• Aucun résultat trouvé

J E NE VEUX PLUS VOUS VOIR !

Dans le document Sociologie de l'éducation (Page 106-109)

1 L’éducation citoyenne : la gestion du sale boulot

J E NE VEUX PLUS VOUS VOIR !

Un vendredi, vive altercation entre un des trois meneurs et le professeur.

Nous avions deux heures de cours (ce qui est professionnel est énorme étant donné leur capa- cité de concentration et leur intérêt pour le cours) et une activité « débat » était prévue de longue date (il s’agissait d’une évaluation certificative).

Les élèves s’installent en deux groupes : les pour et les contre, et je leur donne un sujet. Le but est qu’ils préparent un minimum leurs arguments.

Lors de cette préparation, je dois intervenir toutes les trente secondes pour demander le si- lence et orienter le travail. Mais rien n’y fait. Les élèves pour la plupart ne font rien. Deux personnes font plus de bruit que les autres. Le ton monte. Ils se battent et jettent une chaise à travers la classe. Tant bien que mal, je les exclus, en les menaçant de deux heures de retenue et en leur imposant un zéro pour l’évaluation du jour.

Là, François me regarde, hurle que si je mettais deux heures pour cela, j’étais vraiment une idiote, que c’était pour rire, que la chaise ne m’était pas destinée. Et d’ajouter : « Par contre

la prochaine fois, c’est vous que je viserai, au moins je n’aurai pas deux heures pour rien ».

A ce moment, il m’est très difficile de garder mon self contrôle mais je le fais et les somme de sortir pour ne plus les voir. Ma réaction aurait cependant pu être plus vive mais je me sentais dépourvue et je voyais les autres commencer à se dissiper à leur tour.

Après cette altercation, je me suis tournée vers leur professeur de pratique pour parler du comportement de certains et du climat en classe (il les connaît et les côtoie beaucoup plus). Mais cela n’a fait qu’empirer les choses.

Analysons ce récit de façon à dégager ce qui a fait problème en regard d’une mission d’éducation citoyenne.

Dans le témoignage qui précède, l’enseignante pointe d’abord le niveau sonore des échanges : elle demande à plusieurs reprises le silence. Sans succès. Voici ce qu’écrit à pro- pos du bruit la sociologue française Anne Barrère (2000, « Sociologie du travail enseignant »,

L’Année sociologique, 50, n°2, 469-492).

Le chahut est une des formes de désordre scolaire. Le bruit est un repère très impor- tant pour les professeurs. Certains craignent que le niveau sonore des cours ne fran- chisse les murs et prouve d’une certaine manière aux autres professeurs que ceux-ci ne sont pas capables de tenir leur classe. D’autres préfèrent l’interaction avec les élèves, et donc avoir des heures de cours très animées.

Le cours magistral où l’enseignant est seul à parler dans sa classe, peu soucieux de ce que vivent ou pensent les élèves, de ce qu’ils font véritablement, fait désormais l’unanimité contre lui. Pourtant, les pédagogies actives et les discours constructivistes sur le savoir sont loin d’avoir fourni un modèle alternatif de pratiques. La différencia- tion des pédagogies, le travail de groupe, restent des pratiques minoritaires, d’autant moins fréquentes que l’on a affaire à un public difficile (Périer, 1996, « Enseigner dans les collèges et les lycées », Les dossiers d’éducation et de formation, n°61, fé- vrier). Le travail de diagnostic sur les acquis des élèves, ou de connaissance de leurs représentations initiales paraît infaisable lorsqu’on s’adresse au minimum à une cen- taine d’élèves pendant l’année scolaire, et parfois à bien plus.

Pourtant, le discrédit du cours magistral et du type de rapport pédagogique qui l’accompagne, a conduit à l’affirmation consensuelle de la participation des élèves au cours, menant parfois à des affirmations radicales : « C’est eux qui font cours », dit cet enseignant de mathématiques de collège. Cet élément désormais normativement cen- tral, à défaut de l’être toujours pratiquement, a donné naissance à une forme de cours très répandue, le « cours dialogué », qui permet, dans sa diversité même, de satisfaire à la fois le nouvel ordre normatif et les exigences de la réalité du quotidien des classes. Le cours magistral est souvent une sorte de filet de sécurité, au cas où le dialogue « ne prendrait pas ». Mais il est toujours un pis-aller, comme le dit cette enseignante de français : « J’ai toujours mes notes derrière moi, donc si ça va pas, si j’ai pas le tonus, si j’ai pas envie… ». Un pis-aller parfois demandé par les élèves qui le jugent plus sé- curisant, selon les enseignants. Bref, presque tous les enseignants le disent : « Il y a des moments où c’est magistral ». D’autant plus que parfois, la participation orale n’apporte qu’une « nuance » à la parole de l’enseignant, comme lorsqu’elle se réduit à une approbation muette, une lumière dans le regard, « des yeux qui pétillent », souvent remarqués avec grande satisfaction. En fait, la participation orale des élèves apparaît bien davantage comme l’espace de construction ou de renforcement de la motivation que comme un outil efficace en termes d’apprentissage. Il n’empêche : pour bien des enseignants, elle devient l’indice minimal et rassurant du cours réussi.

Pourquoi la participation orale des élèves serait-elle perçue comme l’indice minimal d’un cours réussi ? ………. ………. ………. ………. ………. ………. ………. ………. ……….

En symétrique, le désordre scolaire peut être lu comme une participation déviante au cours, signe de démotivation scolaire et indice synthétique d’échec professionnel. Car si un cours sans chahut n’est pas forcément un cours réussi, un enseignant chahuté, par contre, ne peut être un bon enseignant ; l’ordre scolaire finit par être une image globale minimale renvoyée à l’enseignant de ses compétences professionnelles.

Les tâches d’autorité aujourd’hui sont un préalable envahissant, que les enseignants dans leur ensemble dévaluent en réaffirmant à tout moment qu’ils « ne sont pas des flics ». La fragilité de l’ordre scolaire ne les fait nullement rêver d’une « restauration » de relations plus verticales avec les élèves, la discipline obersturmführer, comme le dit une enseignante, en ajoutant que désormais, « cela ne passe plus ».

Mais ils déplorent que les tâches matériellement très répétitives de contrôle du travail, du comportement, des sanctions envahissent les heures de cours, davantage en collège qu’en lycée, comme l’évoque cette enseignante de français : « Les incessants rappels à l’ordre, l’activité de gardiennage, être tout le temps à faire des mises au point sur le comportement en société, pas pouvoir tenir plus de dix minutes sur l’objet du cours… ». Il existe une sorte de disproportion entre l’énergie investie dans cette tâche et la gratification professionnelle que les enseignants peuvent en attendre : avoir tout simplement les conditions minimales pour faire cours de façon normale.

Poursuivons les réflexions proposées par Anne Barrère, qui s’interroge sur les tourments des enseignants qui souhaitent avoir les conditions minimales pour faire cours de façon « nor- male ».

D’une part, la préoccupation de la participation entre souvent en tension avec celle de l’ordre scolaire, comme le dit bien cet enseignant d’histoire de lycée évoquant une de

ses interventions auprès d’un élève difficile : « Tu prends ton cahier, tu écoutes, tu te tais, qu’est-ce que tu as envie de dire ? ».

D’autre part, la disparition du cours magistral « silencieux » comme norme unique de classe s’est accompagné théoriquement d’un brouillage des définitions de l’ordre sco- laire. L’enquête montre pourtant que le bruit, qui ne devrait plus être en lui-même un signe de chahut, puisqu’il peut venir de la participation et du travail de groupe, reste un repère très fort, pour des enseignants qui craignent que le niveau sonore de leur cours ne franchisse les murs de la classe.

L’organisation du travail scolaire et des conditions d’apprentissage est une tâche nou- velle et difficile dans ce contexte, entre un modèle caduque et l’infinie diversité des si- tuations de classe aujourd’hui. Elle s’unifie relativement autour d’une réalité vécue euphoriquement ou douloureusement, celle des relations humaines.

2.- La démarche d’apprentissage : le difficile exercice de transposition didac-

Dans le document Sociologie de l'éducation (Page 106-109)