1. Être diariste dans le ghetto de Łódź
1.1. La pratique diaristique
« Le journal intime est presque impossible à définir, il y en a de toutes sortes et pour
tous les goûts » écrit le romancier William Boyd. En effet, il est difficile de donner une 38
définition du journal intime puisque celui-ci ne répond à aucune règle pré-établie car il est
propre à chaque auteur, chacun l’employant à sa manière. La pratique a cependant été théo-
risée et on peut trouver des points communs dans la plupart des journaux.
Le propre du journal intime est d’être composé au fil du temps. Le diariste n’écrit pas
en envisageant le rendu final de son œuvre. C’est le processus même d’écriture qui motive
sa rédaction et il n’y a pas de composition pré-conçue puisque c’est la vie de l’auteur qui
sert de moteur au journal. C’est d’ailleurs une œuvre qu’il écrit avant tout pour lui-même
et où il peut s’exprimer en toute liberté, que ce soit concernant la forme, le contenu ou bien
le style. Les témoignages écrits lors de l’occupation nazie à Łódź sont rédigés sous la
contrainte et attestent de la nécessité de laisser une trace de l’existence de leur auteur face
à la volonté d’extermination des nazis. Hélène Camarade théorise la pratique diaristique :
Il s’agit d’une relation écrite sur une certaine durée qui se caractérise par des entrées da- tées et régulières, mais de fréquence assez variable, et dans laquelle l’écart temporel entre le
Propos cités par Philippe Lejeune lors d’un entretien avec Jean-Louis de Montesquiou « Philippe Lejeune :
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vécu et sa narration est minime. Chaque diariste peut utiliser son journal à sa guise en fonc- tion de ses objectifs ou de ses besoins ; de même, il peut à tout moment changer les règles implicites d’écriture. Parfois exclusivement tourné vers l’intériorité et l’histoire personnelle, le journal peut également accorder une place importante à la vie publique et aux événements qui concernent la collectivité. Il peut devenir un substitut aux moyens déficients de commu- nication sociale, à l’écriture journalistique ou à la correspondance par exemple, lorsque celles-ci sont censurées ou rendues impossibles .39
Si la prise de parole publique est impossible, la pratique diaristique devient ainsi un
substitut. Elle permet de rétablir une correspondance fictive dans le journal intime, faute de
correspondant ou d’interlocuteur capable de percevoir la souffrance vécue entre les murs
de Litzmannstadt. Au seuil de la mort, les Juifs, prisonniers dans les ghettos, n’avaient pas
d’autre échappatoire que leurs journaux. Ceux-ci devenaient alors un moyen de retranscrire
leur sort, pour qu’un jour, si leurs auteurs ne survivaient pas, leurs écrits puissent témoi-
gner de leur vie.
On reconnaît différentes fonctions au journal intime. Il est d’abord une manière
d’avoir un sillage derrière soi et représente une forme d’enregistrement de sa propre vie.
Écrit d’abord pour soi-même, il garde la mémoire des moi antérieurs et n’envisage pas
d’autre lecteur que son propre artisan. En ce sens, c’est une sorte d’autobiographie écrite
au jour le jour, qui servira à se souvenir de la vie quotidienne passée. La mémoire est ainsi
entretenue au fur et à mesure et non pas uniquement lors des événements saillants. Un
autre point commun avec l’autobiographie est le fait qu’il permette de se survivre. En écri-
vant sa vie, le diariste peut continuer à marquer sa conception du monde après sa mort. La
rédaction d’un journal intime peut aussi permettre à son auteur de se confier ou d’épancher
ses états-d’âme lorsque la vie extérieure le fait souffrir, le journal devient un refuge pour se
CAMARADE, Hélène, « Le journal intime, un genre propice à l’écriture contemporaine de la Shoah », in
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reconstruire soi-même. Lorsqu’un avis est publié dans le ghetto de Łódź pour une inscrip-
tion volontaire pour du travail à Poznan, David Sierakowiak délibère avec lui-même dans
son journal et évoque la possibilité de partir. Il finit par en venir à la conclusion que son
journal est une source trop importante de réconfort qu’il laisserait derrière lui : « Mes
livres et mes « lettres », notes et cahiers me manqueraient. Surtout ce journal ». Ce der40 -
nier est pour lui un moyen de méditer sur sa vie et une maigre source de consolation où il
peut tenter de se reconstruire une identité. En ce sens, Alain Girard écrit :
[L’individu] se perd dans la masse indistincte. Il se sent frustré par la nature nouvelle des relations interpersonnelles. Il n'a plus de rapports intimes avec les autres, et ne cesse de cô- toyer des êtres anonymes comme lui, avec lesquels il entretient tout au plus des rapports fonctionnels. Ce côtoiement avive et irrite sans le satisfaire son besoin de sympathie et de communication, et le refoule dans la solitude. Dès lors, en dépit du pouvoir qu'il se connaît, ce moi, unique et irremplaçable, est un moi plus souffrant que jamais. […] Il s'étudie, il se regarde, il s'écoute vivre. Il se réfugie dans le secret, il invente le journal intime . 41
Ainsi, l’expression de l'intime est une expression de la souffrance et le journal as-
sume un rôle thérapeutique dans lequel un dialogue est institué au sein d’un soliloque. Le
sujet vit et s’observe vivre à travers ses écrits. Par ces observations, l’auteur peut aussi ten-
ter de comprendre la situation, notamment si c’est celle-ci qui le fait souffrir, c’est particu-
lièrement le cas des journaux qui relatent des expériences de guerre.
Si le journal intime, tel qu’on le connaît actuellement, assume ces fonctions et peut
être - en partie - caractérisé par les critères que nous avons évoqués, la pratique a évolué en
même temps que l’histoire. Ce n’est que depuis quelques décennies que les chercheurs
s’intéressent de plus en plus à la parole intime pour écrire l’histoire. Didier Terrier ex-
plique :
Sierakowiak, Journal du Ghetto de Łódź, op. cit., Mercredi 27 mai 1942, p. 230.
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GIRARD, Alain, Le Journal intime, Paris, PUF, 1986, p.13.
Cela correspond au déplacement des curiosités depuis le groupe vers l’individu et à une volonté sans cesse accrue de prendre sur le fait tous ceux qui, au cœur de la fabrique de l’his- toire, construisent à tâtons une expérience toujours unique, mais jamais sans liens avec celle des autres . 42
Les journaux intimes tenus par les Juifs des ghettos retrouvés après la guerre servent
désormais de matériau historique. À travers l’écriture personnelle du moi, c’est l’Histoire
qui est recomposée. On s’intéresse à la vie de tous les anonymes pour percevoir une nou-
velle réalité qui n’est pas recensée par les données officielles. Reconnu par comme un
genre littéraire, les journaux intimes sont désormais soumis à la critique. Cela donne lieu à
une hiérarchisation des écrits et déshonore parfois l’écriture du moi puisque la profession
aura plutôt tendance à valoriser les auteurs reconnus comme de grands écrivains plutôt que
des écrits anonymes qui ne seraient pas étudiés, car les textes seraient moins bien rédigés.
Georges Gusdorf relève :
L’interprétation des écritures du moi doit explorer de préférence les significations la- tentes, les intentions et involutions du vécu intime, qui peuvent être manifestées en dépit de la gaucherie du style […]. Le texte le plus révélateur n’est pas nécessairement le mieux rédi- gé . 43
En effet, pour le domaine historique, on privilégiera l’authenticité d’un journal in-
time plutôt que la verve d’un roman. Shloyme Frank dans son Journal du ghetto de Łódź
veut montrer l’importance des témoignages écrits au jour le jour au sein du ghetto comme
le sien :
Ce que j’ai déjà noté jusqu’à ce jour et ce que je continue à noter aujourd’hui est véri- dique et juste. Non pas peut-être selon les critères de la sainte littérature, que j’abandonne
TERRIER, Didier. « Faire de l'histoire à hauteur d'homme », in Revue du Nord, vol. 390, no. 2, 2011, p.
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279.
GUSDORF, Georges, Les écritures du moi. Lignes de vie 1, Chicoutimi, Québec, Les classiques des
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volontiers aux autres, à ceux qui vivent dans le monde libre et qui écrivent des livres entiers à notre sujet . 44
Les mots écrits dans la réalité du ghetto ne peuvent être aussi beaux que ceux écrits
dans le monde libre puisqu’ils portent la souffrance de leur auteur. Shloyme Frank concède
que son témoignage ne correspond peut-être pas à ce que la littérature attend. Pour le sou-
venir des Juifs du ghetto, il préfère cependant le mot juste au mot beau. En effet, en prise
avec la réalité, le journal doit avant tout décrire de manière juste le quotidien, si laid soit-
il . Écrire entre les murs de Litzmannstadt impose un certain nombre de contraintes évi45 -
dentes à son auteur.