4.1 Constats 50
4.1.1 Constats sociétaux généraux 50
4.1.2.2 Responsabilité du designer 73
La place du designer au sein de la discipline varie selon les périodes et les courants. Nous allons voir dans cette partie les points de vue des auteurs concernant la responsabilité des designers vis-‐à-‐vis de la discipline et de l’image qu’ils en renvoient. Ces points de vue, souvent très tranchés, correspondent également au questionnement de leurs temps.
Papanek
L’un des premiers mythes auquel s’attaque Papanek, dès le début de son ouvrage, concerne la place du designer dans la société en expliquant que « le design est élémentaire à toute activité humaine ».209 Il faut alors comprendre que le design est
à la portée de tous dans la mesure où c’est un passage préalable à la concrétisation d’une activité. Comme nous le verrons plus tard, ce qui différencie un bon designer d’un « mauvais », pour Papanek, c’est sa capacité à analyser, comprendre et répondre aux vrais besoins.
Papanek souligne le fait que l’absence d’un rôle consistant et significatif pour le designer, notamment aux États-‐Unis, impacte de manière négative les nouvelles
209 « All that we do all the time, is design, for design is basic to all human activity. » Papanek, V. (1971).
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générations de praticiens.210 En effet, l’auteur constate que les designers savent peu
de choses concernant les vrais besoins des personnes, ou encore ce qu’elles désirent. Selon lui les prochaines générations de designers, plus qualifiées, pourront apporter des solutions tangibles aux problèmes en design si elles mettent de côté les effets de mode.211 Ces derniers, ainsi que la gadgétisation que proposent les designers de son
temps, semblent inappropriés à Papanek dans « un monde où il y a de vrais besoins élémentaires en design ».212 Selon lui, « les architectes et les ingénieurs participent à
résoudre ces problèmes alors que les designers en créent de nouveaux »213. De plus,
pour Papanek, les « vrais » besoins humains restent inchangés depuis les premières civilisations sédentaires. Pour autant les architectes ne cessent d’innover, en termes de matériaux ou de processus pour y répondre.214
Papanek considère le designer de son temps comme un « assembleur d’éléments » dédié à façonner l’environnement humain. Cependant, en focalisant son activité sur l’aspect esthétique en perpétuel changement, les solutions que propose le designer deviennent vite inadaptées.215 Papanek utilise l’exemple des hôpitaux et institutions
médicales, d’une part, pour démontrer le manque d’anticipation dont font preuve les designers et d’autre part, l’erreur qu’ils font de ne jamais s’inquiéter de savoir comment la solution proposée s’est implantée et fonctionne.216
210 « In the United States many students, and quite few younger designers, feel a tremendous emptiness
in their role and an incongruence of what they think to what they do. » Ibid. p. 98.
211 « Furthermore, designers know very little about people real need or want. (…) It is obvious that
better solutions to the design problems of the world will come from young people skilled in the discipline of design, not by untrained dilettantes toying with 'trendy' radical chic. » Ibid. p. 100-‐101.
212 « To 'sex-‐up' objects makes no sence in a world in which basic need for design is very real. » Ibid. p.
151.
213 « Where architects and engineers are hired to solve problems, industrial designers are often hired to
create new ones. » Ibid. p. 152.
214 « While the architect may use new methods, materials, and processes, the basic problems of human
physique, circulation, planning, and scale are as true today as in the days of the Parthenon.» Ibid. p. 152-‐153.
215 « What is the contemporary “designer”?, if not a master assembler of elements? (…) One of the
difficulties with design by copying, design through eclecticism, is that the hand book, the style manuals and the computer banks continuously obsolesce, go out of style and become old-‐fashioned and irrelevant to the problem in hand. » Ibid. p. 154.
216 « Hospital and mental institutions are usually designed with greater care than other interiors
spaces. Architects, interior designers, and medical specialists routinely cooperate in the planning. (…) It illustrates a cardinal error among designers: the failure to go back from time to time and see how the work has performed and been implemented. » Ibid. p. 230.
Sur un ton plus général, Papanek pose finalement la question de ce que l’on enseigne sur la responsabilité du designer en sa qualité d’intermédiaire entre l’homme, son environnement, ses outils, ses produits et ses pairs. Aussi met-‐il en avant l’écart entre les théories enseignées et la pratique du design dans la réalité, beaucoup plus complexe, de la diversité des besoins. Ce que Papanek dénonce, c’est plus généralement le design consumériste américain, alors que celui-‐ci et ses motivations sont la cause d’une grande partie des problèmes de l’humanité.217
S’il apparaît que pour Papanek le rôle du designer est de faire le lien entre l’homme et son environnement en général, sa responsabilité se traduit à plusieurs niveaux dans l’exercice de cette activité. Nous verrons plus tard la vision que Papanek propose de la responsabilité du designer, mais nous pouvons déjà souligner sa critique des designers qui favorisent la dimension économique aux dépens de la dimension sociale.
McD+B
Le point de vue de McD+B concernant la responsabilité du designer se traduit au travers des effets immédiats ou potentiels de son activité. Avec son parcours en architecture, McDonough note tout d’abord l’importance de l’intention du designer. En prenant l’exemple de sa visite aux camps de concentration d’Auschwitz et de Birkenau, il rend compte de l’impression laissée par ces lieux, reflétant la « pire des intentions humaines ».218 Cette intention, qui transparaît à travers le design proposé,
est ensuite consolidée par les effets physiques de celui-‐ci, c’est-‐à-‐dire par les impacts du design sur l’environnement et sur l’homme. McD+B distinguent alors les produits qui n’ont pas été conçus dans le respect de la santé humaine et écologique comme des produits inintelligents et inélégants, qu’ils catégorisent comme des « produits
217 « To this dichotomy between the real world and the world of the school, there have been,
understandably, many different answers. After all, students could argue that, in as much as we have succeeded (nationally) in the murder, rape, torture, pillage, and genocide of some 60 million Indians; and as the nation of the world have succeeded (internationally) in murdering, napalming, atomizing and maiming some 150 million people during the last fifty-‐four alone and as 600 million men, women and children (one-‐sixth of humanity) are starving to death, or dying of easily curable diseases within this decades; that somewhere we (the designers of our environments, tools, and products) have been missing the boat. » Ibid. p. 250-‐251.
218 « I visited Auschwitz and Birkenau to see what the worst of human intention could accomplish:
giant machines designed to eliminate human life. I realize that design is a signal of intention. » McDonough, W. et Braungart, M. (2002). Op. cit. p. 9.
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grossiers » (crude products).219 Ces « crude products » et leurs effets, de même que
la pollution et les déchets, sont le résultat d’un design obsolète dont les intentions de départ n’étaient pas négatives, mais dont les retombées se sont avérées dévastatrices. Ici les auteurs ne critiquent pas les corporations ou entreprises, mais plutôt l’exercice d’un design « obsolète et inintelligent ».220
Les auteurs approfondissent leur critique vis-‐à-‐vis des designers qui perpétuent des principes passéistes en mettant en avant leurs effets sur le long terme. Considérant que ces principes subsistent malgré le fait que les designers ont connaissance de leurs effets néfastes revient à mettre volontairement les prochaines générations en péril. Les auteurs nomment ce phénomène « tyrannie intergénérationnelle à distance ».221 Pour eux, la responsabilité du designer est alors engagée dans la
mesure où il choisit de maintenir les principes d’un design passéiste bien qu’ayant connaissance de ses effets négatifs. Ils distinguent ainsi les designers impliqués dans une « stratégie de tragédie », ceux qui perpétuent ces principes passéistes, des designers qui mettent en place une « stratégie de changement ».222
Pour McD+B, la responsabilité du designer se situe au niveau des effets de sa production et, de fait, ils critiquent plus particulièrement les pratiques qui ne tiennent pas compte des impacts sur l’homme et sur son environnement en général ainsi que celles dont les effets auront des conséquences négatives sur les modes de vie des générations futures. Ce positionnement des auteurs s’inscrit dans la lignée des principes de développement soutenable élaborés dans les années 1990.
219 « But from our perspective, products that are not designed particularly for human and ecological
health are unintelligent and inelegant -‐ what we called crude products. » Ibid. p. 37.
220 « Yet just as industrialists, engineers, designers and developers of the past did not intend to bring
about such devastating effects, those who perpetuate these paradigm today surely do not intend to damage the world. The waste, pollution, crude products, and other negative effects that we have described are not the result of corporations doing something morally wrong. They are the consequences of outdated and unintelligent design. » Ibid. p. 43.
221 « Poor design on such scale reaches far beyond our own life span. It perpetrates what we call
intergenerational remote tyranny -‐ our tyranny over future generation through the effect of our actions today. » Ibid.
222 « Once you understand the destruction taking place, unless you do something to change it, even if
you never intended to cause such destruction, you become involved in a strategy of tragedy. You can continue to be engaged in that strategy of tragedy, or you can design and implement a strategy of change. » Ibid. p. 44.
Comparaison
Au niveau des constats que les auteurs font sur la responsabilité du designer, les points de vue semblent diverger au départ. En effet, pour Papanek, la responsabilité du designer se situe au niveau de la réponse (plus ou moins adaptée) aux vrais besoins humains. Selon lui, en choisissant de favoriser l’esthétique et la facilité, les designers de la société de consommation se déchargent de cette responsabilité. Le constat de Papanek se situe alors au niveau de la responsabilité sociale du designer qui est laissée de côté au profit d’arguments économiques.
McD+B, quant à eux, placent la responsabilité du designer au niveau des impacts (immédiats et potentiels) du design sur l’homme et son environnement. Si le constat des auteurs semble au premier abord s’orienter vers un point de vue environnemental, la dimension sociale est pourtant présente. En outre, les auteurs soulignent l’importance des impacts d’un mauvais design sur l’homme et son environnement immédiat, mais aussi sur les générations futures.
De plus, qu’il s’agisse de Papanek ou de McD+B, les auteurs condamnent la pérennisation de principes obsolètes ou passéistes au sein de la discipline. Si Papanek met en cause l’enseignement des designers, McD+B soulignent la capacité de discernement des designers et leurs choix de s’inscrire dans une continuité de pratique en connaissant les conséquences négatives, ou de favoriser une « stratégie de changement »223.
Il apparaît d’une part que l’aspect social de la responsabilité du designer joue un rôle crucial chez les auteurs, bien qu’ils l’expriment de manières différentes. D’autre part, c’est le choix de positionnement des designers vis-‐à-‐vis de leurs responsabilités qui revient comme élément commun. En effet, les auteurs critiquent les designers qui perpétuent des principes passéistes et inadaptés, mais aussi ceux qui choisissent de faire l’autruche au regard de leurs conséquences. Il faut toutefois mettre en avant le point de vue plus général de McD+B pour lesquels l’aspect social et l’aspect environnemental sont liés.