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Une fois encore, le poème Piers Plowman se distingue des autres poèmes du corpus, car l’auteur en est connu. Son nom tout au moins, car les informations le concernant restent très lacunaires. De ce fait, les hypothèses sur son compte foisonnent, et sont parfois extrêmement éloignées les unes des autres, à tel point que l’on a pu parler de mythe de Langland179. Cette abondance met en relief les problèmes liés aux tentatives de reconstruction de la vie d’un auteur médiéval180.

William Langland a probablement vécu entre 1330 et la fin des années 1380 (les discussions sur la date de la dernière version sont nombreuses181). Ce nom apparaît dans une mention du manuscrit Dublin, Trinity College 212 (ex D 4.1), daté des environs de 1400, qui nous fournit quelques éléments sur les origines de Langland182 :

“Memorandum quod Stacy de Rokaile pater Willielmi de Langlond qui Stacius fuit generosus et morabatur in Schiptoun under whicwode tenens domini le Spenser in comitatu Oxoniensi qui predictus Willielmus fecit librum qui vocatur Perys Ploughman”183.

179 C. D. Benson, “Langland’s Myth”, dans William Langland’s Piers Plowman. A Book of Essays, éd. K. Hewett-Smith, Londres, New York, 2001, p. 83-99.

180 Voir Hudson, “William Langland’s Kynde Name”, op. cit., pour une analyse détaillée de ces questions. 181 Annexe 1, p. 613.

182 Manuscrit n°3 de l’annexe 2, p. 641.

183“Il vaut la peine de consigner que Stacy de Rokayle était le père de William de Langlond ; ce Stacy était de gente naissance et vivait à Shipton-sous-Wychwood, un tenancier de Lord Spenser dans le comté d’Oxfordshire. Le susdit William a fait le livre qui est appelé Pierre le Laboureur”. Ce Lord Spenser était probablement le troisième Hugh Despenser (Hanna, Langland, p. 2-3). La famille des Despenser était bien implantée dans les Midlands, malgré un

Le nom donné est confirmé par un vers de la version B :

“I have lyved in londe, quod I, my name is Longe Will”184.

Tout le monde est d’accord aujourd’hui pour attribuer la paternité de Piers Plowman à Langland, même si les controverses ont été nombreuses185. Il est également à peu près établi qu’il est originaire du Worcestershire, à l’ouest de l’Angleterre, dans les Midlands. Le lord Spencer mentionné ci-dessus avait ses propriétés près de Malvern, plusieurs fois cité dans le poème. Le poème est écrit dans le dialecte de cette région. Par ailleurs, la forme même du poème, le vers allitératif, contribue à situer l’auteur dans cette région, puisqu’il a pu y prendre connaissance plus facilement qu’ailleurs de la tradition allitérative. Sa famille appartenait probablement à la petite gentry, son père Stacy de Rokaile étant mentionné comme generosus – gentleman, tenancier de terres de lord Despenser.

Ces informations, précieuses lorsqu’on les compare au silence entourant nos autres poèmes, sont malheureusement les seules indications externes. Au demeurant, elles corroborent l’hypothèse d’une importance grandissante de la gentry dans la production littéraire. Pour le reste, tout ce qui a été dit sur l’auteur, et notamment sur sa formation, provient d’éléments internes à l’œuvre.

Beaucoup d’érudits se sont interrogés sur le lieu où Langland avait pu acquérir l’éducation et la culture qui transparaissent dans son œuvre. En effet, il connaît bien la Bible, particulièrement les Psaumes, les Évangiles et les Épîtres ; le Missel lui est également familier. Il a une connaissance certaine de l’exégèse biblique186. Par ailleurs, il est au fait des grands thèmes théologiques du siècle et des écrits des Pères de l’Église, sans doute au moins en partie par le biais de certains manuels pastoraux, comme l’Oculus Sacerdotis de William de Paull (vers 1320)187. Il avait une bonne maîtrise du droit car les expressions juridiques sont nombreuses188. Il devait même posséder un peu de français. De manière générale, comme l’a fait remarquer Kathryn Kerby-Fulton – mais l’on s’en aperçoit à la lecture du

passé agité du temps d’Edouard II. Les Despenser étaient alors des favoris du roi honnis (cf. C. Given-Wilson, The English nobility in the late middle Ages : the 14th century political community, Londres, 1987, p. 32 et suiv).

184 Piers Plowman B, XV 152 : “J’ai beaucoup vécu dans ce monde, dis-je, et mon nom est Long Will”.

185 Encore que les présomptions sont de plus en plus fortes sur le fait que Langland soit un pseudonyme. A ce sujet, voir K. Kerby-Fulton et S. Justice,“Langlandian Reading Circles and the Civil Service in London and Dublin, 1380- 1427”, New Medieval Literature 1, 1997, p. 59-83.

186 Voir les différents travaux de John Alford sur ce sujet et ci-dessous, chapitre 11, p. 412-415.

187 Cf. K. Kerby-Fulton, “Piers Plowman”, CHMEL, p. 513-538, notamment p. 527-28. Sur la connaissance que Langland a pu avoir des manuels pastoraux, voir N. Gray, “A Study of Piers Plowman in Relation to the medieval penitential tradition”, Diss. Cambridge University, 1984 ; sur l’Oculus Sacerdotis, voir L. E. Boyle, “The Oculus Sacerdotis and Some Other Works of William of Pagula”, TRHS 5, 1955, p. 81-110. Ce manuel pastoral subsite dans près de cinquante manuscrits.

poème – c’est la variété de ses connaissances qui est surprenante, dépassant la simple connaissance cléricale189.

Les chercheurs sont en désaccord sur l’origine de son savoir. Peut-être est-il allé à l’abbaye de Great Malvern, ou bien a-t-il commencé ses études à Oxford et effectué au moins les premières années Cette dernière hypothèse a été émise par Francis du Boulay et Janet Coleman190. Elle est étayée par sa maîtrise des méthodes rhétoriques et logiques ; si c’est le cas, il n’a pu y rester. John Bowers avance qu’il aurait en fait étudié dans l’école cathédrale, plus précisément celle de Worcester191, située dans la région de naissance du poète et contrôlée par un chapitre régulier bénédictin ; or, plusieurs passages de Piers Plowman suggèrent que Langland connaissait bien le mode de vie et de pensée bénédictins192.

Parmi les différentes hypothèses effectuées sur sa carrière, deux d’entre elles reviennent fréquemment. Si l’on en croit les diverses références présentes dans son poème, Langland était un clerc n’ayant reçu que les ordres mineurs, qui a peut-être gagné sa vie – au moins en partie – en disant des prières, en lisant des psaumes :

“And thow medlest thee with makynges – and myghtest go seye thi Sauter, And bidde for hem that yyveth thee breed”193.

Dans la version A, Will le rêveur est également présenté comme un scribe (passus VIII, vers 42-4), et la connaissance du vocabulaire et des documents juridiques dont Langland fait preuve conduit à penser qu’il a pu travailler comme scribe, rédigeant des documents de ce type194. Cette dernière hypothèse nous semble plausible, mais ces deux activités ne sont pas incompatibles.

Pour le reste, nous ne savons rien de ses moyens de subsistance, et il a peut-être même été réduit à mendier :

“Now with hym, now with here ; on this wyse I begge Withoute bagge or botel but my wombe one…”195

189 Voir par exemple ci-dessous, chapitre 4, p. 137-138, pour sa connaissance des techniques des métiers du textile. 190F.R.H. du Boulay, The England of Piers Plowman, Cambridge, 1991, p.21-22. Coleman, Medieval readers and writers, op. cit., p. 34.

191 J.M. Bowers, The crisis of will, Washington, 1986, p.19 et suiv.

192 Sur cet aspect, voir aussi Kerby-Fulton, “Piers Plowman”, op. cit., p. 531.

193 Piers Plowman B XII, 16-17 : Et toi, tu es là, t’amusant à versifier quand tu pourrais t’employer à dire tes Psaumes, et prier pour ceux qui pourvoient à ta nourriture.

194 Cf. K. Kerby-Fulton et S. Justice, “Langlandian Reading Circles and the Civil Service in London and Dublin, 1380-1427”, New Medieval Literature 1, 1997, p. 59-83, p. 63.

195Piers Plowman C V, 51-52 : “Une fois ici, une fois là ; de cette manière je mendie, sans sac ni bouteille, mais avec mon seul estomac…”

Ces derniers vers proviennent d’un long passage (C V, 1-108) que plusieurs auteurs ont considéré comme autobiographique. Les controverses à ce sujet sont toutefois importantes196. Une chose est sûre cependant, Langland ne faisait pas partie du clergé privilégié, et là encore, la frontière entre clerc et laïc apparaît souvent floue. Nous verrons que cet aspect est mis en exergue dans le poème197. Par ces différents traits, il ne cadre pas avec les hypothèses sur le statut social des poètes du renouveau allitératif. Il ne semble ni faire carrière dans l’administration royale, ni être vraiment intégré dans les réseaux de la gentry (bien qu’il en soit peut-être issu) ou dans la maisonnée d’un seigneur, en tout cas de manière permanente. Cependant, il est peu vraisemblable qu’il n’ait eu aucun soutien, surtout au vu de la rapidité de la diffusion de son œuvre198. Janet Coleman note qu’il a pu être patronné par des marchands londoniens, car les manuscrits sont souvent très corrompus199. Mais cela ne constitue pas, à notre avis, une raison suffisante, comme nous le verrons dans le troisième chapitre de cette partie. Anne Middleton émet l’hypothèse qu’à la fin de sa vie, lors de son retour probable dans sa province d’origine, Langland a été soutenu par les Despenser, grande famille bien implantée dans les Midlands, propriétaires des terres tenues par son père200.

Enfin, il a sans doute habité Londres, au moins pendant quelques temps. Il y a en effet plusieurs références précises à la ville dans le poème201. C’est au cours de ce(s) séjour(s) qu’il a appris à connaître aussi bien les événements contemporains que le fonctionnement de la société politique. Néanmoins, la manière dont il est parvenu à cette connaissance reste un mystère. Au contraire de Geoffrey Chaucer et dans une moindre mesure de John Gower, nous ne possédons pas de documents sur la nature des relations de Langland à Londres, puisque nous n’en avons pas sur sa vie202. Récemment cependant, des hypothèses ont été formulées sur les activités de Langland à Londres. Il n’aurait pas été si isolé que l’on pourrait le croire a

196 Cette ‘autobiographie’ (dont la traduction est donnée en appendice de l’annexe 1, p. 634-636) a provoqué une littérature abondante, d’autant que ce passage, qu’il soit réellement autobiographique ou non, apporte en tout cas des éléments précieux sur les rapports de l’auteur avec son texte à la fin du XIVe siècle. Nous y reviendrons dans le

chapitre 13.Voir notamment les articles réunis dans le recueil Written Work. Langland, Labour and Authorship, éd. S. Justice et K. Kerby-Fulton, Philadelphie, 1997.

197 Voir ci-dessous, chapitre 4, p. 115-121. 198 Voir ci-dessous, chapitre 3, p. 70-71.

199 Coleman, Medieval Readers and Writers, op. cit., p. 22

200 A. Middleton, “William Langland’s ‘Kynde Name’ : Authorial Signature and Social Identity in Late Fourteenth Century”, dans Literary practice and social change in Britain, 1380-1530, éd. L. Patterson, p. 15-82 et notamment p. 20. Selon Aubrey Schmidt toutefois, il n’a pas eu de véritable patron (The Clerkly Maker : Langland’s Poetic Art, Cambridge, 1987, p. 2)

201 C. Barron, “William Langland, A London poet”, dans Chaucer’s England Literature in historical context, éd. B. Hanawalt, p. 91-109. Voir ci-dessous, chapitre 4, p. 128-130, pour la complexité de ses perceptions par rapport à Londres.

202 Pour Chaucer, voir D. Pearsall, The Life of Geoffrey Chaucer, Oxford, 1992 ; pour Gower, voir J. Fisher, John Gower : Moral Philosopher and Friend of Chaucer, Londres, 1964.

priori, en tout cas au vu de la manière dont il présente sa persona203. Mais ceci relève surtout

de ses relations, et donc de son audience.

Il faut mentionner deux autres hypothèses sur Langland, très marginales par rapport au relatif consensus sur le fait qu’il était un clerc mineur et sans doute un scribe. La première est celle de David Fowler qui, partant du principe qu’il y a deux auteurs différents pour le poème, le premier pour la version A et le second pour les autres, suggère que ce dernier pourrait être John Trevisa, traducteur contemporain de Langland, patronné par Thomas Berkeley204. Cette hypothèse repose cependant sur des indices très fragiles et elle est très contestée.

La seconde hypothèse est celle de Lawrence Clopper. Selon lui, Langland aurait probablement été un Franciscain205, sa grande théorie étant que le poème lui-même est avant tout teinté de franciscanisme206. Le poème s’adresserait selon lui avant tout à des frères mineurs. Mais d’une part, nous le verrons, il n’y a pas de trace précoce (reconnue pour le moment) de ce type d’audience207 ; d’autre part, l’auteur soulève un certain nombre d’obstacles à ses propres hypothèses. Il les balaye, mais celles-ci me paraissent au contraire significatives :

“Lorsqu’il a formulé l’analyse raisonnée selon laquelle il pouvait légitimement inclure les accusations que d’autres font à l’encontre des frères, a-t-il considéré que son poème pouvait être mal interprété comme un poème antifraternel ? Est-ce que cela lui importait puisque les accusations qu’il rapportait étaient déjà publiques ? Est-ce de sa part une tactique de mortification ? Est-ce que le risque d’une mauvaise lecture était moins important que l’appel à la réforme ? Si les premiers lecteurs étaient une coterie de franciscains réformistes, auraient-ils vu le risque de mauvaise interprétation par d’autres ?208”

La question essentielle est ainsi celle d’une mauvaise lecture qui apparaît obligatoire. Il y a certes des problèmes évidents d’interprétation et il est clair que Langland a souvent été “mal

203 Kerby-Fulton et Justice, “Langlandian Reading Circles”, op. cit. De toute manière, sa connaissance évidente des affaires du royaume rend cet isolement intenable.

204 D. C. Fowler, Piers Plowman : Literary Relations of the A and B Texts, Seattle, 1961 ; The life and times of John Trevis, medieval scholar, Londres, 1995.

205 L. Clopper, Songs of Rechelesness. Langland and the Franciscans, Arn Arbor, 1997.

206 “If we have a writer who combines a reformist Franciscan stance with an imitation of Bonaventuran exemplarism, and if that poet also writes into his poem the idiosyncratic Bonaventuran theology that combines the fecundity of the Father with the notion of Christ as medium, and if that poet creates a theology of history that posits a crucial role for the friars in the last days, then we must wonder if the poet is not resident within this rich Franciscan milieu” (ibid, p. 327). Le traitement des frères par Langland sera envisagé dans la troisième partie.

207 Alors que les traces pour d’autres types d’audiences sont beaucoup plus nombreuses.Voir ci-dessous, chapitre 3, p. 101-109.

208 Clopper, Songs of Rechelesness, op. cit., p. 332 : “When he formulated the rationale that he could legitimately include the accusation that others make about the friars, did he consider that his poem could be misread as an antifraternal poem ? Did it matter to him since the accusations he reports were already public ? Is his a tactic of shaming ? Was the risk of misreading less important than the call to reform ? If the primary readers were a coterie of reformist Franciscans, would they have seen the risk of misreading by others ?”

interprété”, encore que cette affirmation soulève un certain nombre de problèmes, mais cette hypothèse paraît cependant un peu extrême. Elle a cependant eu le mérite d’insister sur sa connaissance d’enjeux dont se sont beaucoup préoccupés les Franciscains, qui rend probable le fait qu’il a été en contact avec certains de leurs représentants (et qu’il a peut-être étudié dans un couvent à une période de sa vie).

Les différentes hypothèses sur la vie de Langland révèlent surtout la complexité de son poème, et les multiples emprunts qu’il a fait à des milieux très différents. L’exemple de cet auteur révèle de manière particulièrement appropriée le paradoxe que nous avons défini au début de chapitre, mais il montre aussi que ce dernier peut se révéler fécond pour la compréhension de la composition du poème.