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1. Donner la parole à de nouveaux témoins

1.3. Quelles voix nous livrent le récit ?

Les auteurs de nos œuvres ont différentes stratégies narratives pour transmettre leur

récit. Quand Sem-Sandberg et Haddad se présentent comme des historiens aux points de

vue omniscients, Jurek Becker, quant à lui, laisse planer le doute sur l’identité du narrateur

qui semble lui aussi se perdre dans les mensonges de son personnage principal. Les Dépos-

sédés et Un monstre et un chaos s’inscrivent dans un contexte précis bien défini qui est le ghetto de Łódź. Les descriptions des lieux, les noms des rues et la datation des événements

historiques ne laissent aucun doute sur la place de l’intrigue. Au contraire, le narrateur de

Jakob le menteur ne donne pas de références explicites à Litzmannstadt. Cela s’explique

Le travail de documentation extrêmement précis de Steve Sem-Sandberg transparaît

dans son récit puisqu’il présente une œuvre qui pourrait être définie comme une fiction do-

cumentaire. On suit de nombreux personnages en ayant accès à leurs pensées. Ce point de

vue omniscient semble être celui de l’auteur qui a effectué son travail d’historien en amont

pour fournir le plus de précisions possibles. Il nous transmet ainsi les témoignages de ses

différents personnages. Bien que Sem-Sandberg ait imaginé leur histoire, tous sont inscrits

dans la réalité historique et cet élément accorde du crédit à son récit. Chez Hubert Haddad,

si le récit tourne principalement autour du personnage de Jan-Matheusza, nous avons éga-

lement accès aux pensées d’autres personnalités, notamment le photographe Henryk Ross,

comme nous l’avons évoqué précédemment. Ainsi, son récit oscille entre différentes fo-

cales en incluant les points de vue de personnages inscrits dans la réalité historique du

ghetto. Le narrateur, comme un double de l’auteur, semble tout savoir sur les personnages

et leur histoire.

Chez Jurek Becker, le lecteur doit se fier à un seul point de vue qui semble extérieur

à tous les personnages qui sont présentés dans le roman. Il semble tout observer de l’exté-

rieur et ne prend pas part à l’action. Bien qu’il sache que les nouvelles qu’invente Jakob

sont des affabulations, la fin du roman reste énigmatique sur le sort de son personnage

principal et laisse le lecteur démêler le vrai du faux. Le narrateur chez Jurek Becker ne

nomme d’ailleurs jamais le ghetto de Łódź. Le narrateur reste énigmatique puisque le récit

repose sur le mensonge. Andréa Lauterwein explique :

Le “mensonge” de Jurek Becker, le véritable narrateur extérieur, un témoin forcé de re- courir à la fiction, est à la fois le thème transversal du roman et la vérité de Jacob, l’inventeur

d’histoires parallèles. La dialectique entre le pouvoir et l’impuissance de la fiction est ici la même que celle de l’espoir. 147

Nous sommes face à un récit métadiscursif qui offre ainsi une réflexion sur sa propre

composition. La narration et la construction de l’intrigue sont elles-mêmes des éléments

réflexifs pour le lecteur. Isaac Bazié le relève dans son article « Texte littéraire et

rumeur » :

La narration est foncièrement contaminée par la nature de son objet. Le narrateur est un je qui se signale à plusieurs endroits dans le récit, mais dont nous n’apprenons la propre his- toire qu’en marge de celle de Jakob et du ghetto. Sa position est celle d’un témoin qui essaie difficilement de trouver le pôle tout-puissant d’un narrateur omniscient, mais qui, dans sa quête de cohérence et de crédibilité, fait de l’espace du texte littéraire le lieu d’un méta-dis- cours chargé de lever les doutes et de dévoiler les sources de son information. Cela est, sur le plan de la construction interne du texte, d’autant plus indispensable que ce narrateur est un personnage dans le ghetto qui n’avait aucun lien direct avec Jakob ( sauf dans la séquence finale du train ). Ce qu’il dit de l’histoire est nécessairement en partie le résultat de la ru- meur. En tant que narrateur puisant ses informations dans la rumeur, il joue un double rôle : d’une part, il nous livre la rumeur, la fait circuler : il ne fait donc rien d’autre que de se constituer en maillon actif d’une histoire qu’il a aussi en partie entendue dans le ghetto et auprès d’autres raconteurs. D’autre part, à travers l’acte de narration et les tentatives de né- gocier un degré de crédibilité pour son propos, il met en abyme la fictionnalisation dont nous avons parlé plus haut. Mieux, il la rend transparente sous son aspect fictionnel, il se met en scène dans l’espace de la fiction, en train de recueillir et de raconter une rumeur que devient son propre récit 148

Ainsi, le narrateur nous livre le témoignage des mensonges de Jakob. Il se fait lui-

même passeur d’une mémoire qui repose sur la rumeur et les faux-espoirs. Il ne nous

transmet pas sa vie dans le ghetto, mais celle de tout le microcosme qu’il observe. Sa pos-

ture est révélatrice de l’histoire de l’auteur. Lui-même a vécu l’épreuve du ghetto lorsqu’il

était enfant, mais il l’a oublié. Il ne transmet donc pas le témoignage de son propre passé,

mais de ce que l'histoire lui en a enseigné. En ce sens, l’auteur est un témoin indirect de sa

propre expérience de la Shoah. La posture du narrateur chez Becker fait écho à la vie de

l’auteur.

Ibid. p. 213.

147

BAZIÉ, Isaac, «  Texte littéraire et rumeur. Fonctions scripturaires d’une forme d’énonciation 148

La notion de personnage diffère dans nos trois oeuvres de fiction. Les personnages

fictifs et réels se côtoient. Alors que les personnages qui s’inscrivent dans une réalité histo-

rique accordent du crédit au récit, les personnages fictifs assumeraient plutôt des rôles de

figures auxquelles le lecteur pourrait assimiler toute une catégorie de victimes comme c’est

le cas pour Alter qui représenterait ainsi tous les orphelins du ghetto. Les modes de narra-

tion choisis par les auteurs pour livrer leur récit diffèrent et sont significatifs des contextes

éloignés dans lesquels ils écrivent. Le génocide est perçu différemment au moment où Be-

cker écrit et quand Hubert Haddad publie Un monstre et un chaos.