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Wolde I nevere do werk

4. Tentatives de résolution

Dans les pages précédentes, nous avons essayé de relever les différentes tentatives des poètes pour assimiler les écarts entre représentations véhiculées et transformations en cours à propos du travail, de l’argent et de la structure même de la société. Pour les auteurs de Song of

the Husbandman, de The Simonie, de Richard et de Mum, l’approche est avant tout juridique

et politique. Les poèmes les plus tardifs ont une réponse politique plus articulée qui dépasse la dénonciation des individus impliqués dans le processus de transformation de la société et de l’Etat. Sur un plan plus généralement social, la tentative de réponse la plus claire est celle de Langland, qui tente au passus XIX de proposer une vision idéale, voire utopique, d’une société chrétienne régénérée.

Avec la distribution des dons de Grace et la fondation de la forteresse chrétienne sous l’égide de Piers, nous observons une tentative de réconciliation forte entre les différentes tensions de la société perçues par Langland, une tentative où toutes les composantes de la société trouveraient leur place dans un ordre fusionnant à la fois le cadre féodal et les nouveautés apportées par ailleurs, tels que les métiers urbains et intellectuels. En effet, les dons de Grace sont présentés dans un cadre manorial ; juste après la distribution, Grace établit le gouvernement ainsi :

And crouneth Conscience kyng, and maketh Craft youre stiward, And after Craftes conseil clotheth yow and fede.

For I make Piers the Plowman my procuratour and my reve And registrer to receyve redde quod debes.

My prowor and my plowman Piers shal ben on erthe, And for to tilie truthe a teeme shal he have200.

199 Il faut certes tenir compte du fait que nous n’avons pas la fin du poème. Il semble cependant que la partie du jugement du roi qui subsiste montre bien cette perplexité, par son refus d’un jugement moral explicite des deux parties.

200 Piers Plowman B, XIX 258-263 : “Couronnez Conscience comme votre roi, faites d’Habileté votre intendant ; et suivez ses conseils pour vous vêtir et vous nourrir. Je fais de Pierre le Laboureur mon agent et mon officier. Ce sera mon commissaire, chargé de tenir les comptes de tous les Redde quod debes. Sur cette terre, Pierre doit être mon ravitailleur et mon laboureur ; et, pour cultiver la vérité, il disposera d’un équipage”.

Mais au sein de ce schéma hiérarchique, où la conscience en tant que principe individuel et collectif a une place fondamentale201, les relations sont également horizontales (les nobles par exemple ne viennent pas en premier dans la distribution des dons) :

And gaf ech man a grace to gye with hymselven,

That Ydelnesse encombre hym noght, ne Envye ne Pride:

Divisiones graciarum sunt.

Some wyes he yaf wit. With wordes to shewe – Wit to wynne hir liflode with, as the world askelh, As prechours and preestes, and prentices of lawe – They lelly to lyve by labour of tonge,

And by wit to wissen othere as grace hem wolde teche. And some he kennede craft and konnynge of sighte, With sellynge and by buggynge hir bilyve to wynne. And some he lered to laboure on lond and on watre, And lyve by that labour – a lele lif and a trewe. And some he taughte to tilie, to dyche and to thecche, To wynne with hir liflode bi loore of his techynge.

And sorne to devyne and divide, diverse noumbres to kenne ; And some to compace craftily, and colours to make ;

And some to se and to seye what sholde bifalle, Bothe of wele and of wo, telle it wel er it felle

As astronomyens thorugh astronomye, and philosofres wise. And some to ryde and to recovere that unrightfully was wonne He wissed hem wynne it ayein thorugh wightnesse of handes, And fecchen it fro false men with Folvyles lawes.

And some he lered to lyve in longynge to ben hennes, In poverte and in pacience to preie for alle Cristene202.

Les discussions sur cet épisode sont nombreuses, en particulier entre David Aers et James Simpson. Tous deux sont d’accord sur le fait que ce schéma permet au travail de trouver sa place au sein de la dynamique du salut. Mais il nous semble nécessaire d’insister davantage sur le fait que ce sont ici tous les métiers qui peuvent participer du salut, et non pas seulement les métiers traditionnels – surtout le travail de la terre. Cette refondation est d’autant plus

201 Voir ci-dessous, chapitre 15, p. 586-590.

202 Piers Plowman B, XIX 228-250 : “Et il donna à chaque homme une grâce avec laquelle il puisse trouver son chemin, afin de ne pas être harcelé par Oisiveté, ou par Envie ou par Orgueil : Il y a des grâces variées (1 Cor 12 :4). A certains, il donna le pouvoir de l’intelligence et le don d’éloquence, pour gagner leur vie en ce bas monde : prêcheurs, prêtres, et étudiants en droit canon – de façon qu’ils mènent une vie honnête par le labeur de leur langue et utilisent leur intelligence pour instruire les autres en accord avec l’enseignement de Grâce. A certains, il donna des talents basés sur l’usage de leurs yeux, afin de gagner leur pain dans le commerce. A d’autres, il apprit les arts de l’agriculture et de la pêche, une forme de travail honorable et honnête. Et il enseigna à certains hommes à manoeuvrer la charrue, à creuser des fossés, à couvrir les toits de chaume, et à gagner ainsi leur vie, en suivant son enseignement. A certains, il apprit à calculer, à diviser, et à enseigner l’arithmétique ; à certains, il enseigna le dessin et la préparation des couleurs ; à d’autres, à prévoir et à prédire le futur, ce qui pouvait arriver en bien ou en mal avant que cela ne se produise ; c’est la fonction des astronomes et des savants. A d’autres encore, il apprit à monter à cheval et reconquérir des biens mal acquis, par la force et, si nécessaire, en utilisant les lois de Folville, pour prendre le dessus sur des criminels endurcis. A certains, Grâce inspira le désir de se détacher des préoccupations de ce monde, de vivre dans le dénuement et la résignation, en priant pour tous les Chrétiens”.

significative du fait que ce sont justement les métiers intellectuels et non directement productifs qui constituent surtout un problème pour Langland. Cela me paraît d’autant plus important que ces métiers sont souvent associés à Mede.

La divergence principale entre ces deux érudits porte sur le fait que selon James Simpson, cet idéal est en partie calqué sur le modèle fraternel que l’on peut trouver dans les guildes, et en particulier les guildes londoniennes. Il met cela en relation avec le fait qu’il y a une intense rivalité au sein de ces dernières, que Langland essaie de résoudre de manière imaginaire :

“Le principal intérêt de Langland est ici d’imaginer un contexte pour la rénovation de l’Eglise, et d’imaginer un contexte dans lequel la rivalité intense des métiers de Londres est résolue ; le modèle auquel il fait appel est celui de la fraternité…”203.

Mais selon David Aers, le problème de cet épisode est tout autre :

“Ce que la Pentecôte et Grace nous offrent est une vision utopique qui met de côté les ‘questions fondamentales’ soulevées par les relations économiques et sociales en Angleterre après la Peste Noire… Le poète a ainsi mis entre parenthèse les problèmes les plus ennuyeux sur la justice, les salaires, les conditions et le travail, en choisissant, de manière assez compréhensible, de ne pas retourner à la vision plus provocante de la première communauté chrétienne fondée dans les Actes des Apôtres”204.

Dans un autre article, il rejette d’ailleurs le fait que Langland puisse imaginer “un ordre social et ecclésiastique alternatif à la société et à la culture du marché dynamique”205. Il nous semble pourtant que la refondation du passus XIX représente une tentative de ce genre. Le propre des visions idéalisées n’est-il pas de laisser de côté les éléments les plus problématiques ? Le fait même que Langland ait voulu mettre en place une vision de la société réconciliant ses différentes contradictions, suggère que les représentations de la société sont alors en bouleversement (et pas seulement la société tout court). Et finalement, lorsqu’au passus XX, Conscience est obligé de partir en quête de son salut tout seul, et non plus dans le cadre de la société, il faut rappeler que dans la mise en place du passus XIX, c’est ce personnage qui en est à la tête. De même, lorsqu’aux vers 207-210 de ce même passus XX,

203 J. Simpson, “‘After craftes conseil clotheth yow and fede’ : Langland and London City Politics”, dans England in the 14th century. Proceedings of the 1991 Harlaxton Symposium, éd. N. Rogers, Stamford, 1993, p. 109-27, p. 127 :

“Langland’s main interest here is to imagine a context for the renovation of the Church, and to imagine a context in which the intense trade rivalry of his London is resolved ; the model to which he appeals is that of the fraternity…”. 204 D. Aers, “Justice and Wage-Labor after the Black Death : Some perplexities for William Langland”, dans The Work of Work : Servitude, Slavery and Labor in Medieval England, éd. A. J. Frantzen et M. Douglas, Glascow, 1994, p. 169- 190, p. 184 : “What Pentecost and Grace gives us is a utopian vision that sets aside ‘the fundamental questions’ thrown up by economic and social relations in England after the Black Death… The poet has thus bracketed the most vexing problems about justice, wages, conditions and work, while, understandably enough, choosing not to go back to the most challenging vision of early Christian community found in the Acts of the Apostles”.

205 “Piers Plowman and Problems in the Perception of Poverty”, op. cit. p. 21 : “an alternative social and ecclesiastical order to the dynamic market society and culture…”.

Kynde conseille à Will de ne pratiquer que le craft de l’amour, cela peut certes être interprété

comme un rejet du travail terrestre, mais également comme un constat de la faillite de l’individu à accomplir avec amour ce même travail. Cela relève d’une dialectique entre la réflexion vis-à-vis des contraintes sociales et de la place de l’homme au sein de la société humaine et divine, sur laquelle nous reviendrons dans le dernier chapitre. Il y a donc une certaine cohérence, même si c’est une vision pessimiste qui semble finalement l’emporter.

Au-delà de l’aspect spirituel, fondamental, une tension très nette est repérable, entre le système “traditionnel”, la reconnaissance de l’existence d’une économie davantage fondée sur la monnaie et le profit, symbolisée par la complexité du personnage de Mede, mais aussi par celle d’Haukyn et de Will et l’intégration de ces transformations dans un cadre idéologique en façonnement. Même si Langland penche du côté du système traditionnel, il y a des ambiguïtés qu’il ne résout pas ; au vu des éléments traités ci-dessus, il faut nuancer l’accusation de conservatisme dont il a souvent fait l’objet206. En fin de compte, c’est peut-être pour cela que son poème a été utilisé par les révoltés de 1381. En ce sens, l’analyse de Steven Justice sur cette utilisation peut prêter à discussion207. Nous avons déjà remarqué que selon cet auteur, c’est le langage de Langland et non ses idées, qui ont été récupérées dans les lettres de John Ball208. Pourtant, ses idées mêmes sont parfois équivoques et susceptibles d’interprétations divergentes. Les révisions de la version C, souvent perçues comme un rejet de cette utilisation, posent dans cette optique un certain nombre de problèmes209. Selon Steven Justice toujours, Langland, dans ces révisions, n’a pas fait disparaître tout ce qui avait pu mener les révoltés à l’utiliser. Il l’a posé autrement, pour reprendre le contrôle de son texte. Mais,

“En confrontant C à B, s’ajustant aux événements en cour, reconfigurant visiblement son texte pour le faire correspondre à la reconfiguration du discours public, Langland a effectivement enregistré, sans narrations, l’histoire contemporaine des tentatives de

206 Celles-ci sont nombreuses, mais Arthur Ferguson me semble bien les résumer dans son ouvrage The Articulate Citizen and the English Renaissance (Durham, 1965) : “It is this sense of social order, rather than any class feeling or any political conviction, that accounts for the paradoxical conservatism which made Langland, the prophet of hard work, the poet of the plowman, the acidulous critic of society in all its branches, at the same time the stout defender of things as they are.” (p. 60) Il ajoute cependant quelques lignes plus loin que “In his preoccupation with Mede… there are indications of a deeper understanding of social forces than Gower was able to achieve.”

207 S. Justice, Writing and Rebellion, England in 1381, Berkeley, 1994. 208 Voir ci-dessus, chapitre 3, p. 104-105.

209 Anne Hudson, dans son article “Piers Plowman and the Peasants Revolt, A Problem Revisited”, YLS 8, 1995, p. 85-106, a émis l’hypothèse que c’était la version B, datée dans ce cas plus tardivement, qui constituait une réponse à la révolte. Mais ses arguments ne me semblent pas tout à fait convaincants, dans la mesure où certains éléments qu’elle donne pour appuyer son argumentation, comme le problème de la dépossession du clergé, me semblent davantage remis en cause par le poète après la révolte.

réforme sociale et religieuse… Il a abordé la révolte non comme une terreur isolée, unique et monstrueuse…, mais comme un moment dans l’histoire de la réforme”210. Cela correspond à sa représentation idéalisée des paysans. Malcolm Godden montre qu’il y a dans ces révisions une clarification de sa conception du travail dans un sens positif211. Enfin, même la transformation du passage mettant en place la société idéale dans le prologue est sujette à discussion212. Dans la version C en effet, le pouvoir fondateur des commune disparaît :

Thenne cam ther a kyng, knyghthede hym ladde, Myght of tho men made hym to regne213.

Il est donc remplacé par celui des nobles. Cette transformation a généralement été envisagée comme une réaffirmation de la toute puissance du roi et des classes dominantes214. Mais Susan Crane propose une autre interprétation. Cette révision serait une reconnaissance du hiatus entre les événements et l’idéologie dominante215. Cette interprétation va dans le sens de nombreux autres indices et elle a le mérite d’exposer sans ambages les ambiguïtés du poème, qui interdisent toute explication péremptoire.

Langland n’est d’ailleurs pas le seul auteur à exprimer ces tensions, et le parallèle avec Chaucer est ici éclairant216. Certes, les différences entre ces deux auteurs sont importantes ; Chaucer se place en situation de distanciation beaucoup plus grande vis-à-vis des thèmes socio-politiques217. Néanmoins, dans son ouvrage Social Chaucer, Paul Strohm a montré que

210 Justice, Writing and Rebellion, op. cit., p. 239 : “By playing C back against B, adjusting to intervening events, visibly reconfiguring his text to match the reconfiguration of public discourse, Langland in effect registered, without narrating, the contemporary history of attempts to reform social and religious life… he addressed the rising not as the isolated and monstruous and unique terror…, but as one moment in the history of reform”.

211 Godden, “Plowmen and hermits in Langland’s Piers Plowman”, op. cit. 212 Voir ci-dessus, citation des vers 112-123, p. 121-122.

213 Piers Plowman C, prol 139-40 : “Ensuite vint un Roi ; la Chevalerie le précédait ; le pouvoir de ces hommes l’a établi comme souverain.”

214 Cf. en particulier A. Baldwin, The theme of government in Piers Plowman, Cambridge, 1981.

215 S. Crane, “The Writing Lesson of 1381”, dans Chaucer’s England literature in historical context, op. cit., p. 201-221, p. 213 : “The revised passage in Langland’s C-Text makes sense as an ideologically grounded repudiation of the rebels’ actions and their citations of Piers Plowman, yet the passage also marks contrary sense as an acknowledgment of the gap between ideology and event that was made evident in both the rising of 1381 and its suppression”.

216 D’autant plus qu’il y a des similarités importantes entre les prologues des deux poèmes. Selon Helen Cooper dans son article “Langland’s and Chaucer’s Prologues” (YLS 1, 1987, p. 71-81), Chaucer se serait inspiré du prologue de la version A de Piers Plowman.

217 Cf. D. Pearsall, The Life of Geoffrey Chaucer, Oxford, 1992, p. 244 : “… passages from Canterbury Tales… seemed to confirm the generally structural and aesthetic function of references to government and kingship, the organization of society, social class, social conflict of the poor. These are not Chaucer’s ‘subject’ as they are Langland’s”.

Ce phénomène s’expliquerait par le fait que, si les deux auteurs étaient également conscients des transformations de la société anglaise de la fin du XIVe siècle, Chaucer aurait été socialement davantage le produit de ces

transformations – et dans un sens relativement privilégié – que Langland. Il aurait donc pu les appréhender d’une manière sereine, alors que les inquiétudes apparaissent profondes à travers Piers Plowman.

la construction des Canterbury Tales constituait une réponse littéraire aux transformations des rapports sociaux :

“Les variations génériques et stylistiques de Chaucer, et sa multiplication des différentes vocalités par lesquelles cette variation est soutenue, peut être vue comme une réponse de médiation au factionalisme et à la contradiction au sein de sa propre expérience sociale… L’entreprise esthétique de Chaucer de définition d’un espace littéraire permettant une libre interaction de différentes formes et styles peut être placée dans une relation réciproque avec l’entreprise sociale de définition d’un espace public hospitalier pour les différentes classes sociales aux envies sociales différentes”218. La refondation du passus XIX participe de cette même volonté de définir – au moins de manière imaginaire – une nouvelle expression de rapports sociaux transformés, ce qui ne peut se faire que dans une société chrétienne régénérée.

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Les réflexions des poètes sur l’organisation de la société et son fonctionnement dépassent largement le cadre des stéréotypes. Dans les interstices de représentations convenues se glissent des indices qui suggèrent que les poètes tentent de comprendre les décalages entre réalités sociales, discours des élites et discours de résistance, la révolte de 1381 constituant à cet égard un phénomène important. Ainsi prennent-ils leur place au sein de cette “matrice productive” envisagée plus haut. En ce sens, les poèmes sont un des éléments qui permettent d’envisager des réseaux complexes d’idées en évolution. À cet égard, la perception du gouvernement par les poètes apparaît riche d’enseignements.

218 P. Strohm, Social Chaucer, Cambridge et Londres, 1989, p. 163-164 : “Chaucer’s generic and stylistic variation, and his multiplication of the different vocalities by which this variation is sustained, may be viewed as a mediated response to factionalism and contradiction within his own social experience… Chaucer’s esthetic enterprise of defining a literary space that permits free interaction of different forms and styles may be placed in reciprocal relation with the social enterprise of defining a public space hospitable to different social classes with diverse social impulses”.

CHAPITRE CINQ

DU GOUVERNEMENT

Thanne kam ther a Kyng : Knyghthod hym ladde ; Might of the communes made hym to regne. And thanne cam Kynde Wit and clerkes he made For to counseillen the Kyng and the Commune save. The Kyng and Knyghtod and Clergie bothe

Casten that the Commune sholde hem communes fynde. The Commune contreved of Kynde Wit craftes,

And for profit of al the peple plowmen ordeyned To tilie and to travaille as trewe lif asketh.

The King and the Commune and Kynde Wit the thridde