4.1 Constats 50
4.2.3 Deux visions de la Nature 100
Papanek
Pour Papanek, la Nature est une source d’inspiration infinie, dont les principes ne seront jamais obsolètes. De plus, « dans la totalité des systèmes biologiques et
biochimiques, les problèmes auxquels est confrontée l’humanité ont déjà été rencontrés et résolus, et en comparaison rencontrés et résolus de façon optimale. »294 Papanek explique également que « l’économie de moyens, la
simplicité, l’élégance et une essentielle justesse » sont les raisons pour lesquelles nous apprécions les choses de la nature.295 Les éléments qu’il met ici en avant
comme source de « plaisir » s’opposent directement à ceux que l’on trouve dans les systèmes industriels.
Pour autant, Papanek reconnaît la pertinence de certains outils dans le système actuel. En effet, selon lui, l’esthétique, en tant qu’outil, est l’un des plus importants à la disposition des designers pour transmettre des émotions, du sens ou des valeurs aux usagers.296 Toutefois, il précise que la simple analogie visuelle de la nature n’est
pas suffisante. Il s’agit pour Papanek de « rechercher les principes fondamentaux présents dans la nature et de leur trouver une application »297. La traduction de ces
phénomènes peut être plus ou moins directe selon le domaine d’application.298 Pour
l’auteur, ces phénomènes, principes et schémas biologiques sont accessibles à quiconque se donne la peine d’observer et d’investiguer la nature. Dans cette perspective il semble pourtant nécessaire pour l’auteur d’élargir le champ de connaissances de la discipline du design afin que ces sources d’inspiration issues de la nature puissent être retranscrites de manière significative.299
294 « One handbook that has not yet gone out of style, and predictably never will, is the book of nature.
Here, in the totality of biological and biochemical systems, the problems mankind faces have already been met and solved, and through analogues, met and solved optimally. » Papanek, V. (1971). Op. cit. p. 185.
295 « The reason we enjoy these and other things in nature is that we see an economy of means,
simplicity, elegance, and an essential rightness in them. » Ibid. p. 4.
296 « Abstract values can be communicated directly to everyone, (…). The cloud of mystery surrounding
aesthetics can (and should be) dispelled. (…) Nonetheless we know that aesthetics is a tool, one of the most important ones in the repertory of a designer, a tool that helps in shaping his forms and colours into entities that moves us, please us and are beautiful, exciting, filled with delight, meaningful. » Ibid. p. 16-‐17.
297
« Again it may be worthwhile to point out that in this, as in all other cases, bionic design application
never means copying by establishing a visual analogue. Rather, it means searching out the basic, underlying organic principle and then finding an application. » Ibid. p. 207
298 « In some areas of design, almost direct translations of natural phenomena can be used. » Ibid. p.
208.
299 « It may be argued that the 'average' industrial designer or design engineer concerned with research
and development lacks a sufficient background in the biological sciences to utilize biology meaningfully as an inspirational source of design. (…) But all around us are manifestations in nature or rather primitive structures that have never been properly investigated, exploited or used by designer, biological schemes that bear investigation and are accessible to anyone free for a walk on a Sunday afternoon. » Ibid. p. 193-‐194.
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Papanek explique que « Néanmoins, c’est précisément dans le domaine du design environnemental, que les approches bioniques et les connaissances biologiques récoltées dans les plus récentes recherches en écologie et en éthologie seront les plus précieuses ».300 L’ouverture du champ de connaissances en design revêt un
aspect primordial pour l’auteur en vue de faire progresser la discipline, mais aussi de façon à avoir un effet positif sur la société. Papanek illustre notamment l’interdépendance de différentes disciplines en citant Buckminster Fuller. Ce dernier explique que « des recherches menées dans différents domaines (anthropologie et biologie) ont démontré, de manière indépendante, que la surspécialisation est une cause d’extinction des espèces. En se surspécialisant toujours plus, les espèces diminuent leurs capacités d’adaptation générale. Donc nous avons là l’avertissement que la spécialisation est un facteur d’extinction, et toute notre société est organisée ainsi. »301 En effet, pour Papanek, le design déficient des outils et de l’environnement
contribue à créer un système de feedback fermé dans lequel ces outils et cet environnement participent à la spécialisation des usagers eux-‐mêmes.302
La Nature apparaît comme une source d’inspiration infinie pour Papanek. Cependant, il s’agit pour l’auteur d’aller plus loin que la simple analogie visuelle, c’est-‐à-‐dire de comprendre et adapter les principes fondamentaux à l’œuvre dans la Nature. Selon Papanek les phénomènes et solutions existants dans la nature répondent de la façon la plus optimale possible au problème rencontré. Toutefois, il lui apparaît essentiel d’élargir le champ des connaissances de la discipline afin de retranscrire les phénomènes et principes naturels de façon significative aux systèmes humains. C’est, selon Papanek, par le biais d’une compréhension plus vaste
300 « Nonetheless, it is precisely in the area of environmental design that bionic approaches and
biological insight gleaned from the most recent research in ecology and ethology will be most valuable. » Ibid. p. 210.
301 « The interdependence of various disciplines can best be illustrated by a story Bucky Fuller likes to
tell: (...) The biological one was looking into all the biological species that have become extinct. The anthropological one was looking into all the human tribes that had become extinct. Both researchers were trying to find a commonality of causes of extinction. Both of them found the same cause independently -‐ extinction is a consequence of over-‐specialization. As you get more and more over-‐ specialized, you inbreed specialization. It's organic. As you do, you outbreed general adaptability. So here we have the warning that specialization is a way to extinction, and our whole society is thus organized… » Ibid. p. 291.
302 « But by misdesigning these tools or environments, we often achieve a closed feedback loop, and the
tools and environments in turn affect men and groups in a way that turns them into permanent specialists themselves. » Ibid.
de l’interdépendance des systèmes naturels et humains qu’un vrai changement peut s’opérer, aidé de fait par les outils pertinents de la discipline.
McD+B
Les auteurs dénoncent l’opposition systématique qui perdure entre “commerce et environnement”. En effet, dans l’inconscient collectif, cette confrontation implique la suprématie de l’un aux dépens de l’autre, créant un conflit permanent entre les différents partisans.303 Pourtant, un des moyens de prospérer, selon McD+B est
« d’apprendre à imiter le système hautement effectif de flux des nutriments et de métabolisme “du berceau au berceau” présent dans la nature, dans lequel le concept de déchet n’existe pas. »304 Les auteurs s’inspirent du processus de renouvellement
continu des matériaux présents dans la nature comme base de nouvelles perspectives en design selon lesquelles : « les nutriments précieux contenus dans les matériaux forment et déterminent le design : la forme suit l’évolution, plus seulement la fonction »305. De plus, ils considèrent ces perspectives comme plus
viables en comparaison de celles existantes. Afin d’illustrer ce principe selon lequel la « forme doit suivre l’évolution », les auteurs utilisent la métaphore du cerisier selon laquelle, « l’arbre produit plus que ce dont il a besoin pour sa propre subsistance dans un écosystème, cette abondance a évolué pour servir des objectifs divers et variés. En fait, la fécondité de l’arbre nourrit à peu près tout ce qui l’entoure. »306 Selon cette perspective, les auteurs considèrent que si les déchets
produits par les activités humaines doivent retourner à l’environnement, alors ils doivent être conçus dans cette optique. En effet, pour McD+B la solution de traitement des déchets se trouve en amont du système de production: « Si nous
303 « Our questioners often believe that the interests of commerce and the environment are inherently
in conflict, and that environmentalists who work with big businesses have sold out. And businesspeople have their own biases about environmentalists and social activists, whom they often see as extremists promoting ugly, troublesome, low-‐tech, and impossibly expensive designs and policies. » McDonough, W. et Braungart, M. (2002). Op. cit. p. 149.
304 « If humans are truly going to prosper, we will have to learn to imitate nature's highly effective
cradle-‐to-‐cradle system of nutrient flow and metabolism, in which the very concept of waste does not exist. » Ibid. p. 103-‐104.
305 « (...) the valuable nutrients contained in the materials shape and determine the design: form
follows evolution, not just the function. We think this is a more robust prospect than the current way of making things. » Ibid. p. 104.
306 « Form follows not just function but the evolution of the medium itself, in the endlessly propagating
spirit of the printed word. (…) Consider the cherry tree. (…) the tree actually makes more of its "product" than it needs for its own success in an ecosystem, this abundance has evolved, to serve rich and varied purposes. In fact the tree's fecundity nourishes just about everything around it. » Ibid. p. 71-‐ 73.
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devons produire des systèmes d’effluents qui retournent à l’environnement, alors peut-‐être devrions-‐nous remonter en amont et penser toutes les choses conçues pour ce système comme faisant partie du flux des nutriments. »307 En effet, pour les
auteurs, il ne s’agit pas d’améliorer les outils de production, mais bien de repenser la façon de produire. Selon eux, « les nouvelles technologies ne créent pas en elles-‐ mêmes des révolutions industrielles; à moins de changer leur contexte, elles (les nouvelles technologies) sont simplement des engins hyper-‐efficients amenant les principes de la première révolution industrielle vers de nouveaux extrêmes. » 308 Les
auteurs proposent de reconsidérer complètement le fonctionnement des usines et de leurs productions. Ainsi, ils proposent de « construire des usines dont les produits et les produits dérivés nourrissent l’écosystème avec des matériaux biodégradables et remettent en circuit les matériaux techniques au lieu de les jeter, de les brûler ou de les enterrer. Nous pouvons créer des systèmes qui s’autorégulent. Plutôt que d’utiliser la nature comme simple outil pour les besoins et usages humains, nous pouvons faire notre possible pour devenir des outils de la nature qui la serviraient.»309 Si les auteurs s’inspirent globalement de principes
présents dans la nature, ils considèrent que les approches de récupérations des flux d’énergies locaux dans les pays moins industrialisés représentent une source d’inspiration primordiale pour les sociétés post-‐industrielles « qui ont oublié que les flux d’énergie ont une provenance. »310
McD+B mettent en avant un principe naturel en particulier selon lequel le concept de déchet est inexistant. Selon eux, ce principe est fondamental et permettrait de repenser complètement les systèmes humains à la source, c’est-‐à-‐dire le fonctionnement des usines et les méthodes de production, en proposant des
307 « If we are going to design systems of effluents that go back into the environment, then perhaps we
ought to move back up-‐stream and think of all the things that are designed to go into such systems as a part of nutrient flows. » Ibid. p. 102.
308 « The new technologies do not in themselves create industrial revolutions; unless we change their
context, they are simply hyper-‐efficient engines driving the steamship of the first Industrial Revolution to new extremes. » Ibid. p. 155.
309 « We can build factories whose products and by-‐products nourish the ecosystem with
biodegradable material and recirculated technical materials instead of dumping, burning, or burying them. We can design systems that regulate themselves. Instead of using nature as a mere tool for human purposes, we can strive to become tools of nature who serve its agenda too. » Ibid. p. 156.
310 « It is easy to forget, in the gas-‐powered glare of a post-‐industrial age, that not only local materials
and customs but energy flows have provenance. In less industrialized parts of the world, however, creative approaches to capturing local energy flows are still very much alive. » Ibid. p. 129.
processus, des produits et produits dérivés qui alimenteraient de façon infinie les cycles biologiques (en retournant à l’environnement) ou techniques (en alimentant les systèmes en énergie ou matériaux).
Comparaison
La Nature est une source d’inspiration commune pour les auteurs. Cependant, si Papanek propose de s’inspirer des principes naturels en général, McD+B ont eux identifié un principe naturel fondamental. En effet, ils mettent en avant le principe selon lequel « les déchets n’existent pas dans la nature ». Ce que les auteurs entendent par là c’est que tout ce que la nature produit fait partie d’un cycle continu permettant l’autorégulation des systèmes. Ainsi, en adaptant ce principe aux systèmes industriels, l’approche de McD+B permettrait d’éviter le gaspillage des matériaux et autres ressources, mais également de concevoir des produits capables de retourner à la nature de manière saine et de fait, contribuer à nourrir les écosystèmes.
Bien qu’ayant la Nature comme même source d’inspiration, les démarches des auteurs restent très différentes dans la mesure où Papanek propose une application des principes naturels en aval alors que McD+B proposent eux une application en amont permettant de modifier à la source les systèmes industriels. Cette distinction peut être issue du changement de rapport existant entre les systèmes écologiques et les systèmes industriels. En effet, l’opposition entre ces deux aspects de l’environnement humain semble de moins en moins évidente. Selon McD+B, il est possible de faire coexister commerce et environnement de façon équilibrée alors que le point de vue de Papanek semble plus manichéen.