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La vie artistique du ghetto comme esthétique de la fiction

3. Vraisemblance et éthique dans l’esthétisation du génocide

3.2. La vie artistique du ghetto comme esthétique de la fiction

ter le ghetto. Il focalise son récit sur des points de vue de personnages sensibles à la beauté

du ghetto. Henryk Ross tente clandestinement de capturer des moments de beauté et d’es-

poir dans le ghetto :

Grâce au matériel qui lui était fourni par le département de statistiques pour faire des

photos d’identité et de propagande, Henryk Ross documentait clandestinement tous les as-

pects de la vie quotidienne du ghetto, du plus tragique au plus heureux. Il essayait ainsi,

malgré tout, de capturer la beauté et l’espoir qui perduraient entre les murs de Litzmanns-

tadt. Ici, cette photographie est révélatrice de l’amour qui pouvait résider et de la promesse

d’avenir que pourrait porter une nouvelle génération.

Le jeune Alter, quant à lui, s’évertue à faire revivre son jumeau à travers sa marion-

nette et à jouer la comédie, animant la vie culturelle du ghetto. Celle-ci laisse entrevoir une

part de beauté. Hubert Haddad focalise son récit sur cet aspect du ghetto pour le rendre

poétique. « La vie artistique restait intense au ghetto » écrit-il. En effet, une activité 172

culturelle animée continuait d’avoir lieu, organisée principalement par des personnalités

publiques, des membres des partis et des mouvements de jeunesse. Il y a eu des concerts et

des conférences sur divers sujets entre autres. L’auteur, renseigné en détail sur l’activité

culturelle en place à Litzmannstadt, décrit en effet cette effervescence :

Ne jouait-on pas au nez de l’occupant les pièces de Shalom Anski, du grand Isaac Leib Peretz ou de Cholem Aleikhem ? Faute de marbre et de bois, on façonnait des sculptures dans la pierre des ruines ou l’argile des morts. Certains peintres brossaient sur la même toile une succession de paysages de plus en plus mélancoliques. On continuait d’organiser des concerts à la chandelle, d’imprimer des grêles publications avec des encres qui se fanaient à vue d’oeil, de déclamer des épigrammes dans les salons transformés en dortoirs, de projeter de vieux films sauvés du pillage avec une discrétion de nécromants. En matière de qualité, comme partout et toujours, le pire côtoyait le meilleur. Rares étaient ceux qui distinguaient le talent désinvolte de l’imposture tâcheronne, ou le souffle du génie d’un bâillement de goi- treux. Des poètes officiels rimaillaient des fadaises à la gloire du roi Chaïm tandis qu’un Isaë Spiegel transmuait la souffrance en mémoire, ultime voyage de tous nos rêves. Des chanteurs lyriques ravalaient leurs appoggiatures devant des parterres de sourds. Et les fous des rues, l’âme écartelée, rivalisaient parfois honorablement avec les acteurs shakespeariens 173

Haddad, Un monstre et un chaos, op. cit., p. 235.

172

Ibid., p. 235-236.

La longueur des phrases et les propositions qui se succèdent les unes aux autres sont

révélatrices de la richesse de cette vie artistique qui se poursuit. Cette activité est largement

encouragée par le doyen Rumkowski, dont on apprend qu’il embauche des poètes officiels

pour qu’ils écrivent à sa gloire. L’auteur oppose alors la piètre qualité de ces écrits com-

mandés par Rumkowski et ceux laissés par de réels poètes qui voulaient laisser une trace

de leur souffrance. L’auteur intègre des passages chantés et des poèmes au sein de sa ré-

daction. Certains sont composés dans le ghetto et témoignent de la vie qui s’y déroule :

Rumkowski Chaïm l’a bien compris Il nous fait travailler jour et nuit Pour plaire au puissant ennemi

Il tient ses Juifs par la diète et l’abstinence ! 174

D’autres sont de tradition yiddish :

- Et bien chante, Rébecca ! Acquiesça Schmuel. On doit chanter sa joie à shabat. Elle eut un sourire contraint, un peu crispé, puis tout son visage parut s’illuminer de l’intérieur à la faible clarté des chandelles.

Shlof, shlof, shlof ! Der tate vet forn in dorf, vet er brengen an epele vet zayn gezunt dos kepele ! Shlof, shlof, shlof !

Der tate vet forn in dorf, vet er brengen a nieste, vet zayn gezunt dos fisele ! 175

Les chants yiddishs participent à la vie culturelle du ghetto et à la joie des habitants.

On le perçoit à la manière dont l’auteur décrit le sourire de Rébecca. Hubert Haddad insère

Ibid., p. 233.

174

Ibid., p. 116.

le chant en langue originale, il intègre la culture telle qu’elle était vécue dans le ghetto. Son

récit est, en effet, ponctué de mots en langue étrangère, que ça soit du yiddish, du polonais

ou de l’allemand notamment. Par ce multilinguisme, il fait apparaître les différentes

cultures qui pouvaient cohabiter à Litzmannstadt. L’auteur donne une lecture de la vie ar-

tistique du ghetto dans son récit. L’art et la culture deviennent le moteur de la fiction. Mais

l’immersion de l’art dans la question de la Shoah soulève des problèmes selon l’essayiste

Rachel Ertel, qui juge qu’il n’est pas possible de considérer l’événement comme support à

un objet d’art quel qu’il soit, puisque l’événement n’est pas compréhensible :

Dans la culture occidentale, l’énonciation de la vérité est conçue comme relevant exclusi- vement du discours rationnel. Mais le sentiment d’ “irréalité” qui entoure l’anéantissement, même pour les rescapés, l’impossibilité de concevoir rationnellement comment la chose a pu advenir, a comme expulsé la raison de l’histoire. Celle-ci ne peut donc ni concevoir, ni ex- pliquer, ni faire comprendre l’annihilation 176