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PARTIE I. CONSIDERATIONS THEORIQUES

CHAPITRE 1 – TEMPS, INDIVIDU ET SOCIETE : CONTEXTUALISER LE RAPPORT AU

3. Eléments d’analyse du rapport aux temps modernes

3.2. Weber et l’esprit du capitalisme

Dans son célèbre ouvrage, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1920), Weber cherche à analyser ce qu’il dénomme « l’esprit du capitalisme ». Au lieu de proposer une définition conceptuelle de son objet d’étude, Weber propose une longue citation d’un document de cet « esprit » du capitalisme, dans sa pureté presque classique (Weber, 1920, p.25) que nous reproduisons partiellement ici, du fait de la place prééminente qui y est donnée au temps : « Souviens-toi que le temps, c'est de l'argent. Celui qui, pouvant gagner dix shillings par jour en travaillant, se promène ou reste dans sa chambre à paresser la moitié du temps, bien que ses plaisirs, que sa paresse, ne lui coûtent que six pence, celui-là ne doit pas se borner à compter cette seule dépense. Il a dépensé en outre, jeté plutôt, cinq autres shillings. » (Franklin, 1748). Bien entendu, cette citation de Benjamin Franklin est célèbre, la maxime « le temps c’est de l’argent » étant devenue une expression populaire. Les conseils de

10 Ce que Cawelti dénomme comme « le respect du temps de l’horloge » est considéré par Foucault comme le pouvoir disciplinaire du temps (cf. infra).

11 Voir infra, item 5 de l’échelle de Perspective Temporelle Future de la ZTPI : « Cela me dérange d’être en retard à mes rendez-vous. ».

Franklin donnent une place prépondérante à l’argent, l’accumulation de l’argent étant considérée comme une fin en soi, une vertu. Cependant, Weber précise qu’il ne s’agit pas ici de simples préceptes sur le « sens des affaires », mais bien d’un éthos, c'est-à-dire d’une maxime éthique sur les façons, les règles, pour bien se conduire dans la vie (ibid., p. 27). Selon Weber, pour que le capitalisme économique puisse s’imposer, il lui faut se constituer en « esprit du capitalisme », c'est-à-dire en certaines façons de penser et d’agir, en valeurs développant une certaine vision du monde. Pour cela, il prend appui sur une base religieuse puisque les religions possèdent « une force contraignante qui leur est propre » (ibid., p.187) qui permet de formater les mentalités. La conduite rationnelle née de l’esprit de l’ascétisme chrétien forme alors les éléments essentiels de l’attitude appelée « esprit du capitalisme » mais dépourvue du fondement religieux (ibid., p.140). C’est cette conduite sur base éthique religieuse mais dépourvue de sa doctrine que Weber reconnaît dans les admonitions morales de Franklin qu’il qualifie comme teintées d’utilitarisme : par exemple l’honnêteté est prônée par Franklin parce qu’elle est utile pour s’assurer la délivrance d’un crédit (ibid., p. 27). En résumé, l’esprit du capitalisme partage l’éthique de la religion protestante en tant que moyen et non en tant que fin en soi12. Ce qui nous amène à nous intéresser aux fondements de cette éthique. Selon l’éthique protestante, « ce qui est réellement condamnable, du point de vue moral, c'est le repos dans la possession, la jouissance de la richesse et ses conséquences : Oisiveté, tentations de la chair, risque surtout de détourner son énergie de la recherche d'une vie sainte » (ibid., p.116). Puisqu’elle prône un travail sans relâche, ne permettant pas même la jouissance des gains, cette éthique conduit automatiquement à l’accumulation du capital et favorise ainsi l’essor du capitalisme. Outre la vertu du dur labeur perpétuel, ce qui nous intéresse tout particulièrement ici, c’est son rapport au temps que l’on subodore déjà à travers la citation précédente. Weber précise cependant : « Gaspiller son temps est donc le premier,

en principe le plus grave, de tous les péchés. Passer son temps en société, le perdre en « vains bavardages », dans le luxe, voire en dormant plus qu'il n'est nécessaire à la santé - six à huit heures au plus -, est passible d'une condamnation morale absolue. […]Le temps est précieux, infiniment, car chaque heure perdue est soustraite au travail qui concourt à la gloire divine (ibid., p.117). Supprimée de la finalité religieuse de l’éthique protestante, l’esprit du capitalisme conserve ce rapport impétueux au temps qu’il convient de mesurer pour en contrôler l’utilisation (les premières horloges ont d’ailleurs été inventées au 14ème

siècle pour réguler les prières des moines dans les monastères, Levine, 1997). Le rapport au temps devient une donnée cardinale, il faut savoir le mettre au profit d’une activité productive : c’est l’apparition du dogme « time is money » (le temps c’est de l’argent). Le temps est représenté comme une donnée quantifiable et échangeable contre de l’argent (ce que l’on retrouve dans la forme salaire) et comme une unité de mesure des coûts et bénéfices de chaque activité (principe du taylorisme). Tout temps de vie qui n’est pas organisé sous cette règle d’un rapport utilitariste au temps est pour Franklin non seulement insensé mais doit être traité comme une sorte d’oubli du devoir. L’équation établie entre temps et argent se propage au-delà de la sphère du travail13 pour devenir la représentation hégémonique du temps dans les sociétés capitalistes modernes (Tabboni, 2006). Cette transformation du rapport au temps provoque une accélération des rythmes sociaux, donnant l’illusion d’une accélération du temps. L’anthropologue Allen W. Johnson le résume ainsi : « Nous faisons l’expérience d’une raréfaction croissante du temps, qui résulte d’une augmentation de la production et de la consommation. En voici le fonctionnement : l’augmentation de l’efficacité de la production signifie que chaque individu doit produire davantage de biens à l’heure; l’augmentation de la productivité signifie … que, pour que le système perdure, nous devons consommer davantage de biens. Le temps libre est converti en temps de consommation, car passer du temps à ne pas

13 Ce que l’on retrouve dans les expressions populaires sur le temps : il « se gagne », « s’investit », « s’économise », « se perd ».

produire ou ne pas consommer est de plus en plus perçu comme le perdre. L’augmentation de la valeur du temps (sa raréfaction croissante) est ressentie comme une augmentation de tempo ou de rythme. Nous courons toujours le risque d’être en retard dans la chaîne de production ou au travail; et dans nos loisirs, nous courons toujours le risque de perdre du temps. » (Johnson, 1978; cité par Levine, 1997).

Bien que nous ayons traité –ou tout du moins survolé- les fondements économiques, psychologiques, sociaux, idéologiques et moraux de l’instauration du rapport au temps dans la société capitaliste, un angle mort qui nous paraît essentiel subsiste à notre entreprise. Il s’agit de tenter de comprendre comment se mettent en place ces nouvelles logiques de rapport au temps. Autrement dit, ce dernier point vise à compléter l’analyse précédente, plutôt descriptive de l’avènement des normes temporelles des temps modernes, par une analyse des normes du rapport au temps dans une perspective prescriptive (c'est-à-dire comme pratique d’une prescription, d’une injonction).