La PTF en tant que norme sociale ?

Afin de discuter la PTF en tant que norme sociale, il nous semble nécessaire de procéder à un travail d’analyse multiniveaux (Doise, 1982) des aspects normatifs de la PTF. Pour cela, nous prendrons appui sur la procédure de caractérisation d’une norme sociale proposée par Dubois

(1994) dans le cadre des investigations menées concernant la norme d’internalité. Selon cet auteur, un construit psychologique peut être envisagé en tant que norme sociale s’il est montré que :

(1) Ce construit est sujet à l’assignation de valeur,

(2) Cette valeur, associée à ce construit psychologique, résulte d’un apprentissage social,

(3) Cette assignation de valeur à ce construit psychologique est le rôle de communautés d’individus

(4) Ce construit psychologique est évalué positivement car il satisfait à des attentes et besoins sociaux.

Concernant le construit de PTF, l’attribution massive d’utilité sociale rapproche la PTF de ce qui est nommé en tant que normes sociales de jugements basée sur l’utilité (Dubois & Beauvois, 2005). Dans ce cadre, un intérêt tout particulier est conféré à l’analyse des besoins sociaux auxquels cette valeur d’utilité sociale satisfait. Selon Cambon (2006), l’utilité sociale reflète les attentes d’un groupe social envers ses propres membres. Ceci est démontré par le fait que la PTF est socialement valorisée dans des contextes évaluatifs (lors d’une présentation stratégique de soi [études 1 et 3] ou lors du jugement d’autrui [études 2 et 4]), ces fonctionnements sociocognitifs étant indépendants de situations standards (absence de relation entre la clairvoyance normative et la présentation spontanée [étude 1 et 3]). L’utilité sociale peut être également définie comme une valeur « quasi-économique » (Cambon, 2006) rattachée à la personne. Ainsi, adopter un profil temporel orienté vers une PTF élevée (de façon spontanée ou stratégique) peut être relié à la notion d’être compétent et de se montrer en tant qu’agent efficient.

Un enjeu important de la caractérisation de la PTF en tant que norme sociale concerne le fait qu’elle résulterait d’un apprentissage social. Dans ce sens, Goula (2014) a démontré comment en Grèce la PTF des enfants est affectée par l’orientation de la PTF de leurs parents. Elle révèle ainsi un apprentissage précoce de cette orientation vers le futur. Par ailleurs, Beauvois (1984) dans son étude de la norme d’internalité, considère qu’une des fonctions implicites des acteurs sociaux (professeurs, éducateurs, formateurs), étant donné que l’individu est désormais responsable de son destin, est de promouvoir une façon prospective d’être et d’agir (faire des projets, se situer dans l’avenir). Ainsi, cet apprentissage social serait profondément ancré dans les situations d’évaluation (comme celles que nous avons implémentées dans nos études) qui requièrent la responsabilité de l’individu et sa performance (mener un projet en autonomie, obtenir un appel d’offre, réaliser une thèse de doctorat, développer une activité en libéral, gérer son traitement dans le cadre d’une maladie, etc.). Les dynamiques socio-normatives révélées au cours de nos études peuvent être mises en relation avec le modèle dominant de la pensée par projet, qui est considérée par Boltanski et Chiapello (2001) comme caractérisant l’idéologie néo-libérale des sociétés occidentales contemporaines.

Ainsi, l’orientation vers une PTF élevée peut être analysée comme l’intériorisation des exigences d’une société donnée. Discutant de la norme d’internalité, Beauvois (2005) évoque ce processus de naturalisation des utilités sociales pour expliquer l’adhésion aux construits psychologiques les plus marqués par l’utilité sociale. L’individu intérioriserait ainsi les prescriptions de la société, ce processus étant particulièrement actif dans les sociétés libérales.

De toute évidence, les fonctionnements sociaux de la PTF nécessitent d’être analysés de façon complémentaire à un niveau idéologique (Doise, 1982). Dans ce sens, il est intéressant de pointer que l’expérience psychologique du futur, telle qu’elle est mesurée par la ZTPI en terme de planification, d’anticipation et de programmation, rappelle les principes identifiés par Foucault (1979) dans son analyse des systèmes de gouvernance supportant les institutions

dans l’ère de la biopolitique. Selon Foucault, l’anticipation et la prévision mathématique du futur sont les instruments de la rationalité politique du libéralisme, tandis que la loi et les mécanismes punitifs étaient ceux des précédents régimes. Pour Foucault, les sociétés occidentales peuvent être caractérisées par une nouvelle vision de l’Homme, le modèle de l’homo œconomicus, un agent économique qui, sous les pressions normatives et coercitives du système, doit désormais penser son existence dans les termes de « l’entreprise » (i.e. en termes de management de soi sous l’impact d’une rationalité économique : anticipation des coûts et des bénéfices, activités de planification, etc.). On retrouve ici la notion de correspondance entre dispositions psychologiques et structures sociales propre à la notion d’habitus de Bourdieu. Toujours selon Foucault, ce nouvel art néo-libéral de gouvernance va de pair avec des techniques, cette fois d’ordre intellectuel, encourageant l’extension de ce modèle à toutes les sphères de la vie sociale et privée. On pourrait alors légitimement se questionner sur la place de l’anticipation psychologique du futur en tant que « technologie de soi » par laquelle les individus se constituent à l’intérieur et par les systèmes de pouvoir. Ainsi, les résultats obtenus à travers le paradigme d’auto-présentation ont montré une connaissance large et communément partagée des façons de se présenter comme orienté vers le futur dans des contextes évaluatifs ordinaires. Selon nous, le construit de PTF mesuré par la ZTPI semble posséder plusieurs caractéristiques le rapprochant de ces techniques intellectuelles de gouvernementalité en terme de modelage psychologique et de performance sociale. L’ancrage massif de la PTF dans une valeur d’utilité sociale supporte cette interprétation.

Toutefois, ces contributions empiriques et théoriques ne nous semblent pas suffisantes pour conclure de façon ferme sur le statut de norme sociale de la PTF. Si son caractère normatif a été empiriquement démontré à travers ces deux recherches et si l’adéquation de ces résultats avec le modèle théorique de l’approche sociocognitive des normes sociales plaide en faveur

de cette hypothèse théorique, d’autres recherches utilisant les paradigmes des normes sociales nécessitent d’être menées. Dans la perspective d’une approche sociocognitive de la PTF, les dynamiques normatives de la PTF doivent se considérer en fonction des contextes. Ainsi, nous avons montré que l’impact normatif de la PTF sur les jugements est plus important dans un contexte professionnel que dans un contexte amical. Approfondir ces connaissances sur le caractère normatif de la PTF nous semble ainsi passer par une étude plus spécifique du rôle normatif de ce construit en contexte.

« J’ai rien prévu pour demain, mais c’est déjà bien d’y penser,

Et je pense, que demain matin, j’aurais du mal à me lever, Je ne bosserai pas 39 heures, pour 35 francs de l’heure, Et de vos cinq milles francs de bonheur j’en veux même pas pour mon quatre heure […] Je sais que ma vie ne va pas vers les dollars, que pourrait me rapporter ma guitare ? Ma vie n’est qu’une utopie Tranquille, sans trop, d’hypocrisie Où tout le monde a compris Que donner à quelqu’un c’est se faire un ami »

J’ai rien prévu pour demain. Tryo.

CHAPITRE 4 – APPROCHE CONTEXTUELLE DU ROLE