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4.2. La misère sexuelle au Québec : les violences sexuelles selon Québécoises Deboutte!

4.3.2. Les violences sexuelles comme un problème de socialisation des genres

Le Conseil du statut de la femme, un organisme féministe fonctionnant sous le chapeau du gouvernement provincial, mais prenant de façon prioritaire une position d’allié avec les groupes féministes indépendants, produit en 1978 un rapport à l’adresse de ce dernier intitulé

Pour les Québécoises : égalité et indépendance. Le rapport, en raison du statut particulier du

Conseil, est l’un des premiers documents officiels québécois décrivant une approche féministe à la question des violences sexuelles. Le Conseil attribue les violences faites contre les femmes à la socialisation des genres. Ainsi, les institutions seraient responsables du maintien des femmes dans un état de dépendance et de vulnérabilité. Considéré comme la forme la plus « odieuse » et « inacceptable » des violences contre les femmes, le viol serait un phénomène intolérable, mais difficile à enrayer, en raison des mythes existant à son égard et en raison de la construction historique de cette forme de violence. Le Conseil dénonce les explications individuelles du viol, comme l’idée qu’un violeur est simplement une personne déséquilibrée; il dénonce l’idée que les viols se produisent dans des circonstances exceptionnelles; finalement, il proteste le mythe que les victimes font preuve de malhonnêteté lorsqu’elles dénoncent leur vécu de violences sexuelles.

Le rôle de la socialisation des sexes dans la création de l’oppression féminine est critiqué par les groupes féministes à maintes reprises, sous plusieurs formes. Dans un texte anecdotique publié dans La Vie en rose en 1980, Nicole Lacelle souligne l’absurdité du comportement des femmes face aux violences sexuelles mettant en scène un épisode mettant en contraste une petite fille, pas encore figée par sa socialisation quant aux violences sexuelles, et sa mère :

Elle criait tellement fort qu'elle m'a réveillée ; à neuf ans je dormais très dur. J'étais seule avec ma mère dans notre petit camp à l'île. Une fille de seize/dix-sept ans était venue passer la semaine chez son oncle, notre troisième voisin, et elle criait comme une perdue en plein milieu de la nuit.

« Moman ?

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Les cris rempiraient, puis des hurlements d'homme que je reconnais - la rivière porte la voix - il m'avait toujours répugné, lui, avec son verre de p'tit blanc pis ses garçons niaiseux qui voulaient pas que je joue aux fers parce que je jouais mieux qu'eux autres. Un cri horrible, sans équivoque. Aucun chamaillage raide mais consenti dans ce cri-là. Pourtant j' en avais déjà entendu d'autres. Je saute de mon lit, je prends la carabine de mon père pis je sors. Ma mère a dû entendre le plac-plac du chargeur et se rendre compte tout d'un coup de ce que je faisais parce qu'elle a rebondi en trois secondes sur la galerie.

« Tes-tu folle? Arrive icitte j'te dis! » Je suis restée une éternité entre les cris de la fille et la voix de ma mère. J'étais sûre de comprendre. Je comprenais tout et je ne comprenais rien.

« Donne moi c'te fusil-là, t'as-tu compris! » Je ne sais pas encore pourquoi je lui ai remis.

« Qu'essé qu'tu connais là-dedans. Rentre te coucher. »

De quoi elle avait peur? Moi j'avais pas peur. Je savais qu'une petite fille en pyjama avec un gros 12 est invulnérable. De quoi elle avait peur?

Je ne me souviens plus à quoi je pensais cette nuit-là. Je pense que je ne pensais à rien. Je ne me souviens de rien après m'être rendue, sans âme, sans corps, jusqu'à mon lit sauf du lendemain matin. J'étais encore couchée mais je savais que le bateau de Madame Boudreau était arrivé, c'était le seul qu'on connaissait qui avait un moteur Johnson. Le son des Johnson que je n'aimais pas me semblait pire que d'habitude, j'avais mal partout. La voix de ma mère arrivait de dehors.

« J'vous dis, j'sais ben pas ce que j'vas faire avec c't'enfant-là... »

Souvenirs de vacances II, Nicole Lacelle. LVR, juin 1980, p.19 (texte intégral)

Ce texte témoigne d’une réaction apprise aux violences sexuelles, où la femme ne se défend pas physiquement (ou, dans ce cas-ci, ne défend pas physiquement une autre femme) des violences qu’elle subit. Suivant la conceptualisation de McCaughey (1997), cette apprentissage de la non- agression de la part des femmes se situerait dans ce qu’elle nomme les « normes hétérosexuelles » : d’après un certain idéal de la féminité, les femmes performent leur genre en opposition avec le genre masculin, qui lui est propriétaire du droit à l’utilisation de la violence

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physique. Le système est perpétué par l’usage de la violence par les hommes et par la docilité apprise des femmes, assimilée en grandissant. Dans le texte de Nacelle, l’enfant est prête à user de violence extrême pour protéger une femme des violences qu’elle subit, mais sa propre mère l’en empêche, sous le prétexte que ce geste n’est pas socialement acceptable. L’idée de la violence féminine est discrédité et l’impuissance féminine est soulignée : la mère rebute sa fille lorsqu’elle tente de transgresser les normes de genre. Une autre idée est exposée par le texte : que les violences que subissent les femmes, au sein de leurs foyers, ne sont pas l’affaire des autres et qu’il ne faut pas s’en mêler. La boucle est bouclée : le silence sur les violences que subissent les femmes est alors maintenu.

La question de la physicalité des femmes est centrale à la compréhension féministe des violences sexuelles. D’après les militantes féministes, les femmes seraient socialisées pour ne pas savoir comment faire face à la rudesse physique, en étant découragées à jouer de façon violente ou à pratiquer des sports de contact. Elles seraient limitées dans leurs mouvements, en étant soumises aux exigences de la mode et des bonnes mœurs, leur demandant de porter des vêtements restrictifs et de bouger de façon élégante et effacée. Dans un article de TDP intitulé Comment

voulez-vous qu’une femme se défende?, cet élément est adressée : « Si […] une femme s’habille

en femme ou, comme le dit si bien la publicité, de telle façon à paraître « femme », « féminine », « élégante », « attirante », « soignée », « recherchée », « sexée », elle se retrouve automatiquement bâillonnée, liée, comprimée, « pognée », enchaînée […] » (TDP, 1977). Les auteures de l’article continuent en critiquant cette performance du genre féminin en affirmant que la manière dont les femmes s’habillent en font des proies faciles pour les agresseurs sexuels. Cette critique ce rapproche de celle du collectif de QD qui, quelques années plus tôt, explique que les attributs féminins valorisés la mette en position d’impuissance. Comme McCaughey (1997) l’indique, les femmes, afin d’être socialement acceptées, doivent faire un travail du corps en se présentant d’une certaine manière : les normes culturelles de féminité se glissent alors dans la performance corporelle des femmes. L’une de ces exigences est la non-agression féminine. De ce fait, la femme devient vulnérable aux agressions, comme ses capacités physiques sont effacées de sa conscience et restreintes par sa présentation (ses vêtements). La valorisation de la non-agression des femmes devient donc une façon parmi tant d’autres de contrôler et de soumettre leurs corps aux volontés masculines.

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Dans cette perspective féministe radicale des violences sexuelles, en fixant la cause de ces violences comme étant le patriarcat et en déterminant que les perpétrateurs sont, systématiquement, des hommes dont l’intention est de dominer et d’oppresser les femmes, les collectifs féministes de la seconde moitié des années 70 définissent toutes les femmes comme pouvant potentiellement être les victimes de ces violences. L’enjeu des violences sexuelles est donc un problème de société, comme il concerne directement la moitié de la population (les femmes). Faisant écho aux premières conceptualisations de Québécoises Deboutte!, les militantes féministes radicales proposent que les violences sexuelles doivent être traitées au- travers de la resocialisation des hommes et des femmes.