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La vision messianique du temps tragique : la naissance du génie

dans l'œuvre de l'artiste chilien Claudio Bertoni

2- La vision messianique du temps tragique : la naissance du génie

Lorsque la souillure d’Œdipe est mise à nue au terme sa propre enquête, il pousse ce cri de désarroi adressé expressément au dieu qui voit tout, c’est-à-dire au soleil de Zeus :

« Hélas ! Hélas ! Ainsi tout à la fin serait vrai ! Ah ! Lumière du jour, que je te voie ici pour la dernière fois, puisque je me révèle le fils de qui je ne devais pas naître, l’époux de qui je ne devais pas l’être, le meurtrier de qui je ne devais pas tuer ! » (v. 1182-1185)

Il se plie devant l’évidence de sa souillure alors même qu’il aurait très bien pu défendre sa cause, en invoquant notamment sa culpabilité par innocence. Or il emprunte une autre voie. Le héros profère une parole dans laquelle au moins il ne se justifie pas devant les dieux, ni devant ses concitoyens. Il s’agit alors d’une parole vide et aphone qui n’est rien moins qu’un silence82. Ce cri silencieux est l’expression de sa révolte contre les dieux et contre lui-même ; une révolte qui sera finalement transcrite, voire inscrite dans son corps, en se crevant les yeux. Preuve qu’il assume totalement ses crimes en en portant l’entière responsabilité et en se prêtant volontiers au châtiment qu’il a lui-même proclamé. D’ailleurs, il dit « je » et non « on » ou le « le dieu ». Il se pose lui-même comme un individu.

Le tout est maintenant de savoir à quoi porte atteinte l’individuation du héros. Et la réponse est à rechercher du côté de la loi de son temps, c’est-à-dire l’autorité des dieux.

Dans la perspective benjaminienne, la révolte silencieuse du héros est ce qui donne à la tragédie sa forme sacrificielle. Certes Œdipe ne meurt pas à la fin de la tragédie, il n’empêche cependant que, pour WB, son geste d’autodestruction est hautement sacrificiel, au même titre que la mort tragique. Et investi de cette valeur sacrificielle, il se prête à une double lecture : il est à la fois commencement et fin.

D’une part, le sacrifice d’Œdipe marque la fin du temps destinal parce qu’il livre le héros en victime expiatoire aux dieux et à leurs anciens décrets de mort. Sous cet angle, c’est la fin d’Œdipe lui-même qui coïncide avec la fin du temps mythique pour lui et pour lui seul, mais pas pour le reste de la communauté encore tenue sous le joug de ce temps.

D’autre part, le sacrifice d’Œdipe marque le commencement d’une nouvelle communauté, en ce sens il s’agit d’un sacrifice fondateur. Et c’est ce second aspect du sacrifice tragique qui retient notre attention ici.

En effet, à travers son aveuglément, Œdipe va plus loin que la simple reconnaissance de sa culpabilité : il revendique sa responsabilité

82 Nous précisons tout de même que, pour WB, c’est bien le héros eschyléen, Oreste, qui réalise au plus haut point le silence tragique qui l’affranchit de la domination du destin démonique. Au point que nous pouvons voir l’assimilation du geste œdipien au modèle eschyléen du silence tragique comme un glissement, voire une translation porteuse d’une volonté d’extension du silence tragique au reste de la tragédie grecque.

dans la survenue des malheurs pourtant fixés par le destin. Il en dépossède les dieux pour se les réapproprier :

« Apollon, mes amis ! Oui, c’est Apollon qui m’inflige à cette heure ces atroces, ces atroces disgrâces qui sont mon lot, mon lot désormais. Mais aucune autre main n’a frappé que la mienne, la mienne, malheureux ! » (1330-1333)

Pour WB, tout dans le monde où vit le héros tragique est fonction du temps démonique. De ce fait, le héros n’a ni espace ni temps pour exprimer son refus de se soumettre à l’arbitraire du destin. Le seul moyen qu’il emploie finalement consiste en une redéfinition des coordonnées spatio-temporelles de son action.

D’une part, il fait de son corps le nouvel espace d’expression de son refus buté adressé aux dieux. WB nous dit précisément qu’il « est contraint formellement de faire entrer dans les limites du Soi physique toute action, tout savoir, avec une violence d’autant plus forte que leur effet extérieur pourrait être plus grand, plus étendu. » Puis d’ajouter que : « Ce n’est qu’à sa physis, et non au langage, qu’il doit de pouvoir défendre sa cause, et c’est pourquoi il ne peut le faire que dans la mort » D’autre part, le héros utilise sa volonté comme le temps nouveau dans lequel se produit son mutisme. Ici encore, WB nous dit que la volonté du héros est durée. En conséquence, la véritable faute tragique, différente en cela de la faute naturelle, consiste dans l’hubris héroïque, c’est-à-dire dans le fait de vouloir être « sans destin » comme les dieux eux-mêmes. C’est pourquoi cette faute tragique traduit l’honneur du demi-dieu. Prenant sur lui sa faute, la recueillant et l’assumant solitairement, quasi glacialement, viellant en quelque sorte jalousement et orgueilleusement sur elle, il préfère plutôt se sacrifier que la sacrifier.

WB focalise ainsi notre attention sur le rapport du langage au temps. Le sacrifice héroïque césure et le temps mythique et le langage qui l’accompagne. Au temps mythique correspond le langage spécifique de la faute et de la culpabilité. Par conséquent : autre temps, autre langage. Le héros substitue au langage ancien son silence qui est le langage d’un temps tragique radicalement autre. En clair son silence devient une fonction révélatrice du temps tragique ouvert sur la

possibilité d’un bonheur humain. Dans l’ordre mythique du monde, le mutisme est la seule chose qui ne découle pas directement du destin, mais qui tire sa source exclusivement de la volonté du héros. Le silence tragique devient un repère temporel césurant désormais le temps en deux catégories hétérogènes : un avant et un après que plus rien ne lie causalement.

La tragédie montre donc l’envers du temps mythique hostile à l’homme. Jusqu’à l’éclatement de la vérité salvatrice ou destinale, Œdipe nourrissait encore l’espoir d’échapper à son destin comme il a mainte fois tenté de le faire depuis que le dieu Apollon lui en a révélé le contenu. Et pour WB, la tragédie, en son origine grecque, et Œdipe-Roi ne déroge pas à la règle, met en scène l’affrontement d’un "soi" avec le destin. Ce qui fait l’héroïsme du héros tragique, ce qui fait son "Soi héroïque", pour reprendre l’expression de Franz Rosenzweig, c’est précisément sa capacité à défier les dieux et à donner sens à sa mort, à sacrifier sa vie et sa vue pour prix de son triomphe sur le destin. Par son aveuglément, qui n’est rien d’autre qu’une mort symbolique, le héros œdipien montre qu’il peut défier ses dieux, qu’il est même plus fort qu’eux : car si son sacrifice consacre apparemment la victoire des dieux, elle est en fait le prix que paye le héros pour sa victoire "posthume". L’âme du héros "passant dans la parole d’une communauté encore lointaine est sauvée", et le héros passe ainsi à l’immortalité en devenant le législateur légendaire d’une communauté nouvelle et supérieure aux dieux, et l’immortalité héroïque fait désormais pièce à l’immortalité divine83.

Conclusion

Quand on finit d’étudier, suivant une approche benjaminienne, l’Œdipe-Roi de Sophocle, la seule conclusion que l’on puisse tirer est que la tragédie est une utopie. Etant entendu que chez WB, l’utopie est une image incrustée dans le moment présent d’une chose qui est en attente de réalisation, d’un « rêve où chaque époque se dépeint la suivante »84.

L’utopie tragique se conçoit par ceci que, ce qui constitue son essence même ou sa tendance propre, à savoir la tentative héroïque de transgression de l’ordre mythique du monde, se solde par un échec. Et le

83 Françoise Proust, « Drame et tragédie », dans Point de passage, Paris, Ed. Kimé, 1994, p. 96

84 WB, Passage parisien, p. 47

héros est précipité dans les profondeurs abyssales du temps démonique d’où émergeait à peine sa tête. Sous un tel angle effectivement, la tragédie est une utopie, un non-lieu, parce qu’elle ne touche jamais à sa fin dernière.

L’approche philosophique de la tragédie qu’initie WB sous le nom de la philosophie de l’histoire de la tragédie a pour mérite donc d’associer à la tragédie une fonction proleptique, celle de transmettre une puissance émancipatrice à la communauté spectatrice. D’ailleurs, pour WB, l’utopie est la vocation de toute œuvre d’art85. Comme l’histoire dont l’écoulement est rythmé par le malheur et la catastrophe, WB discerne dans la tragédie, en particulier celle d’Œdipe, des marques d’une domination démonique sans fin. Comme l’histoire, la tragédie est une suite de victoires pour les uns et toujours les mêmes et de défaites pour les autres et toujours les mêmes. Par conséquent, elle est aussi le champ d’une lutte émancipatrice des faibles, des dominés vis-à-vis des dominants.

L’utopie tragique laisse un arrière goût d’inachevé à l’œuvre d’émancipation hors de l’ordre destinal du monde. Il y a certes urgence face au désastre. Mais la volonté, quoique ferme, du héros de transgresser l’ordre démonique suffit-elle vraiment à transgresser réellement cet ordre et à instaurer une temporalité véritablement tragique, c’est-à-dire radicalement autre ? La coexistence d’une double temporalité à laquelle aboutit finalement la tragédie n’est-elle pas problématique, ne laisse-t-elle pas la question du temps irrésolue dans la tragédie ? D’autant plus que le temps mythique n’est que suspendu mais pas vaincu. Puisque le dieu réussit à faire pièce de la révolte du héros cependant que le héros échoue à se distraire de l’emprise du destin. D’où cette parole d’Œdipe lui-même : « Que mon destin, à moi, suive sa route » (v. 1458) Finalement, le seul mérite du héros est d’avoir osé défier le dieu dans sa surpuissance et même en dépit de sa surpuissance. Et sa victoire apparente et fugitive sur le temps mythique, qui n’est rien moins qu’une défaite réelle, transmet seulement aux générations nouvelles, non pas une victoire assurée et définitive sur les puissances démoniques, mais plus modestement « une faible force messianique », c’est-à-dire la promesse et l’espérance d’une victoire sur le temps.

85 Rolf Tiedemann, p. 134

Mais c’est précisément dans cet inachèvement de la tentative émancipatrice que prend sa source la vision messianique du temps tragique. En réalité, la victoire du héros se situe ailleurs. Dans un monde où l’homogénéité est la loi, l’introduction d’une hétérogénéité dans le cours du temps, même en une fraction de seconde, est en soi une victoire audacieuse à mettre à l’actif du héros. Chaque rupture du temps devient ainsi une chance révolutionnaire pouvant faire advenir le bonheur.

Bibliographie

BENJAMIN (Walter). - Thèses sur la philosophie de l’histoire, Essais II, 1935-1940, trad. Maurice de Gandillac, Paris, Ed. Denoël, 1971, pp. 194-207.

. - Origine du drame baroque allemand suivi de Trauerspiel et tragédie, trad. franç. par Sibylle Muller (Paris, Flammarion, 1985, 264 p.).

. - « Œdipe : ou le mythe raisonnable », dans Œuvres II, trad.

franç. par Maurice Gandillac, Rainer Roschlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000, pp. 333-339

. – « Paris capitale du XIXe siècle », dans Œuvres III (Paris, Gallimard, Collection Essai folio, 2000, Fourier ou les passages, pp. 44-49).

BIRNBAUM (Antonia). – Bonheur, justice. Walter Benjamin (Paris, Payot, 2008, 236p.).

PROUST (Françoise). - L’histoire à contre temps. Le temps historique chez Walter Benjamin (Paris, Les Editions du Cerf, 1994, 188 p.).

Tiedemann (Rolf). - « Thèmes de la philosophie de l’histoire », dans Etudes sur la philosophie de Walter Benjamin, trad. de l’allemand par Rainer Rochlitz (Arles, Editions Actes Sud, 1987, 194 p.).

MOSES (Stéphane). - L’ange de l’histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem (Paris, Seuil, 1992, 261 p.).

Temporalités de l’expérience esthétique Dialectique de l’image et du mouvement, dans l’expérience d’improvisation en danse Patrick Gaiaudo

PRÉAMBULE :

Je ne crois pas que Walter Benjamin ait évoqué directement la danse, en tant que médium spécifique, outre une mise en relation entre l’expression parlée et l’expression dansée86. Par ailleurs, Lisa Nelson ne connaît pas directement, semble-t-il, les écrits de ce dernier. Mais notre propos n'est pas de l’ordre de la subordination d’une pratique à une analyse théorique, de l’explication ou d’une illustration de l’une par l’autre ; épreuve souvent obligée de légitimation par le regard réflexif sur la pratique artistique, et inversement d’instrumentalisation des concepts théoriques en illusions opérantes pour la mise en œuvre de processus de création, leur appropriation ou leur étaiement.

Comment nourrir un échange entre deux pratiques de recherche, deux modes de signifiances, exposant et explorant la problématique du passage du sensible au sens, sur l’écran du visible87 ; en d’autres termes, en ce qui concerne le passage des expériences sensibles à l’expérience esthétique ?

Nous allons essayer plus spécifiquement de faire s'éclairer ou se miroiter leur démarche respective sur la question des temporalités de l'expérience esthétique. Dans la mesure où la danse, essentiellement en prise continue avec sa propre disparition88, compose de l’exposition du mouvement à sa survie dans l’image « réfléchie » ou mentale, jusqu’à sa ré-activation

86 Voir l’analyse d’Anne Boissière, le mouvement expressif dansé : E. Straus, W. Benjamin, in Approche philo-sophique du geste dansé, et à propos du texte de W. benjamin, Problème de sociologie du langage. Œuvre III.

87 Sur le mur transparent séparant la scène de la salle, mais aussi plus généralement sur celui de nos perceptions.

éventuelle, son redoublement, sa dilatation, sa multiplication, son retournement… dans le temps de l’action89.

Autrement dit, dans quelles mesures et comment l'expérience esthétique peut-elle être caractérisée du point de vue de la temporalité, du point de vue de son devenir ?

En prolongement, il s'agit d'élucider le fonctionnement de notre structure de perception, de représentation ou de projection, dans sa relation constitutive au temps, c’est-à-dire à la mémoire, et à l’action.

Que percevons-nous au regard et dans le temps de l'expérience esthétique ?

Comment organisons-nous notre action, au plus près de notre expérience de perception, au travers de notre expérience de projection, d’anticipation, et d’individuation ?

Ces deux questions trouvent un territoire d’étude spécifique et une actualité, de par les mutations s’opérant dans le champ chorégraphique contemporain90, ce dernier intégrant aujourd’hui encore les orientations de la post-modern danse, sous l’angle de la continuité des recherches effectuées notamment par Lisa Nelson sur la question de la perception, et de la manière dont nous nous accordons pour agir91 en danse.

Ici, la question de l’expérience esthétique se retrouve posée et déplacée au sein même de l’expérience artistique, entendue comme co-extensive de cette dernière.

En effet, la recherche de l’artiste Lisa Nelson, sur le territoire de la danse, met en œuvre et en pratique une expérience esthétique in vivo,

88 Il est question de l’aspect performatif de la danse, mais également du corps « réel » qui dans le mouvement dansé met en jeu sa propre reconfiguration.

89 Cette ré-activation est l’objectif de la structure d’improvisation de Lisa Nelson : Tuning Scores, qui vise à explorer comment s’opère ou s’accorde le désir de chacun de transformer le mouvement perçu par son redoublement même dans l’image retenue, anticipant le passage à l’action, nous le verrons.

90 Notamment, la mise en question de la notion d’auteur ou d’autorité, au travers de pièces se posant comme espace de production d’une action collective, d’une communauté et d’un « vivre-en-commun » exposé. Nous pourrions prendre comme exemple ; Véra Mantero Poésie et sauvagerie ou Benoît Lachambre Lugares comunes.

91 Agir, en danse cela veut dire improviser, composer… et cela pose implicitement la question plus globale de s’accorder dans l’action : sur quelles bases « agir ensemble ». Alors même que le mouvement valorisé socialement est celui de l’individuation, le retour cyclique et récurrent à des préoccupations communautaires apparaît comme une réaction de crispation, sauf à en faire l’enjeu de son travail.

dans une sorte de laboratoire collectif de composition ou d’accordage, autour du simple fait inaugural de regarder, et d’agir à partir d’une image issue de cette expérience.

Cette démarche joue et se joue de notre condition de « sujet au visible » explorée dans sa dimension de praxis collective, de mise en jeu d’une corporéité partagée, dans un contexte d’exacerbation du « je » et de valorisation du parcours singulier.

Je vais tout d’abord faire une citation introductive à la

problématique et aussi à l’esprit de la démarche de Lisa Nelson dont je situerai historiquement le contexte d’émergence plus largement ensuite.

« Lorsque nous regardons la danse ditelle – ou n’importe quoi d’autre -une image se construit à partir de la contribution de nombre de sens, chacun mesurant le temps à sa façon. J’ai découvert qu’apprendre un mouvement uniquement à partir du toucher prend beaucoup de temps.

D’étranges sensations physiques se manifestent, évoquant des

souvenirs d’interactions avec le monde animé et inanimé, tandis que je feuillette l’ensemble de mes expériences pour comprendre ce que j’ai entre les mains. L’imagination s’introduit dans le passage du temps.92»

I - LISA NELSON : TEMPORALITÉ ET VISIBILITÉ DE LA