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Place de l’aspect physique dans la conception de la santé des Inuit montréalais

Chapitre 6 : Analyse micro-sociale

6.1 Perspectives sur la dimension physique de la santé

6.1.2 Place de l’aspect physique dans la conception de la santé des Inuit montréalais

La santé physique est comprise d’une manière singulière par les Inuit vivant à Montréal, comme les infirmières ayant participé au groupe de discussion l’ont rapidement relevé :

P5 : Moi ce que j’entends souvent c’est « I’m still able to do it so I’m ok ». Tsé genre « I’m with my family so I’m ok, I can keep moving so I’m ok », ils sont très résilients là-dedans tsé. Si mettons ça ne les empêche pas physiquement, mentalement c’est plus difficile à évaluer parce qu’ils sont très fermés généralement, mais physiquement, c’est surtout d’être en mouvement.

P2 : Moi je pense que s’ils n’ont pas de symptômes, si ça ne les handicape pas, c’est pas trop un problème. S’ils le voient pas, bin ils vont pas… Tsé moi j’en ai plein qui ont des syphilis que je suis pas capable de traiter, je leur dis que ça peut aller à leur cerveau, qu’ils peuvent avoir des problèmes cardiaques, mais « Right now I’m ok, I’m not sick! ».

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En effet, l’importance accordée par les participants à leur santé physique n’était pas nécessairement liée à la gravité biologique de leur état physiologique : elle était plutôt déterminée par rapport à l’impact de la maladie sur leur capacité à être fonctionnels au quotidien, ou du moins à maintenir leur quotidien tel quel. Ainsi, selon les perspectives des participants aux entrevues et au photovoice, il est possible de se sentir en santé physiquement tout en étant malade biologiquement – à condition que ce mal ne se voit ou ne se sente pas, donc qu’il ne soit pas significativement handicapant dans la vie de tous les jours, comme en témoigne cet Inuk :

The doctor told me that I got a health problem, but I feel good. I, I have no problem with my health. But the doctor told me : « No, your heart is… », what do you call that? Mixed with fat. […] But I feel good, normal, regular guy... But the doctor... I don't know. But they don't know me. I feel good.

Comme le soulignait une infirmière ayant participé au groupe de discussion, cela pouvait être un défi pour les professionnels de la santé lorsqu’ils tentent de sensibiliser certains de leurs patients inuit à la nécessité de remédier à leurs maux même s’ils sont asymptomatiques ou qui ne provoquent pas de changements majeurs dans sa vie. C’est le cas pour les ITSS, par exemple, qui ne sont parfois pas visibles ou incommodantes, mais qui peuvent avoir des répercussions néfastes sur la santé de la personne porteuse et de celles qu’elle fréquente. Cet homme, bien qu’il soit déjà diagnostiqué comme étant porteur du virus de l'immunodéficience humaine (VIH), ne semblait pas préoccupé par les examens de santé sexuelle supplémentaires qu’il venait tout juste de passer : « I've got tested today for STD [sexually transmitted disease]. I'm all right though. Don't I look alright? ».

Cette idée de se sentir en santé physiquement si une pathologie n’empêche pas un individu d’être fonctionnel semble être fortement liée à la notion de résilience, qui est une qualité très valorisée par les Inuit (Therrien et Laugrand 2001 : 1). En termes de santé physique, être résilient implique d’accepter, dans une certaine mesure, les choses sur lesquelles nous n’avons pas le contrôle, comme l’expliquent Fletcher et Riva en définissant le concept inuit de santé physique (ilusirsusiarniq) : « We would also posit that there is a sense of inevitability towards some health events that may seem like fatalism to non-Inuit but is better pictured as a normal progression along the path of life for a person. » (Fletcher et Riva 2020 : 8-9). Selon notre analyse, il semblerait que pour les Inuit montréalais impliqués dans cette recherche, autant les have que les

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have not, accorder une attention minime aux maux physiques qui ne leur nuisent pas autrement

qu’à un niveau biologique pourrait donc être une forme de résilience. Ce jeune Inuk né à Montréal nous expliquait, durant le photovoice, une anecdote illustrant sa philosophie en ce sens :

I'm just a resilient person. […] When I was playing rugby, I hurt my ankle pretty badly. I fell on it and it bent backward. I heard a crack up my entire leg, and then I just sat up and straightened out my leg, and it hurt. Then my coach tried to help me stretch it out, see what was wrong, and then he's like, « I think it's just sprained. ». And I'm like: « Yeah, I should be fine ». And I got up and I just walked away. Then I played with a strained ankle in our game that following week. When I do hurt myself, I just don't feel the need to go to a hospital. I know I hurt myself, it's not like I'm going to die. If I feel like I'm going to die, then yeah… But most of the time, it just doesn't matter for me.

6.1.2.2 Le physique lié au mental

Au terme de cette étude, un élément important a émergé des données recueillies auprès des Inuit montréalais y ayant participé : beaucoup ont lié leur santé physique à leur santé mentale. Cette tendance généralisée suggère que pour les Inuit, ces deux dimensions de la santé sont interdépendantes. Comme nous l’avons mentionné dans la section du chapitre deux portant sur les perspectives inuit concernant le bien-être, si le corps prend inévitablement la forme qui lui était destinée et que ses dysfonctions ne sont prises en considération que lorsqu’elles sont limitantes au quotidien, nous pouvons en conclure que c’est surtout l’aspect psychologique qui fait le poids dans la perception qu’ont les Inuit de leur état de santé.

De plus, les propos de cette jeune participante semblent suggérer que c’est surtout l’état de santé mentale qui influence et s’exprime par la santé physique, et non l’inverse :

I very much would like to take better care of my mental health. I know it's quite different because for me, the way that my mental depression, I don't know... It comes out physically, so it'll show in me physically.

C’est également l’hypothèse mise de l’avant par l’anthropologue Ariane Benoît dans sa thèse de doctorat faite au Nunavik : « Les facultés psychiques mobilisées face aux circonstances de la vie peuvent considérablement influencer l’état physique et le rapport au corps. » (Benoît 2017 : 99).

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Therrien et Laugrand, qui ont questionné des aînés inuit par rapport à leurs perspectives sur la santé, en étaient aussi arrivés à cette conclusion :

Elders stress that only a strong mind allows for a healthy body. The body is hence to be put in close relation with all human experiences. […] [W]hen elders differentiate between body and mind, they tend to underline their complementarity and to stress their close relationship, because every person in linked to a broader physical, animal and social environment. If mind and body are so deeply bound together, it can then be easily understood why biological disorders are often interpreted as the expression of social-order deterioration. (Therrien et Laugrand 2001 : 1)

La dernière remarque de Therrien et Laugrand résonne particulièrement avec les propos avancés dans cette étude puisqu’elle implique que, selon les perspectives inuit, les désordres biologiques peuvent effectivement être associés (du moins en partie) à des débalancements sociaux plus globaux. De fait, les traumatismes historiques et la souffrance sociale peuvent avoir une influence sur la façon dont les personnes perçoivent leur état de santé. D’une part, comme l’ont démontré Bombay et ses collègues, parce que l’accumulation de facteurs stressants et traumatisants a un impact notable sur la santé mentale des individus touchés, causant un nombre disproportionné de cas recensés de dépression, d’anxiété et d’idées suicidaires, par exemple (Bombay et al. 2014). D’autre part, comme l’explique Sotero, parce que ces enjeux de santé mentale, créant une chaîne causale de répercussions, ont également des conséquences à moyen et à long terme sur la santé physique : « More recently, clinical studies have linked chronic stress associated with PTSD [post-traumatic stress disorder] to physical health. Chronic stress has been linked to impairment of the nervous system, the hypothalamic-pituitary-adrenal (HPA) axis, and cardiovascular, metabolic, and immune systems. These impairments contribute to chronic diseases such as diabetes, hypertension, and cardiovascular disease. » (Sotero 2006 : 95). Cette femme inuk, souffrant de dépression chronique, nous parlait des répercussions de sa santé mentale sur sa santé physique, sachant qu’être en surplus de poids est un facteur de risque important pour les maladies chroniques :

In grade nine, I was in depression. Um, because before we moved [down south] I had depression as well. But then I, uh, did my best to adjust the first two years of high school. But then my depression came back and that's… and I gained a lot of weight in high school.

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Ces derniers points nous mènent à la prochaine section, portant précisément sur la manière dont les participants à cette recherche appréhendaient leur santé mentale.