Section II La réduction du phénomène entrepreneurial aux seules entreprises nouvellement créées ou E.N.C.
Cas 2: Web Wine ou le passage par des crises successives (crédibilité, lancement, liquidité)
G., héritier d’une famille d’entrepreneurs, décide à son tour de lancer sa propre affaire. Il crée une entreprise de service sur internet visant à rapprocher des acheteurs de vin du monde entier et des petits châteaux, exploitations vinicoles ne possédant pas encore leur adresse télématique. Les premiers contacts commerciaux sont frileux. Son nom de famille est connu mais pas dans le vin, l’obligeant à démontrer la crédibilité de son entreprise. Il décide d’héberger gratuitement les premières exploitations vinicoles pour établir une vitrine à l’activité de son entreprise. Un château joue le jeu et entraîne à sa suite tout un réseau de viticulteurs dynamiques. G. structure son activité et embauche, organisant et apprenant à diriger dans l’action. Il délègue les parties financières et comptables se dessaisissant à regret de ces activités, faute de temps, pour se consacrer aux contacts commerciaux avec les clients que les informaticiens embauchés ne veulent pas démarcher. G. cherche dans son entourage, un gestionnaire polyvalent, sur lequel il pourrait s’appuyer l’intéressant éventuellement au capital. Sa recherche se solde par un échec, le salaire proposé ne parvient pas à attirer le profil désiré. Toutefois, notre entrepreneur, victime de son succès continue à croître et à se diversifier dans d’autres domaines que le vin autour de sa compétence de créateur de site. La forte croissance de son activité le confronte à de sérieuses difficultés financières. Le capital initial semble insuffisant pour satisfaire l’appétit d’expansion de l’entreprise. Une entreprise locale d’informatique convoite Web Wine. Un des points de la négociation porte sur le maintien de G. à la tête de l’entreprise. Il sent néanmoins qu’il va perdre les rênes de la jeune firme et devra se contenter du pactole qu’il envisage déjà de réinvestir ailleurs.
Le troisième critère de reconnaissance de la nouveauté de l’entreprise repose sur la conception héritée d’E. Morin et appliquée par C. Bruyat, selon laquelle il existerait des logiques complémentaires, concurrentes et antagonistes entre les projets des acteurs et le projet d’entreprise (Bruyat 1994). La nouvelle entreprise serait traversée par ces dialogiques faites de projets personnels érigés en projet d’entreprendre, tandis que l’entreprise à maturité est portée par la seule logique du projet d’entreprise, “ anticipation à caractère opératoire ” d’un futur collectif (Bréchet 1996, p.89). Généralement, les deux logiques (celles de l’entreprise et de l’individu) sont complémentaires, les créateurs tentent de construire un projet d’entreprise cohérent avec leur projet de vie. Cependant, il peut y avoir antagonisme et dans ce cas, on observe une lutte entre les intérêts de l’individu et ceux de l’organisation. Si cette dernière gagne, exigeant par exemple le départ du créateur, preuve est faite que la firme est autonome de son créateur -‐ démiurge, ou pour reprendre la métaphore d’une firme adolescente, elle s’est détachée de son créateur -‐ parent pour rentrer dans l’âge adulte. Le rapport de forces entre logiques pencherait, tantôt du côté de l’individu, tantôt vers celui de la firme. A l’opposé, les entreprises installées se sont “ autonomisées ” : les projets de vie de leur(s) fondateur(s) n’influençant presque plus le cours de leur existence.
Cette conception a le mérite de se détacher des approches par stades et évite de dater trop précisément l’arrivée à l’âge adulte. Dans cette perspective, certaines firmes pourraient être considérées comme en création pendant une durée considérable (plusieurs dizaines d’années), alors que d’autres atteignent la maturité très vite (au bout de quelque mois).
Ces trois critères distinctifs sont fragiles: tout d’abord, le critère des moindres performances des entreprises nouvelles découragerait n’importe quel créateur mais rappelons qu’il s’agit d’une moyenne et que le constat de 50 % d’entreprises mourant au bout de 5 ans, pèse lourdement dans cette moyenne; deuxièmement, la perspective des crises successives présente un caractère déterministe trop marqué pour qu’il soit réaliste; enfin, la conception dialogique séduisante par son apparente simplicité, souffre
encore d’une insuffisance d’opérationalité et n’a jamais fait l’objet d’une recherche empirique en entrepreneuriat.
En résumé, l’entreprise n’est plus réputée nouvelle si:
(1) elle obtient des performances comparables aux firmes du secteur,
(2) elle ne rencontre plus de manière dominante, les problèmes et les crises liés à son jeune âge (problèmes de définition de l’opportunité d’affaire, d’obtention de ressources et d’équilibre entre revenus et dépenses; crises de crédibilité, de lancement et de liquidité)
(3) la logique de l’entreprise domine celle des acteurs et de son fondateur en particulier.
§ 2 - Les E.N.C. : enjeux et perspectives
En raison de la simplicité et de la fragilité des E.N.C., leur étude constitue une forme de réponse à la recherche de compréhension de la genèse des organisations (A) et aux difficultés de croissance qu’elles rencontrent (B), l’attention portée aux E.N.C. nous conduisant à privilégier l’étude de leur stratégie (C).
A - Comprendre la genèse d’organisations simples
L’étude des E.N.C. ou entreprises nouvellement créées renseigne sur la notion même d’organisation, au coeur de nos préoccupations de gestionnaire. Se pencher sur la naissance des organisations, c’est avant tout souhaiter comprendre les raisons d’existence des firmes.
Pourquoi émergent dans un océan de coopération inconsciente, ces îlots de pouvoir conscient? Cette question est au centre des travaux sur les coûts de transaction (Joffre 198752). L’entreprise est assimilée à un “ noeud de contrats ”, selon l’expression
d’Alchian et Demsetz (197253), dans laquelle on économise les coûts d’échange ou de
transaction, en évitant de spécifier à chaque fois les termes de l’échange. En pratique, la nouvelle entreprise construit fréquemment son offre en fonction des réactions des clients potentiels et définit à chaque fois les prix, quantités modes et termes de paiement, s’adaptant à la nouvelle demande.
En fait, l’approche contractualiste de l’existence des organisations nous semble plus explicative que réellement compréhensive, favorisant la modélisation mais laissant dans l’ombre les mécanismes d’émergence de la firme, avec l’ensemble des problèmes et difficultés que cela peut poser. De plus elle semble négliger l’aspect collectif de toute entité organisationnelle qui transforme des intérêts individuels en un intérêt général différent de la somme des intérêts particuliers. L’entreprise, lieu d’apprentissage organisationnel n’est pas réductible aux contrats qu’il s’y noue, tant elle constitue une construction produite par des interactions d’individus constitués en groupes organisés, les processus cognitifs collectifs, la coopération, mais aussi les conflits jouant un rôle déterminant pour l’efficacité interne et externe (Desreumaux 199254 p.12). Il est bien
question de savoir quelle place les membres de l’organisation souhaitent que l’entreprise occupe, avec tous les jeux de pouvoir et les partages de représentations que cela comporte.
L’étude des nouvelles entreprises nous aidera peut être à comprendre les processus de formation et de constitution d’une entité organisée, dont la trajectoire dépasse les seuls intérêts des individus qui l’animent tout en se nourrissant des intérêts particuliers qui à un moment se combinent de manière harmonieuse.
52JOFFRE, P., L’économie des coûts de transaction, in De nouvelles théories pour gérer l’entreprise, Economica 1987, p.81-101
53ALCHIAN, A., et DEMSETZ, H. , Production, information cost an economic organization, American economic review, vol.62, décembre 1972
Comme les logiques sous-‐tendant les actions des individus doivent pouvoir être observables, pour appréhender la constitution d’entités collectives organisées, nous n’avons pas souhaité étudier les entreprises en phase de pré-‐démarrage et appréhender le phénomène entrepreneurial de création d’une entreprise, par l’étude des projets de lancement d’activité. En fait, après différents contacts avec des entrepreneurs au seuil de constituer une firme, nous nous sommes rendu compte que ce choix était un point de départ décevant. En effet, l’individu formalise des intentions sans réels engagements, fait des conjectures et établit des plans auxquels il ne croit pas lui même, tant son projet souffre d’absence de confrontation avec le marché. La virtualité de la situation réduisant le champ d’analyse et une nouvelle entreprise en puissance présentant moins d’attributs qu’une nouvelle entreprise existante, son étude peut être source de déconvenues possibles.
Notre intérêt s’est porté sur les entreprises nouvelles, également en raison de leur caractère schématique et élémentaire. Elles constituent des organisations simples et pour paraphraser Aurégan et al. sur la moyenne entreprise “ [la nouvelle
entreprise], organisation aux structures peu complexes, peut alors constituer sur maints sujets un terrain propice aux constructions intellectuelles futures tant elle se situe à un stade de développement intermédiaire, offrant un bon équilibre entre le nombre de variables à explorer et la lisibilité de leurs enchaînements ”
(Aurégan et al. 1997 p.2057). Les biologistes s’intéressent bien aux organismes mono -‐ cellulaires, amibes ou autres protozoaires pour étudier les mécanismes de reproduction. Les nouvelles entreprises, organisations a priori simples, nous renseigneront peut-‐être sur les mécanismes stratégiques généraux. La nouvelle entreprise constitue un
terrain d’expérimentation de théories habituellement utilisées ailleurs. Autrement
dit, si l’on souhaite bénéficier, par analogie, des résultats d’autres disciplines, le
chercheur gagnerait peut-être à importer les connaissances en commençant à les appliquer aux E.N.C..
B - Aider la croissance d’organisations fragiles
Les entreprises nouvelles sont plus fragiles que leurs aînées car possédant des fréquences de cessation supérieures -‐ la cessation, fermeture administrative du dernier
établissement, se distinguant de la défaillance dans laquelle une procédure de redressement judiciaire est ouverte, l’entreprise étant tenue de déposer son bilan au greffe du tribunal compétent.
Les statistiques de l’A.P.C.E. donnent année après année, les mêmes chiffres concernant les taux de continuité des nouvelles entreprises. Le taux de continuité, décrit la continuité de l’entreprise, que le chef d’entreprise ait changé ou non, le taux de survie étant relatif au chef d’entreprise exerçant toujours son activité dans l’entreprise. A la différence des reprises, ces deux taux sont proches traduisant le fait que la continuité de l’entreprise dépend bien souvent du maintien de son fondateur.
Les taux de continuité ou de survie évoluent peu : 56 % des entreprises meurent et un entrepreneur sur deux n’est plus chef d’entreprise au bout de 5 ans (les résultats des taux à 5 ans des firmes nées en 1990 et 1991 n’étant pas encore accessibles sur le document en question). En raison de la complexité des facteurs, les études des causes de cessation d’activité sont très peu nombreuses, l’APCE proposant en fait une analyse des profils des entreprises qui ont échoué. Pour cet organisme, quatre groupes de facteurs paraissent déterminants:
Tableau 7 : Les taux de continuité et de survie à 3 ans et à 5 ans des entreprises de la génération 87 à 91
Source : A.P.C.E, Les taux de pérennité des entreprises. Quels sont-‐ils? Comment les utiliser? Observatoire de l’APCE., 16-‐10-‐97, 10p.
1987 1988 1989 1990 1991
Taux de continuité à 3 ans à 5 ans 69 57 68 56 68 55 67 -‐ 63 -‐ Taux de survie
à 3 ans à 5 ans 63 49 63 49 63 49 63 -‐ 63 -‐
“ 1 -‐ La culture du créateur, son expérience dans la vie économique, dans le secteur d’activité, sa capacité d’analyse et d’adaptation, et bien sûr sa motivation;
2 -‐ La connaissance pointue de la clientèle, de la concurrence, des pratiques commerciales du secteur d’activité et la capacité de s’y adapter et de s’y imposer en confiance;
3 -‐ La suffisance et la qualité des moyens disponibles, qu’il s’agisse des fonds propres, d’emprunt ou de crédit à court terme et de ressources humaines (associé, conjoint, personnel polyvalent...)
4 -‐ La conjoncture du moment et les accidents imprévus (divorce, maladie grave, incendie...) ” (APCE 199855 p.1).
Ces avertissements, relativement généraux, ne contribuent pas à la baisse des taux d’échec. Certes, les entreprises présentent des réussites variables en raison du secteur, de la région et de l’activité choisie, accordant un rôle plus ou moins “ facilitateur ” à l’environnement et l’on cherche à encourager de manière différenciée les nouveaux entrepreneurs, néanmoins il reste que les problèmes de la jeune entreprise ont un effet suffisamment dévastateur sur la population des firmes nouvelles pour que l’on y prête un intérêt.
La jeune entreprise constitue une source d’étonnement pour le gestionnaire tant il est habitué à formuler des normes de “ bonne gestion ” réputées s’appliquer à toute entreprise. En fait, la difficulté intellectuelle consiste à accepter que les firmes
nouvelles meurent pour des raisons connues dont certaines pourraient être surmontées. Ainsi, les meilleurs taux de survie à 3 ans concernent les créateurs ayant
bénéficié d’au moins deux appuis (ce taux est de 78% contre une moyenne de 63%) et la
55A.P.C.E., Les causes des cessations des nouvelles entreprises, Fiche décideur APCE, observatoire, mise à jour octobre 1998, 3p.
mortalité est supérieure dans le cas de non-‐connaissance du marché ( APCE 199856). On
pourrait estimer que les normes de gestion ne sont pas toujours appliquées, car inadaptées au cas particulier des nouvelles entreprises. Pourtant mettre ces échecs d’entreprises sur le compte de principes de gestion inadaptés, nous semble, de prime abord, trop précipité. Ne faut-‐il pas mieux étudier la jeune entreprise avant de mettre en cause les disciplines de gestion et ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain en accusant les remèdes alors que le diagnostic est hâtif? Pour prolonger cette image médicale, il y a de fortes chances qu’une population d’enfants décimée dans des proportions aussi alarmantes, verrait une armée de pédiatres à leur chevet.
Le pédiatre d’entreprise n’existant pas, l’étude de la nouvelle entreprise pourrait faire naître ce type de profil, la jeune entreprise devant être cernée pour bien être soignée. Porter sur elle un regard neuf revient à se mettre à son chevet afin de comprendre les problèmes qu’elle rencontre, dans une approche plus clinique que descriptive. Etudier la jeune entreprise constitue la première étape d’une prise en compte de ses problèmes, le gestionnaire se spécialisant en “ pédiatrie ” en proposant des solutions et des concepts adaptés.
56A.P.C.E., Les appuis reçus ou sollicités par le créateur d’une nouvelle entreprise: appui fournisseur / client, externalisation... Fiche décideur, APCE, mise à jour août 1998, 3p.