus axée sur la dimension biologique et de nature biomédicale, d’où le choix d’avoir recours à ces deux termes.

(16)

3

Chapitre 1 : Contextualisation et problématique

1.1 Profil de la population inuit de Montréal

Selon le recensement de Statistiques Canada datant de 2016, Montréal est la troisième ville canadienne la plus importante en termes de population inuit urbaine. En effet, 975 Inuit vivent de manière permanente dans cette métropole québécoise. Edmonton (1110 individus) et Ottawa-Gatineau (1280 individus) sont les deux seules villes canadiennes qui précèdent Montréal en ce sens (Statistiques Canada 2016). Toutefois, le recensement de la population inuit de Montréal fait en 2018 par les membres du projet QS rapporte un nombre beaucoup plus élevé : à l’heure actuelle, il semblerait que

c’est plutôt presque 2200 Inuit qui

habitent à Montréal

(Communication personnelle,

Fletcher 2019). À titre de comparaison, cela représente presque l’équivalent du village le plus populeux du Nunavik, Kuujjuaq, où environ 2700 Inuit résident. À la lumière des statistiques récoltées par le projet QS, et sachant que la migration des Inuit vers le sud est en constante augmentation, nous pouvons donc avancer que les

données recueillies par

Statistiques Canada en 2016 sous-estiment grandement le nombre d’Inuit qui vivent actuellement dans les grands centres urbains du sud du Canada4. Étant l’une

4 Une étude de Patrick et Tomiak portant sur la communauté inuit d’Ottawa rapporte le même décalage entre le nombre d’Inuit recensé par un sondage national de Statistiques Canada (455 Inuit) et celui recensé par un organisme

Figure 1 : Population inuite selon le lieu de résidence (Gouvernement

du Canada, 2016, « Population inuite selon la résidence, dans l'Inuit Nunangat et à l'extérieur de l'Inuit Nunangat, 2016 ». Consulté en ligne (https://www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/171025/mc-a001-fra.htm), mai 2020)

(17)

4

des métropoles du Québec étant accessible par avion à partir de plusieurs villages nordiques, elle est la principale porte d’entrée vers le sud pour les Inuit du Nunavik (1735 individus, selon le recensement du projet QS), mais aussi pour ceux de l’est du Nunavut (360 individus) et d’autres régions du Canada (100 individus) (Kishigami 1997; Saturviit 2010 : 1).

1.2 État des connaissances concernant la santé des Inuit en milieux urbains

Au Canada, les services de santé offerts aux citoyens sont sous la responsabilité de chaque province. Toutefois, l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867, encore en vigueur aujourd’hui, stipule que le gouvernement fédéral est responsable des services de santé de tous les peuples

autochtones non conventionnés5, peu importe la province dans laquelle ils vivent

(Gouvernement du Québec 2019). Il existe également des peuples autochtones conventionnés6,

qui ont signé une entente particulière avec le fédéral et le provincial pour prendre eux-mêmes en charge ces services. C’est le cas des Inuit au Québec, dont le statut conventionné fait en sorte qu’au Nunavik, les soins de santé sont gérés localement par la Régie régionale de la santé et des services

sociaux du Nunavik, selon les besoins et les spécificités propres aux populations nordiques, grâce

aux subventions du gouvernement québécois (Bonesteel 2006 : 89).

Nonobstant leur statut conventionné, tous les membres des Premières Nations et les Inuit qui quittent leur communauté pour s’établir hors des territoires conventionnés ou des réserves ont accès, comme tout autre résident, aux services de santé réguliers offerts par le gouvernement provincial (Gouvernement du Québec 2019). Les Inuit peuvent toutefois demander à l’organisation qui les représente (la société Makivik, par exemple, pour les Inuit du Nunavik) de leur fournir une carte de bénéficiaire. Cette carte atteste notamment qu’ils ont droit, en plus d’accéder au système de santé relevant du gouvernant québécois, à une couverture médicale

communautaire (plus de 1000 Inuit) en 2001 (Patrick et Tomiak, 2008 : 57), ce qui appuie la possibilité que la population inuit urbaine soit bien plus grande que celle estimée par Statistiques Canada.

5 Les peuples non conventionnés du Québec sont : les Abénaquis, les Algonquins, les Attikameks, les Hurons-Wendats, les Innus, les Malécites, les Micmacs et les Mohawks (Gouvernement du Québec 2019).

6 Les peuples conventionnés du Québec sont les Cris, les Inuit et les Naskapis (Gouvernement du Québec 2019). Les Inuit du Nunavik ont signé en 1975, avec les Cris de la Baie-James et les gouvernements canadien et québécois, la Convention de la Baie-James et du Nord québécois, de laquelle est née la Société Makivik. Selon cette convention, le territoire du Nunavik s’arrête au sud au 55e parallèle nord. Les Inuit qui migrent vers les grandes villes du Sud, bien qu’ils ne soient plus au Nunavik, n’en perdent pas pour autant leur statut conventionné ni leur représentation politique par Makivik (Kishigami 2002).

(18)

5

particulière offerte par le gouvernement fédéral pour plusieurs services ou ressources que le Régime de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) ne couvre pas. Ce programme fédéral, nommé « Services de santé non assurés » (SSNA) pour les Premières Nations et les Inuit, est aussi disponible aux membres des Premières Nations s’ils détiennent leur carte d’« Indien ».

Constatant le nombre sans cesse croissant d’Autochtones migrant vers les villes dans les dernières décennies, quelques gouvernements provinciaux ont toutefois décidé d’adapter culturellement certains services de santé leur étant dédiés (Hole et al. 2015 : 1662). C’est notamment le cas de l’Ontario et de la Colombie-Britannique, mais ces initiatives sont encore marginales au Québec. Cependant, ces projets sont pensés de manière très générale pour desservir l’ensemble des Autochtones urbains et omettent bien souvent les particularités culturelles et les besoins sanitaires spécifiques de chaque nation, notamment ceux des Inuit (McShane et al. 2006 : 296). L’inadéquation des services, adressés généralement aux Autochtones urbains, pour les Inuit est par d’ailleurs de plus en plus décriée par ces derniers. Ainsi, pour les gouvernements sensibles à être plus inclusifs de la diversité au sein de leurs institutions médicales, deux voies semblent se dessiner. D’une part, ils ont le choix d’« hyperculturaliser » les soins en les adaptant précisément à une ou des populations ciblées (comme les centres de santé dédiés aux Autochtones urbains mis sur pied en Ontario et en Colombie-Britannique, par exemple), ou d’autre part adapter les services de santé déjà existants en tentant de les rendre plus inclusifs et accueillant à la diversité. Peu importe la direction adoptée, ces deux choix comportent des défis de taille qui font l’objet, depuis plusieurs années, de débats importants. Dans le cas qui nous intéresse, soit celui des Inuit urbains, nous verrons à travers les différents éléments qui seront analysés dans cette étude qu’il n’y a pas de réponse tranchée quant à ce questionnement. Si plusieurs participants avaient effectivement une position plus engagée par rapport à cet enjeu en affirmant leur droit à des services de santé qui leur seraient adaptés culturellement, nous avons toutefois observé à travers la majorité des propos partagés par les Inuit rencontrés qu’il suffisait parfois d’une approche plus compréhensive et respectueuse de la part des professionnels de la santé pour que leurs expériences médicales soient perçues comme positives.

Au niveau national, seulement quelques recherches ont été faites sur la santé des Inuit vivant dans les villes du sud du Canada. Par exemple, le volet santé de l’Aboriginal Peoples Survey, mené

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6

par Statistiques Canada en 2012, nous informe que les Inuit habitant au sud du Canada qualifient leur santé de bonne ou d’excellente, malgré le fait que le nombre de maladies chroniques rapportées et la consommation régulière d’alcool soient plus élevés que les données enregistrées pour les Inuit du nord du pays (Wallace 2012 : 7, 8, 11). La perception de la santé est un indicateur intéressant pour évaluer la santé d’une population, puisqu’elle permet de mettre en lumière certains aspects de la santé qui ne sont généralement pas pris en considération par d’autres indicateurs de santé (Shields et Shoostari 2001 : 37). Si l’auto-évaluation d’un individu est inévitablement influencée par la conception biomédicale de la santé, étant omniprésente, elle permet toutefois à cette personne de juger de son état de santé global selon sa propre trajectoire de vie et les facteurs qu’ils considèrent comme l’influençant positivement ou négativement (Shields et Shoostari 2001 : 47). Cet indicateur est donc très révélateur dans le cas des Inuit, car il permet d’entrevoir que leurs perspectives sur la santé ne se limitent pas seulement à la dimension physique de celle-ci, puisque leur auto-évaluation prend en considération bien plus que la présence ou l’absence de pathologies physiologiques.

Toutefois, outre ces études nationales assez générales, peu de recherches académiques se sont précisément intéressées à la santé des Inuit vivant en milieux urbains au sud du Canada. En effet, celles qui ont été faites en ce sens se sont majoritairement penchées sur différents thèmes qui, sans traiter précisément de la santé, ont une influence sur le bien-être de manière plus générale. Notons l’étude menée par McShane et ses collègues avec des Inuit vivant à Ottawa concernant les sources d’informations médicales auprès desquelles ils s’informent. Les chercheurs affirment que les Inuit vivant à Ottawa se réfèrent d’abord à des personnes de confiance faisant partie de la communauté inuit urbaine ou nordique lorsqu’ils sont préoccupés par leur santé. Ce ne serait qu’en dernier recours qu’ils iraient consulter des professionnels de la santé dans une institution médicale pour acquérir des informations à ce sujet (McShane et al. 2006 : 298). Cette information nous laisse penser que les Inuit se fient également, en plus des soins institutionnalisés, à leurs ressources personnelles et communautaires pour répondre à leurs besoins en termes de bien-être. Une autre étude, menée par l’anthropologue Stéphanie Vaudry avec de jeunes Inuit vivant à Ottawa, rapporte que ceux-ci ressentent une profonde déconnexion sociale, culturelle et géographique avec leur communauté d’origine, qu’ils sont parfois victimes de racisme et qu’ils se sentent de manière générale inconfortables lors de leur arrivée dans cette métropole (Vaudry 2016). Quelques Inuit interviewés ont dit ne plus sentir qu’ils correspondaient à l’« authentique

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Inuitness » (Vaudry 2016 : 136) en vivant en ville. Pour répondre à cette crise identitaire, les

participants de cette étude cherchaient à fréquenter des lieux où se rassemblent d’autres Inuit pour socialiser avec des personnes qui partagent les mêmes valeurs, souvenirs et expériences associés au nord. Le besoin d'être bien entouré pour se sentir supporté et compris est parfois comblé par la création de liens d’amitié qui représentent, de manière symbolique, une nouvelle famille en ville (Kishigami 2006; Vaudry 2016 : 138). De plus, les recherches de Vaudry avec les Inuit d’Ottawa et celles de Kishigami avec les Inuit de Montréal rapportent toutes les deux

l’importance que ces populations urbaines accordent au country food7, une source importante de

bien-être, qui est le plus souvent partagé lors de rassemblements privés ou communautaires, et ce, grâce aux provisions envoyées par des contacts du Nord (Kishigami 1997; Vaudry 2016). L’étude de Patrick et Tomiak, qui porte elle aussi sur la réalité des Inuit d’Ottawa, met de l’avant les barrières linguistiques, sociales et économiques auxquelles font face les Inuit en milieux urbains (Patrick et Tomiak 2008 : 56). Il semble également crucial pour cette population de maintenir un lien fort avec leur culture et leur langue grâce à des institutions urbaines qui leur sont dédiées (Patrick et Tomiak 2008 : 64). Les questions identitaire, linguistique, culturelle et sociale semblent donc prendre une place de choix dans la capacité des Inuit à se sentir bien en ville. Enfin, la toute récente étude sur la santé des Inuit urbains d’Ottawa, Our health counts (2017),

menée par Tungasuvvingat Inuit (TI)8 avec l’aide de Janet Smylie et de Michelle Firestone, met

l’accent sur les répercussions du colonialisme sur la santé des Inuit en ville, autant sur leur état de santé physique et mentale que sur leur capacité à accéder aux services de santé, au sein desquels ils vivent parfois des expériences discriminatoires.

Au niveau local, quelques données générales sont disponibles concernant les Inuit vivant à Montréal, et ce, par le biais de rapports d’enquêtes de la ville de Montréal ou d’organismes inuit. Sinon, les recherches de l’anthropologue Nobuhiro Kishigami depuis la fin des années 90 forment l’essentiel des connaissances académiques que nous détenons sur cette population.

7 Le country food fait référence à la nourriture « traditionnelle » inuit composée de produits de la chasse, de la pêche et de la cueillette. À défaut d’avoir d’autre terme en français pour aborder cette idée et voulant éviter le recours au terme « traditionnel », qui est équivoque puisqu’il peut laisser penser que cette réalité est figée dans le passé, nous emploierons dans cette recherche le mot country food en anglais, étant moins connoté négativement et employé par les Inuit eux-mêmes.

8 Tungasuvvingat Inuit est une organisation à but non lucratif basée à Ottawa qui offre différents services de première ligne spécifiquement destinés aux Inuit urbains de l’Ontario (soutien social, activités culturelles, interventions en cas de crise, « counseling », etc.) (Tungasuvvingat Inuit 2020).

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8

Kishigami a brossé un portrait global des Inuit vivant à Montréal en se concentrant particulièrement sur des questions liées à leur identité et à leurs réseaux sociaux, ainsi qu’aux raisons qui les poussent à s’installer dans cette métropole. Il s’est particulièrement intéressé aux Inuit en situation d’itinérance. Dans son rapport de recherche de 1997, Kishigami aborde brièvement l’état de santé des Inuit montréalais qu’il a rencontré dans le cadre de son étude en nommant les problèmes de santé qu’il a recensés : problèmes physiologiques dus à une surconsommation d’alcool, problèmes de santé mentale et divers symptômes attribués au « mal

du pays »9 des personnes nostalgiques de leur village nordique (Kishigami 1997 : 96). Précisons

aussi que les études portant sur les Inuit urbains, en contexte québécois comme canadien, sont le plus souvent axées sur leur profil épidémiologique (par exemple, les maladies chroniques) et sur les sous-groupes marginalisés (par exemple, la population itinérante). À notre connaissance, il n’existe aucune étude s’étant exclusivement intéressée à la question de la santé et du bien-être des Inuit en contexte montréalais, ce qui dénote un manque important de connaissances sur le sujet. Comme McShane et ses collègues le soulignaient il y a treize ans déjà : « If researchers and clinicians are to provide effective and appropriate health information and services for urban Inuit, a rudimentary understanding of their health information sources and strategies is a pre-requisite. » (McShane et al. 2006 : 296).

Cette recherche se veut donc être une contribution originale à la littérature scientifique actuelle en abordant la santé et le bien-être non pas exclusivement d’un point de vue biomédical, comme la plupart des études l’ont fait à ce jour, mais plutôt en prenant en considération la dimension holistique des perspectives des Inuit montréalais à ce sujet. Il faut souligner ici que cette recherche est ambitieuse par son ampleur, mais aussi du fait qu’elle ne peut s’appuyer que sur peu d’études qualitatives faites sur ce sujet. Ainsi, ce mémoire se veut un survol de différents éléments ayant émergé de l’analyse des données sur le sujet, dans l’objectif d’établir une base pour des recherches ultérieures, qui pourront être plus spécifiques et approfondies.

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1.3 Intégration de ce projet dans la recherche

Qanuikkat Siqinirmiut?

Qanuikkat Siqinirmiut? est une recherche participative communautaire basée sur une approche

interdisciplinaire qui combine l’anthropologie, les sciences de la santé et la géographie. Le projet est mené par Christopher Fletcher, anthropologue médical et professeur au département de médecine sociale et préventive de l’Université Laval, et par Mylène Riva, géographe de la santé des populations autochtones, professeure-adjointe au département de géographie de l’Université McGill et chercheure à l’Institute for Health and Social Policy. Plusieurs autres co-chercheurs sont impliqués dans cette recherche, notamment Caroline Hervé, directrice de ce mémoire de maîtrise. Ils ont établi plusieurs partenariats, dont le plus important et le plus solide est avec la

Southern Quebec Inuit Association (SQIA)10, par le biais de Tina Pisuktie (directrice générale).

L’objectif du projet QS, financé sur quatre ans (2018-2022) par les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC), est de mener une enquête d’abord qualitative, puis quantitative, afin de créer une base de connaissance sur la santé et le bien-être des Siqinirmiut. Pour ce faire, la première phase consiste à explorer les défis, les processus et les expériences thérapeutiques des Inuit vivant à Montréal par les biais de diverses méthodes qualitatives (photovoice, discussion de groupe, entrevues semi-dirigées, walk along, digital storytelling, etc.). Ces activités de recherche ont pour objectif de mettre en lumière les thèmes qui semblent être les plus pertinents à aborder dans un questionnaire quantitatif, construit de manière à être fidèle aux perspectives et aux réalités des Inuit du sud du Québec, qui sera distribué ultérieurement. La collecte de données de ce mémoire s’est déroulée durant cette première étape du projet QS, et se veut donc une contribution au volet qualitatif et anthropologique de cette étude. La deuxième phase sera l’implantation du questionnaire quantitatif, simultanément à la poursuite de l’analyse qualitative. La troisième phase sera dédiée à l’interprétation collaborative des résultats qualitatifs et quantitatifs. Enfin, la dernière étape sera consacrée à la mise à contribution des nouvelles connaissances générées par cette recherche pour suggérer des actions concrètes, culturellement efficaces et pertinentes, afin de répondre aux besoins des Siqinirmiut en termes de santé et de

10 La SQIA est un organisme sans but lucratif, enregistré comme tel en mars 2017, qui est la première organisation à représenter les Inuit du sud du Québec. Elle est reconnue et appuyée par la société Makivik, Tungasuvvingat Inuit et le Secrétariat des affaires autochtones du Québec. Son mandat est de mettre sur pied des initiatives visant à favoriser le bien-être communautaire des Inuit du sud du Québec en faisant la promotion d’un mode de vie équilibré, de l’engagement communautaire et de la fierté culturelle (Communications personnelles, Fletcher 2019).

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bien-être. En tant que recherche participative, le projet QS est donc ancré dans une revalidation continuelle des méthodes et des résultats de recherche auprès des partenaires inuit, en s’assurant du même coup de leur adéquation avec les besoins et les demandes de la communauté inuit vivant en milieu urbain.

Cette recherche de maîtrise a été intégrée au projet QS afin qu’elle puisse réellement s’engager dans une démarche participative respectueuse des demandes de la communauté concernée par

l’étude. L’insertion de ce projet a été très bien accueillie par le reste de l’équipe11 du projet QS,

avec qui la collaboration a été très agréable et instructive. L’intégration d’un projet de maîtrise dans une recherche à plus grande échelle comporte son lot d’avantages, mais aussi de défis. Un des avantages incontestables est de pouvoir bénéficier de plus de ressources humaines et financières. En effet, pouvoir offrir une compensation financière aux participants, par exemple, a certainement contribué au succès de la collecte de données utilisées pour cette recherche. Surtout, le fait de travailler avec d’autres professionnels de recherche est particulièrement enrichissant pour ce genre d’exercice intellectuel, où les discussions et les conseils d’autres chercheurs d’expérience sont toujours un atout important pour nos propres réflexions. Un autre

avantage indéniable réside dans le fait d’avoir accès à diverses formations12 offertes à tous les

membres de l’équipe, qui ont permis de mieux orienter les choix méthodologiques de ce projet de maîtrise. Enfin, la collaboration étroite avec la SQIA a facilité le partage de notre réseau de contacts pour le recrutement de participants, en plus de nous permettre de les côtoyer au quotidien dans nos bureaux communs.

Toutefois, travailler au sein d’une équipe de recherche comporte également ses défis : chaque chercheur a ses disponibilités, ses contraintes personnelles, son niveau d’expertise, etc. Nous avons donc eu régulièrement des discussions pour mettre au point les rôles et les tâches de chacun pour que tout fonctionne pour le mieux, en misant sur les forces et les intérêts de chaque

11 L’équipe de recherche avec laquelle j’ai collaboré activement est constituée de Christopher Fletcher (chercheur principal, PhD Anthropologie, Université Laval), Nathalie Boucher (PhD INRS, consultante), Marie-Claude Lyonnais (professionnelle de recherche, coordinatrice du projet), Linda Shipaluk (coordinatrice communautaire) et Tina Pisuktie (partenaire communautaire, directrice de la SQIA). La stagiaire postdoctorale Ariane Benoît (PhD INALCO) s’est également jointe à l’équipe au courant de ce projet.

12 Une formation sur l’utilisation du logiciel d’analyse qualitative N’Vivo, un atelier d’initiation aux techniques de

digital storytelling et de photovoice et un atelier d’information et de sensibilisation aux traumatismes vicariants qui

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membre de l’équipe. La communication s’est avérée l’outil le plus important pour garder des relations interpersonnelles harmonieuses tout en restant productifs et compétents dans notre travail. Le plus grand défi a toutefois été d’être capable de garder une certaine distance entre ce projet de maîtrise et l’étude plus large dans laquelle il s’insérait, puisque l’angle d’analyse et les objectifs de cette recherche étaient sensiblement différents de ceux du projet QS. Pour ce faire, la collecte de données a fait l’objet d’une attention particulière. Pour les entrevues, par exemple, les questions nécessaires pour répondre aux préoccupations précises de cette étude ont été intégrées au questionnaire du projet QS. De plus, un des photovoices a été exclusivement orienté vers l’une des problématiques spécifiques de ce mémoire et un groupe de discussion avec des

infirmières, qui n’était pas prévu à la base dans le projet QS13, a été mené en parallèle afin de

pouvoir approfondir certains enjeux pertinents pour cette étude. De plus, l’analyse des données utilisées dans le cadre de ce mémoire a été faite de manière indépendante, en fonction du cadre théorique et conceptuel choisi pour répondre à la question de recherche qui guide cette étude. Ce projet de recherche a donc pu garder une certaine indépendance dans la collecte de données comme dans l’analyse de celles-ci, même s’il a été constamment nourri par le projet QS.

1.4 Question de recherche et objectifs principaux

En restant le plus fidèle possible au point de vue des Inuit de Montréal, cette recherche est basée sur le questionnement suivant : « Comment les Inuit vivant à Montréal perçoivent-ils leur santé et leur bien-être, ainsi que leur capacité à les maintenir ou à les rétablir selon les ressources institutionnelles, communautaires et personnelles disponibles en contexte urbain? ». En adoptant une posture critique qui prend en considération les aspects historico-politiques de la question, cette étude se veut une contribution dans le domaine de l’anthropologie médicale. Le fait, déjà évoqué, que la santé des Inuit montréalais soit sous-étudiée montre que ce mémoire répond à une nécessité manifeste d’accéder à de plus amples connaissances qualitatives sur le sujet. De plus, certaines organisations inuit, notamment la SQIA, soulèvent depuis plusieurs années la nécessité de mieux comprendre la situation des Inuit urbains, afin de pouvoir produire des connaissances qualitatives et quantitatives qui pourront appuyer la mise en place de services

13 Afin de réaliser ce groupe de discussion avec des infirmières, nous avons fait les démarches nécessaires auprès du Comité d’éthique de la recherche de l’Université Laval (CÉRUL) pour que le projet QS fasse l’objet d’un amendement afin d’y inclure cette activité de recherche. La tenue de ce groupe de discussion, incluant la grille-thématique et le formulaire de consentement qui ont été utilisés, a été approuvée par le CÉRUL.

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plus adaptés à leurs besoins. Cette recherche est donc cohérente avec les demandes de la population étudiée. À Montréal spécifiquement, le contexte sociopolitique actuel semble également propice à ce genre d’étude. En effet, la ville de Montréal s’est récemment montrée particulièrement sensible aux enjeux touchant sa population autochtone (mise en place de la « Stratégie de réconciliation avec les peuples autochtones 2020-2025 », poursuite d’un programme de parrainage professionnel pour les Autochtones en recherche d’emploi, divers projets de valorisation du patrimoine historique et culturel autochtone, embauche d’une commissaire aux relations avec les peuples autochtones, etc.). Ainsi, ce projet de recherche se situe dans un cadre à la fois académique, communautaire et politique qui lui est favorable.

Afin de bien délimiter cette recherche, trois objectifs principaux, qui correspondent chacun à un niveau d’analyse de données (macro, méso et micro-social), ont été définis. Le premier objectif, d’ordre macro-social, est de comprendre en quoi la colonisation, à la fois historique et à interne, est un processus historique, politique et économique qui influence les options, les choix et les comportements possibles des participants face aux ressources de santé et de bien-être disponibles en ville. Le second objectif, d’ordre méso-social, est de mieux saisir les perspectives et les expériences des Inuit quant aux ressources institutionnelles, communautaires et personnelles qu’ils mobilisent en contexte montréalais afin de répondre à leurs besoins en termes de bien-être. Le dernier objectif, d’ordre micro-social, est d’explorer la manière dont les participants vivent, négocient et définissent leur santé et leur bien-être afin d’en dresser les pourtours conceptuels, en prenant en considération la singularité de leurs perspectives à ce sujet.

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Chapitre 2 : Cadre théorique et conceptuel

2.1 Approches théoriques préconisées

2.1.1 Anthropologie médicale critique

Cette recherche s’inscrit, d’un point de vue théorique, dans le cadre de l’anthropologie médicale critique. L’anthropologie médicale est une sous-discipline de l’anthropologie qui s’intéresse à la manière dont chaque culture et les sous-groupes qui la constituent comprennent, vivent, agissent et s’organisent selon leurs perspectives de la maladie, de la santé et de la guérison (Massé 1995 : 49). Selon l’anthropologue médical américain Byron Good, quatre grands courants théoriques se sont développés au fil des années en anthropologie médicale : les approches cognitive, empiriste, interprétative et critique (Good 1998 : 92).

2.1.1.1 Évolution théorique de l’anthropologie médicale

Les deux premières approches en anthropologie médicale, cognitive et empiriste, ont une perspective très similaire à la science biomédicale, où la maladie est considérée comme étant une réalité objective qui doit être appréhendée en faisant fi des savoirs culturels (Taieb et al. 2005 : 175). La troisième approche, le courant interprétatif, a été majoritairement conceptualisée par le psychiatre et anthropologue médical Arthur Kleinman dans les années 70 et 80. Cette perspective remet la culture au centre des préoccupations médicales en affirmant plutôt que chaque système médical (par exemple, la médecine ayurvédique, la médecine occidentale, la médecine chinoise, etc.) est un système culturel constitué de ses propres représentations socioculturelles de la maladie et de la santé (Good 1998 : 133). Kleinman met l’accent sur les systèmes de soins (divisés en trois secteurs – populaire, alternatif et professionnel – à travers lesquels un patient peut naviguer) et sur les différents modèles explicatifs de la maladie que développe chaque agent (patient, membre de l’entourage, médecin, etc.) impliqué dans ces systèmes. Ces multiples modèles explicatifs se confrontent inévitablement dans l’espace thérapeutique, ce qui influence les décisions et les comportements de l’individu concerné sur sa santé (Kleinman 1978). Les trois premiers courants de l’anthropologie médicale se sont donc bâtis autour d’une compréhension biologique et culturelle de la maladie et de la santé (Roy 2002).

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L’approche critique, formulée dans les années 80 majoritairement par Young, Scheper-Hugues, Baer, Morsy, Singer et Lock, est d’abord née d’intellectuels à tendance marxiste tentant de comprendre l’impact des luttes des classes sociales sur la santé dans les sociétés capitalistes. Puis, l’anthropologie médicale critique a élargi ses préoccupations à l’étude des populations marginalisées, notamment en contexte colonial et post-colonial, et aux divers facteurs influençant leur état de santé (Morsy 1979 : 33). Cette approche s’est développée à partir des

bases théoriques des courants précédents, mais également en réaction à celles-ci14, en déployant

une critique en deux temps (Taieb et al. 2005).

En premier lieu, les anthropologues critiques se sont érigés contre la tendance biologisante des approches cognitive et empiriste, très fidèles à la médecine biomédicale. Effectivement, pendant plusieurs décennies, les anthropologues médicaux ont agi comme médiateurs culturels dans les milieux cliniques, tentant de faire le pont entre les perspectives du patient et celles du thérapeute (Morsy 1979 : 360; Scheper-Hughes 1990 : 63). Or, selon Nancy Scheper-Hughes, le pouvoir hégémonique qu’a la biomédecine en contexte clinique empêche l’anthropologie d’être pratiquée librement. Cette anthropologue critique incite plutôt ses collègues à se distancier du monde biomédical, leur rôle n’étant pas d’aider cette science à prendre de l’expansion dans le domaine social, mais plutôt de la contenir au sein de ses champs d’action et de connaissance (Scheper-Hughes 1990 : 65). Comme Fassin l’affirme, l’anthropologie détient en effet un corpus de connaissances riche et complexe qui ne peut être simplifié et dénaturé pour cadrer dans les concepts rigides, objectifs et pratiques du biomédical (Fassin 2000 : 101). Cela serait contraire au principe fondateur de l’anthropologie, le relativisme culturel, qui refuse de donner préséance à la perspective occidentale (dont la science biomédicale fait partie) sur les autres perspectives (Fassin 2000 : 104). De plus, si les professionnels de la santé peuvent prétendre avoir les connaissances et les compétences pour guérir le corps biologique individuel, les anthropologues médicaux se doivent de leur rappeler que les corps social et politique sont hors de leur champ d’expertise. À ce sujet, Lock et Scheper-Hughes affirment : « Consequently, the social relations contributing to illness and other form of disease are in danger of being medicalized and

14 Il faut mentionner que les théoriciens de l’anthropologie médicale critique ont réutilisé les concepts formulés par l’anthropologie médicale « classique » sans réellement en créer de nouveaux. Ainsi, l’apport de l’approche critique réside essentiellement dans la manière dont celle-ci oriente la compréhension des concepts « classiques », propose une méthodologie cohérente à cette perspective et suggère un angle particulier pour analyser les données recueillies.

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privatized rather than politicized and collectivized. » (Lock et Scheper-Hughes 1990, citées dans Fassin 2000 : 100). Selon l’approche critique, l’anthropologie médicale ne doit donc pas être au service des institutions médicales et de leur vision du monde, mais plutôt former une discipline indépendante capable de prendre en considération l’influence de l’ensemble des facteurs contextuels sur les questions de santé et de maladie (Morsy 1979 : 29).

En deuxième lieu, les anthropologues critiques ont dénoncé la tendance excessivement culturaliste et individualiste du courant interprétatif de Kleinman, fortement influencé dans les années 60 et 70 par l’anthropologie interprétative de Clifford Geertz. Si la culture est un facteur important, il faut également comprendre « les questions de santé à la lumière des forces politiques et économiques au sens large qui modèlent les rapports entre personnes, fixent les comportements en société, engendrent les significations sociales et conditionnent l’expérience collective. » (Singer, cité dans Good 1998 : 134). Le statut socioéconomique, les forces politiques et les contingences historiques exercent, tout comme la culture, une pression qui modèle les options, les choix et les comportements possibles des individus face à leur capacité à maintenir ou à rétablir leur santé (Singer et Baer 2007 : 33). Ces forces, qui transcendent tous les niveaux de la société, font émerger des rapports de pouvoir et, de facto, de résistance, qui ont aussi un impact sur la santé (Baer et al. 2003 : 3; Morsy 1979 : 361; Roy 2002 : 25). Ces rapports de pouvoir et de domination, souvent associés à des violences structurelles, sont particulièrement présents dans les institutions médicales (Fassin 2000 : 99), comme nous aurons l’occasion d’en discuter dans l’analyse des résultats de cette recherche. Ainsi, l’approche critique, contrairement à l’approche interprétative, permet de se détacher d’une simple analyse dépolitisée et décontextualisée en prenant en considération l’influence des inégalités politiques, économiques et historiques, ainsi que la place des acteurs sociaux dans la société, sur la santé (Morsy 1979 : 362). Certains anthropologues critiques proposent, en ce sens, de parler d’« économie politique de la santé » (Morsy 1979; Fassin 2000; Baer et al. 2003), et ainsi de faire de l’anthropologie « appliquée et impliquée » (Massé 2010 : 1). Soheir Morsy renchérit en faisant un appel à l’action pour que les recherches anthropologiques aient réellement un impact sur la santé des populations marginalisées en cherchant à provoquer des changements politiques et économiques profonds (Morsy 1979). Elle affirme en ce sens : « Anthropologists who are isolated from the political and economic dimensions of health care are in no position to

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contribute directly to a fundamental transformation which would ‘‘give power to the powerless ’’. » (Morsy 1979 : 362).

2.1.1.2 Structure analytique et cadre conceptuel

L’approche critique impose donc, par l’ampleur de sa perspective, une structure d’analyse

cohérente15. Notre recherche s’ancrera dans le modèle analytique proposé par Baer et Singer. Ce

modèle s’intéresse aux liens verticaux unissant le niveau micro social (les perspectives individuelles et collectives sur la santé et sa prise en charge), le niveau méso social (les institutions et services de santé qui servent d’intermédiaires entre les deux autres niveaux) et le niveau macro social (les forces politiques, historiques et économiques qui influencent la santé à une échelle régionale et nationale) (Singer et Baer 2007 : 33). Cette approche permet d’appréhender un phénomène social de manière globale et systémique, tout en l’ancrant dans les spécificités d’un lieu, d’une période et d’un groupe ciblés et circonscrits (Morsy 1979 : 27-28). Cela correspond donc à notre démarche dans le cadre de cette recherche, portant spécifiquement sur les perspectives des Inuit vivant à Montréal actuellement.

Afin d’être en mesure de bien articuler les liens entre les chapitres analytiques de cette recherche, il s’est avéré intéressant d’avoir aussi recours au cadre conceptuel kleinmanien des secteurs de soins, tout en gardant une approche critique dans notre analyse. Comme nous l’avons déjà brièvement mentionné, selon Kleinman, chaque individu oriente ses comportements liés à la santé ou à la maladie à travers trois secteurs de soins possibles : le secteur professionnel (professsional sector), le secteur alternatif (folk sector) et le secteur populaire (popular sector) (Kleinman 1978). Chaque secteur de soins correspond à différentes réalités sociales qui légitiment une multitude de choix, de rôles, d’interprétations, de relations et d’attentes en termes de santé et de bien-être (Kleinman 1978). Comme le précise Raymond Massé : « Les trois secteurs de soins de santé ne sont qu'en partie imbriqués les uns dans les autres. C'est plutôt l'individu qui, en se

15 Peu d’outils conceptuels ou théoriques ont été formulés en ce sens, ce qui peut être considéré comme étant une faiblesse de cette approche L’un des modèles théoriques les plus connus est celui de Scheper-Hughes et Lock, qui ont proposé d’aborder les questions de santé et de maladie par le modèle du corps conscient (mindful body). Ce modèle théorique distingue trois dimensions de la société : le corps individuel, le corps social et le corps politique (Scheper-Hughes et Lock 1987). Or, comme le souligne Fassin, cette typologie semble omettre le fait que le politique fait également partie prenante des deux autres corps (Fassin 2000 : 100). De plus, il devient rapidement épineux de distinguer de manière fonctionnelle chacun des corps afin d’utiliser ce modèle dans le cadre d’une étude.

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déplaçant de l'un à l'autre, les associe indirectement. » (Massé 1995 : 435). Ainsi, chaque individu navigue à travers ces secteurs selon différents éléments contextuels et expérientiels qui peuvent sans cesse varier. En se chevauchant, ces secteurs forment des systèmes médicaux qui rassemblent l’ensemble des réponses individuelles et collectives concernant la santé et la maladie, systèmes construits culturellement au même titre que le sont les systèmes de parenté, par exemple (Kleinman 1978; Taieb et al. 2005). Les systèmes médicaux sont des domaines de connaissances et de croyances se distinguant les uns des autres par leurs valeurs, leurs règles de conduite, leurs normes et leurs pratiques (Kleinman 1978). Toutefois, vu l’échantillon plutôt restreint d’individus ayant participé à cette recherche, nous nous contenterons d’utiliser le cadre conceptuel des secteurs de soins pour structurer notre analyse des différents éléments mentionnés par les participants.

De manière plus précise, le secteur professionnel regroupe les médecines officielles et organisées, qui sont donc celles qui ont le plus de pouvoir puisqu’elles sont institutionnalisées (Taieb et al. 2005 : 174). Si ailleurs dans le monde d’autres types de médecines peuvent y être incluses, c’est

exclusivement la biomédecine16 qui constitue ce secteur de soins au Québec. Les praticiens qui

œuvrent dans ce cadre médical font partie d’un ordre professionnel qui reconnaît leurs qualifications et régule leur pratique selon une aire de compétence spécifiquement ciblée. L’autorité médicale que cela confère aux professionnels de la santé leur donne le pouvoir de déterminer, d’un point de vue scientifique et rationnel, ce qui relève de la santé et les traitements appropriés pour y répondre. Comme l’explique Massé :

Auréolé du prestige de la recherche scientifique, bardé d'un jargon technique complexe et représentant l'univers de « ceux qui savent », le secteur professionnel se situe aux antipodes du secteur populaire. Toutefois, étant le seul à être officiellement reconnu par l'État québécois et à être couvert par l'assurance-maladie, le secteur professionnel n'en voit pas moins ses membres se situer au premier rang dans le processus de maintien de la santé. (Massé 1995 : 434)

Ainsi, le secteur professionnel revêt un caractère éminemment politique puisqu’il relève de l’État. Cet élément est particulièrement intéressant dans le cadre de cette étude, puisqu’il fait appel à

16 La biomédecine est la médecine occidentale, dont l’efficacité et la validité sont prouvées par les résultats scientifiques (Kleinman 1978 : 87).

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une analyse approfondie des relations passées et actuelles entre les patients inuit et les professionnels de la santé, ces derniers étant le plus souvent issus de la société dominante.

Le secteur alternatif de soins comprend une grande variété de pratiques thérapeutiques existant en parallèle au secteur professionnel. Selon Taieb et ses collègues, ce secteur est « formé, lui, de spécialistes non professionnels. Certaines de ses composantes sont proches du secteur populaire, d’autres du secteur professionnel. Il peut s’élargir vers la religion et le sacré. » (Taieb et al. 2005 : 174). Nous adopterons donc une compréhension plus inclusive de ce secteur que celle que Kleinman et Helman avaient proposé initialement en rangeant « […] dans ce secteur les croyances et les soins de santé provenant de thérapeutes spiritualistes ou naturalistes non officiellement reconnus par le secteur professionnel. » (Massé 1995 : 429). En effet, nous considérerons aussi bien les pratiques spirituelles et les médecines alternatives auxquelles ont recours certains participants, que les ressources communautaires et personnelles qu’ils sollicitent pour prendre en main leur santé en contexte montréalais.

Pour sa part, le secteur populaire de soins est le « domaine des croyances et des pratiques populaires reliées à la santé et à la maladie » (Massé 1995 : 429) de l’individu concerné et de son entourage. C’est le secteur le plus important dans les soins de santé, puisque c’est à partir de là que se négocient les choix thérapeutiques de chacun à travers les autres secteurs (Massé 1995; Taieb et al. 2005). Pour chaque individu, plusieurs facteurs contribuent à construire une représentation particulière de la santé et de la maladie, ce qui a été conceptualisé en anthropologie médicale comme étant des « modèles explicatifs ». En parallèle, divers réseaux sémantiques sont formulés à partir des savoirs populaires de chaque personne pour donner un sens à la santé et la maladie (Massé 1995). Ces modèles explicatifs et ces réseaux sémantiques individuels interagissent entre eux et en font naitre d’autres, à l’échelle collective (Massé 1995 : 237). Bien que les concepts proposés par Kleinman et Good soient très intéressants, ils ont été conçus principalement pour analyser des épisodes de maladie, et non pas la santé (Massé 1995). Tout en tentant de garder l’essentiel de leurs idées, c’est-à-dire de comprendre comment un individu donne un sens, vit et définit la maladie qui l’afflige (consciemment et inconsciemment), nous tenterons plutôt d’appliquer cette réflexion de manière plus générale au concept de santé.

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2.1.2 Approche post-coloniale

L’anthropologie médicale critique et le post-colonialisme, étant des ramifications des théories critiques, prônent toutes les deux une approche similaire axée sur une compréhension globale des phénomènes sociaux à l’étude. En effet, nous avons présenté dans la section précédente l’importance qu’accordent les anthropologues critiques aux dimensions politiques et économiques des questions de santé afin de ne pas se limiter à des explications socio-culturelles de phénomènes qui sont pourtant plus complexes : c’est également le cas des auteurs post-coloniaux. Albert Memmi, un écrivain et intellectuel post-colonial d’origine tunisienne, en témoigne : « Colonization assumes a colonizing country, colonists, economic exploitation, the control of wealth, direct management, and a captive foreign policy. Colonization involved theft on all levels […]. » (Memmi 2004 : 20). Selon cet auteur, la colonisation est d’abord « une exploitation politicoéconomique » semblable à celle du capitalisme dans les luttes marxistes, mais qui oppose un peuple (colonisateur) à un autre peuple (colonisé), plutôt qu’une classe sociale (bourgeoisie) à une autre (prolétariat) (Memmi 1957 : 15). Ces deux théories critiques sont non seulement compatibles, mais également cohérentes et pertinentes pour analyser les enjeux qui nous intéressent dans le cadre de cette étude, comme nous l’expliquerons.

2.1.2.1 Notion de post-colonialisme et évolution théorique

Le post-colonialisme s’est formé essentiellement à partir de l’œuvre majeure

L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident (1978) d’Edward Saïd. Né en Palestine, mais ayant vécu

la majorité de sa vie aux États-Unis, Saïd était un théoricien en littérature comparée s’intéressant particulièrement aux questions coloniales entourant le Moyen-Orient. Étant lui-même un intellectuel issu du système d’éducation coloniale anglo-saxon, il rédigea à la fin des années 1970 un livre qui ouvrit pour la première fois un espace sur la scène intellectuelle où il était possible d’analyser et de débattre des impacts culturels, intellectuels, moraux et politiques de la colonisation de l’Occident sur les autres nations (Moore-Gilbert 1997 : 34). Dans L’Orientalisme, Saïd se réapproprie la notion de discours, formulée par Michel Foucault, à laquelle il greffe l’importance du politique et de la culture matérielle pour expliquer comment l’Occident a construit l’idée de ce qu’est l’Orient à travers le processus de colonisation (Choudhury 2016 : 75; Moore-Gilbert 1997 : 36; Saïd 1978). Il démontre que l’idée de l’Orient n’est pas « innée », mais plutôt historiquement, politiquement et culturellement construite par l’interaction coloniale

Figure

Figure 1 : Population inuite selon le lieu de résidence (Gouvernement
Figure 2 : « Health Problems of Montreal Inuit » (Kishigami 1997 : 96)

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