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IV. Présentation du plan

1. REPRISES DU REGARDREGARD

1.3. VISAGES, HISTOIRE(S) ET CINÉMAET CINÉMA

1.3.1. Visages dans l'histoire : écrire pour les sans-noms

« Et, seulement là où je trouve un visage, un dehors m'arrive, je rencontre une extériorité. » Giorgio Agamben, Moyens sans fins174

La présence du visage est un phénomène qui étonne la philosophie comme le cinéma. Il y a toute une écriture philosophique du visage. Chez Lévinas et Deleuze par exemple : « figure éthique de l'autre » pour l'un, ou « système mur-blanc trous-noirs » de la visagéité pour le second. Ces groupes de mots créés par les deux philosophes nous disent comment ils partent d'un visage pour en créer les concepts philosophiques, et l'appréhender. Pour le cinéma, le visage devient important lorsqu'on fait un gros plan sur lui pour la première fois : le cinéma ne filme plus une action mais des corps, qui vont se séparer peu à peu d'elle. Et puis, il y a aussi cet étonnement de l'image d'un visage, qui est toujours, comme en philosophie, l'événement de l'autre.

Parce qu'ils sont ceux d'un cinéma documentaire, les visages dans les films de Farocki étonnent d'abord parce que la présence du visage filmé témoigne de la présence réelle de la personne et de ses traits. Ce n'est pas nouveau, la possibilité de présence de nos visages dans l'image a toujours été l'objet d'un étonnement, d'une émotion, dès sa première apparition :

« Le daguerréotype de Boulevard du Temple est bien connu. Il est considéré comme la première photographie où apparaît une figure humaine. La plaque d'argent représente le boulevard du temple photographié par Daguerre de la fenêtre de son bureau à une heure de pointe. Le boulevard devait être plein de gens et de carrosses, et pourtant, comme les appareils de l'époque exigeait un temps d'exposition très long, de toute cette masse en mouvement on ne voit absolument rien. Rien, sinon une petite silhouette noire sur le trottoir, en bas à gauche de la photographie. Il s'agit d'un homme en train de faire cirer ses bottes et qui a dû rester immobile assez longtemps, la jambe à peine soulevée pour poser le pied sur le tabouret du cireur de chaussures. »175

174 AGAMBEN G., « Le Visage », in Moyens sans fins, Payot & Rivages, Paris, 1995 / 2002, p. 112.

175 AGAMBEN G., AGAMBEN G., « Le Jour du Jugement », in Profanations, Payot & Rivages, coll. Rivages poche / Petite Bibliothèque, Paris, 2005 / 2006, p. 22.

Cette émotion d'un visage « photographié » décrite par Agamben avec l'histoire de ce daguerréotype, vaut encore aujourd'hui pour le visage filmé de l'autre au cinéma. Le visage y est un lieu spécifique parce qu'il renvoie le cinéma à sa capacité de « nous figurer », et saisit le pouvoir de celui-ci de nous filmer depuis une certaine altérité. De lui-même, le visage filmé semble nous inviter à sa rencontre : « un dehors m'arrive, je rencontre une extériorité »176. Le cinéma de Farocki montre des visages qui non seulement étonnent le regard ou l'interpellent directement par un face-caméra, mais leur présence permet aussi à son cinéma d'être une affaire de rencontre. Ils sont des intercesseurs entre le passé et nous. Harun Farocki donne à voir des visages inconnus dans l'histoire. D'eux, nous percevons surtout leur exposition dans une image de cinéma : Que fait ce visage là – À cette surface – Que me dit son inscription ? Le visage fait partie de l'archive, il est une trace comme une autre. Mais les traits de nos visages, porteurs de regards, de fictions, peuvent accueillir ensemble le cinéma et l'histoire. Le cinéma use de sa présence sensible pour raconter l'histoire, et il nous faudra voir comment Farocki les tire jusqu'à « la figure » pour que l'histoire de ces visages photographiés et filmés devienne quelque chose de commun. Car si le visage est la figure de l'autre, l'autre m'est inconnu : son visage filmé est une adresse, une pure adresse. C'est d'elle qu'il faut partir pour créer des rencontres cinématographiques avec les sujets filmés de l'histoire. Dans les films de Farocki, il y a deux raisons pour que les visages qu'il expose dans ses films soient aussi anonymes ou quelconques : d'abord, ils servent de la sorte à présenter une puissance d'adresse pure de l'être filmé ; ensuite, leur anonymat est justement ce qu'il faut préserver dans leur reprise, puisque ce sont des oubliés de l'histoire qu'il nous montre et dont il entend nous rapprocher. Avec les visages, Farocki tente d'écrire une histoire filmique à même de redonner aux êtres, aux anonymes et aux victimes, sinon un nom, une figure. Nous observerons trois reprises de visages qui œuvrent dans ce sens (1.3.1.1.). Nous dégagerons ensuite toute la force de son écriture pour les anonymes, où les visages, contextualisés par le cinéma dans la relation de pouvoir qu'est « la prise de vue », devront être réécrit à la hauteur des victimes. Seule l'image et une écriture aussi adressée que sonore pourra inventer des visages de cinéma pour ce que Benjamin appelait « une humanité sans nom » (1.3.1.2.). Surtout, Farocki en fait un geste percutant de son cinéma : il y a une manière chez lui de faire « monter » des figures pour modifier avec elles notre présence à l'histoire. Les visages filmés perturbent notre place de spectateur par leur mise en scène. Ce sera toute une politique de l'amitié qui donnera aux sans-noms, aux anonymes, aux visages quelconques, une écriture qui ait valeur de rencontre (1.3.1.3.).

1.3.1.1. Exposition des visages quelconques de l'histoire

« Franchement, a-t-on inventé quelque chose de plus bête, comme on l'enseigne dans les écoles de cinéma, que de demander aux gens de ne pas regarder la caméra ? »177 se demandait Chris Marker au début de la séquence au marché de Praia dans Sans Soleil. Par cette simple phrase, il allait inaugurer un moment de rencontre unique entre un visage inconnu et le spectateur – celui de cette femme, dont le regard croise seulement 1/25 ème de seconde l'objectif, puis le nôtre. « Comment filmer le vrai regard ? » se demande le cinéaste. Chez Farocki comme chez Marker, l'attention portée au visage est flagrante de par le nombre de visages qui apparaissent dans leurs films. Et surtout lorsque ce sont des visages d'une image qu'il n'a pas tournée, les visages sont comme des ''rapports privilégiés''. De fait, quand un cinéaste ''trouve'' une image ou tombe dessus dans les archives, il croise d'abord le regard de celui qui est filmé. « Ce visage, c'est avec lui que sont mes vrais rapports » et « le reste est silence »178, disait Marker. Que fait le visage à l'histoire dans les films de Farocki ? Pourquoi les visages, lorsqu'ils sont quelconques ou inconnus chez les deux cinéastes, peuvent-ils d'autant mieux écrire une rencontre (Marker) ou une histoire pour les oubliés (Farocki) ? Nous proposons une courte introduction, afin de dégager quelques questions qui se sont posées à nous.

Dans la partie précédente, les visages des acteurs de Farocki étaient comme des masques. Il s'agissait de montrer qu'ils jouent, et de nous adresser leur jeu. Dans les films suivants, Farocki emploie de moins en moins d'acteurs, et ce sont les images elles-mêmes qui se mettent à fictionner... Par là, l'archive se voit renvoyée à son histoire à elle. Aussi nous avions-vu que lorsque les fictions rencontrent des visages de l'archive, quelque chose d'autre se passe : par exemple, l'image de la femme de Images du monde et son face-à-face sidérant. L'émotion de voir ce visage provient du cinéma et de l'histoire, à la fois de sa saisie improbable dans une image et par le retour que Farocki dans son film fait sur le document historique qu'elle est. Voici poindre une question : quel document spécial est une image d'archive qui photographie un visage ? Et comment le visage réinscrit-il ici la femme d'Images du monde dans l'histoire des camps d'une manière tout à fait particulière ?

Le paradoxe de cette photographie, ce qui l'a rendue possible et ce qui la rend encore éprouvante aujourd'hui, vient du fait que ce visage presque imperceptible et pourtant très clair, très beau, singularise la mise à mort alors que tout dans le fonctionnement du camp tendait à la rendre la plus anonyme possible. Surtout il s'agissait de la rendre fonctionnelle, un procédé presque, très matériel, et c'est même ainsi que cette mort ne nous paraît plus si anonyme sinon

177 Sans Soleil, Chris Marker (1982).

par ce paradoxe : les internés sont listés, numérotés, tout est fait pour le contrôle de l'individu en même temps que son anéantissement, jusqu'au recyclage des corps. Dans l'anonymat du visage de cette femme il y a alors peut-être une chance : de renvoyer le camp à cette destruction anonyme en même temps qu'on lui donne un visage... De même Farocki, ainsi que nous l'avions vu en fin de partie précédente, prête-t-il son visage au témoin Thai Bihn Dan en vue de lui donner un nom... Mais la véracité des noms n'est-elle pas trop proche de celle des registres ? Pourquoi mettre en scène un faux visage pour redonner un nom ? Pourquoi glisser une fiction sous un vrai visage ?

C'est qu'il fut extrêmement difficile d'identifier les victimes des camps, comme il est toujours difficile au témoin de prouver ce dont il a été victime. On peut penser à Vrba et Wetzler, et aux questions qui leur furent posées inlassablement179. On peut aussi penser à deux visages de témoins filmés par le cinéma, et d'abord à cette scène de Jugement à Nuremberg, où un homme brandit la photographie de sa mère. Il veut prouver avec cette image que ni lui ni elle ne sont « dégénérés », et que lui-même ne méritait pas d'être stérilisé par les nazis. Et il y a cette image du Fond de l'air est rouge, vibrante du seul regard d'un homme brûlé au Napalm, qui attend un procès. Cette question de l'identification des victimes ou de la réclamation du témoin et des images que le cinéma leur donne, il nous faut, pour la comprendre tout à fait, penser à cet autre travail que Farocki réalise avec les images-traces lorsqu'il cherche à ''nommer'' un témoin ou une victime. Dans Respite, le cinéaste reprend un plan fait par l'interné Breslauer sur une valise, et il y cherche effectivement un nom inscrit – celui de Frouwke Kroon – parce que le seul visage filmé ne nomme pas. Le visage ne nomme pas, et dans les films de Farocki il sert rarement à identifier. Quel est alors le rôle de sa présence dans une histoire pour les sans-noms ?

Il faut comprendre ce qu'est « une figure » de cinéma pour comprendre comment celle-ci, tout autant que le nom, saisit l'exigence qui habite le témoin. Dans Images du monde, le visage de la femme photographiée prend consistance avec la fiction que construit le commentaire. Mais déjà cette fiction venait d'une certaine puissance du visage à pouvoir « accrocher » des fictions sous ses traits, comme si l'archive se gonflait d'une vie, que la surface du visage s'épaississait. Le visage semblait faire signe vers une vie enfouie180. Ici, il faut nous concentrer sur le visage, le visage photographié, figé, d'un être. Comme l'archive, il contient des éléments à raviver, à interpréter. Il n'est d'ailleurs pas le seul élément du corps à être expressif, comme il n'est pas la seule chose dans l'image à provoquer une émotion, mais il y a une surface du visage qui est comme un mystère. Elle ne cache pas un secret, mais une

179 Ce sont les témoins oculaires évadés d'Auschwitz que le film Images du monde met en rapport avec d'autres formes et désirs de témoignage (archives, images de reconnaissance aérienne, dessins de Kantor, images du Sonderkommando, etc.). Voir partie précédente sur le témoin (1.2.3.).

sorte d'irréductible. L'expression d'un visage, c'est une certaine manière de tordre une bouche, de plisser un œil... C'est peut-être ça l'irréductible d'un visage : les traits qui composent sa figure.

Dans les archives que Farocki reprend dans ses films, des visages sont souvent tournés vers la caméra. Il y a, visiblement, une foule de visages qui nous regardent. Plus on avance dans le film cependant, plus on parvient à affiner et différencier la façon dont ils s'adressent à nous : on se rend compte, alors, que les yeux de la femme de Images du monde vrillent un peu, la photo ayant laissé trace du mouvement qu'elle effectue pour « se tourner vers » le photographe. C'est sûrement ce qui a invité Farocki à la fiction de ce détournement : « il la photographie parce qu'elle est belle », parce qu'il reste sur son visage la trace du déclenchement rapide de l'appareil. L'image peut le laisser présumer. Le visage flou, le fait qu'elle se tourne vers le photographe, montre aussi au spectateur que le regard ne va pas sans un geste, un mouvement vers celui qui nous regarde et qui fait la prise de vue. Les regards dans les films de Farocki sont donc fixes, mais toujours « pris » par un appareil aussi bien qu'un geste humain. La trace du visage restituée par Images du monde montre cela tout à la fois, écrivant une histoire qui nous concerne puisque c'est une situation humaine de regard que présente à nouveau l'archive au spectateur. La fiction de Farocki rendait ainsi possible notre présence à cette histoire, à son image. Un second visage parmi les nombreuses figures de ses films se singularise ainsi et devient différent : il s'agit de cette femme, au début de Vidéogrammes d'une révolution, qui, de son lit d'hôpital, témoignait pour les morts à Timisoara avec sa voix intense et l'adresse de son regard au filmeur. Si on la met à côté d'autres face-caméra des films de Farocki, son adresse à elle aussi s'affine et l'on se rend compte que son regard n'est pas « tout droit » : il ne cesse d'échapper à la caméra alors qu'elle tourne la tête de droite et de gauche de l'écran.

La première femme comme la seconde n'ont pas de nom : elles sont toutes les deux des visages qui s'adressent à ceux qui les photographient ou les filment. Voilà l'important. C'est même ainsi que nous les re-connaissons, parce qu'elles ont adressé leur regard et qu'il fut capturé. Les visages de Farocki sont ces adresses-captures, et il en souligne la mise en scène première parce que c'est elle, ce geste d'autorité et d'adresse, la production et la trace, qui font de ces victimes sans noms « des visages », qui nous sont donnés, aujourd'hui, de regarder.

Nous voilà revenus à notre question : pourquoi des visages relativement quelconques, sans noms, des oubliés, pour écrire une histoire politique ? D'abord parce que le cinéma de Farocki fait face aux victimes, dont le visage signe si bien la tragédie en même temps qu'il libère dans l'image une possibilité singulière d'appeler à un regard, à un regard autre par-delà la prise de vue. Afin de comprendre tout à fait combien leur présence quelconque est importante, nous pourrions reprendre trois visages des films de Harun Farocki pour aborder

plus en profondeur l'écriture de l'histoire qu'il réalise autour du visage des victimes : le Vietnamien Thai Bihn Dan de Feu inextinguible et le témoignage rejoué ; la femme roumaine de Vidéogrammes d'une révolution et son chant ; puis la femme juive de Images du monde et ses boulevards. Si nous les avons déjà étudiés, il faut maintenant les relier. Ce sont trois victimes dans la guerre, qui nous font face. Figures emblématiques de son cinéma, elles nous disent d'abord quelque chose de l'histoire écrite avec des anonymes. Ils n'ont pas de visage ou pas de nom, que peut le cinéma pour eux ? Pour que leur mise en jeu rappellent les victimes, c'est comme s'il fallait au cinéaste trouver des manières de pouvoir faire face aux victimes comme elles ont fait face à ce qu'elles ont enduré. Leur visage nous regarde, c'est un premier pas – qu'il faut poursuivre. Qu'est-ce que cet anonyme de l'image peut encore m'adresser ? Pourquoi le cinéaste laisse-t-il ces visages dans leur anonymat ? Dans la mise en scène des trois visages dont nous allons parler maintenant, on observera comment ce visage filmé est lui un témoin spécifique, étonnamment quelconque.

A – Jouer Thai Bihn Dan : le visage est le masque

Le premier exemple que nous prenons ici, Nicht Löschbares Feuer, est un film où le jeu du comédien fait office de faux-semblant, où les visages semblent être des masques. C'est parce que l'acteur n'a pas de traits expressifs sur son visage, à peine quelques inflexions de voix... Le traitement du fait réel est réalisé par plusieurs éléments de mise en scène qui, plutôt que d'en chercher les causes, vont en souligner les effets par le cinéma. La distanciation du jeu, sa diction étrange, qui précédemment servaient à témoigner pour le survivant et à montrer comment les Américains avaient manqué de se faire « témoins du témoin », est maintenant une façon de nous rendre extrêmement attentifs à ce visage qui parle. Pourquoi faut-il ajouter un masque à ce jeu déjà distancié ? Les formes cinématographiques inventées par Farocki l'indiquent constamment à celui qui en est le regardeur : il faut toujours prendre les images pour ce qu'elles sont, des images. De même le visage lorsqu'il joue et montre qu'il joue ne trompe pas, il fait ''mine d'être'' et prend la ressemblance pour ce qu'elle est : de la ressemblance. Chez Farocki, la décision de donner à voir le visage de l'acteur comme un masque, montre que ce sont les formes du cinéma qui configurent le réel en jeu, une pure écriture à partir de la ressemblance. Cela nous invite aussi à une réflexion sur la place des visages dans le cinéma, et à ce que cette politique du visage est à même de mettre en commun. Dans le jeu masqué de Farocki en ce début de film, nous allons voir que le visage de Feu inextinguible, par la « puissance du faux »181 qu'insuffle le comédien sous ses traits, constitue une force incroyable de partage de l'histoire, celle du témoin en l'occurrence.

181 Nous empruntons ce titre et quelques-unes de nos réflexions au chapitre éponyme de l'Image-temps : DELEUZE Gilles, « Les Puissances du faux » (chap. 6), L'Image-Temps, Les Éditions de Minuit, Paris, 1985, pp. 165-202.

À l'image apparaît un visage. Farocki, vêtu d'un costume-cravate est assis devant une table. Ses mains sont posées devant lui, les poings serrés. Il est penché sur quelques feuillets, qu'il lit :

« Une déposition à Stockholm devant le Tribunal pour les crimes au Vietnam. Je m'appelle Thai Bihn Dan, de nationalité vietnamienne, né en 1949. Je voudrais dénoncer les crimes commis contre moi et mon village par les impérialistes américains. »

Au moment où il achève cette phrase, qui en allemand se termine par le verbe d'action