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4.4. Les multiples facettes des violences sexuelles

4.4.1. Une définition large du viol et des agressions sexuelles

Qu’est-ce que les militantes féministes québécoises entendent quand elles parlent de viol? Ou d’agression sexuelle? Comment leur conceptualisation des violences sexuelles se délimite-t-elle? Dans cette section, j’explique comment les militantes féministes québécoises

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ont multiplié leurs fronts de lutte en incluant le viol, les agressions sexuelles, puis aussi la pornographie, la prostitution, le harcèlement sexuel et l’inceste dans leurs travaux sur les violences sexuelles.

Durant les années 70, la notion de « viol » reste floue. Les militantes féministes veulent s’éloigner de la définition légale de cet acte, qui est considérée comme trop restrictive (le viol est une offense criminelle qui ne comprend que la pénétration non-consentante par un homme du vagin d’une femme et ce, seulement si cette dernière n’est pas son épouse), mais elles n’indiquent pas une série de gestes spécifiques dans leur propre définition de cette forme de violence. Dans le document Comment créer un centre d’aide contre le viol (1976), publié initialement en anglais par un Centre d’aide canadien, puis traduit et acheminé aux Centres d’aide québécois quelque temps après leur mise sur pied, le viol est brièvement expliqué comme étant « un rapport sexuel entre un homme et une femme ». Aucune précision supplémentaire n’est ajoutée avant que le texte ne tourne aux explications sociales de l’existence de ces rapports sexuels.

Dans le Manuel de formation des bénévoles (1979), texte également traduit de l’anglais et acheminé par les militantes canadiennes anglophones au Québec, un exercice est proposé aux militantes afin qu’elles puissent discuter ce qu’elles pensent du viol. Est-ce une invasion ou une pénétration? Pourquoi? La fellation et la pénétration anale devraient-ils y figurer? Le manuel laisse la responsabilité de créer leur propre définition aux militantes, en ne donnant que quelques caractéristiques stables au viol : c’est un acte violent physiquement, créant un traumatisme et commis par un homme sur une femme. La notion de pénétration est également toujours centrale à la définition du viol.

La notion de consentement, elle, est rarement abordée. Il va de soi, d’après les militantes, que s’il n’y a pas de consentement de la part de la femme pour une activité sexuelle, alors lui imposer cette activité, c’est faire usage de violence. Comment déterminer que le consentement a été donné, alors? Dans le document Comment créer un centre d’aide contre le viol, le non- consentement d’une femme est conçu comme étant verbal (la personne dit non à la relation), et c’est la responsabilité de l’homme de s’assurer du consentement de sa partenaire.

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Au début des années 80, l’utilisation du terme « agression sexuelle » devient plus fréquente pour parler de violences sexuelles commises contre les femmes. Souvent interchangeables, les mots « viol » et « agression sexuelle » en viennent à décrire une importante quantité d’actes :

Figure 8. Pour briser le silence : briser l’isolement, riposter. Dans le bulletin des Centres contre le viol, 1981, p.54

Contrairement aux définitions précédentes, la pénétration n’est pas nécessaire pour qu’un acte soit considéré comme, dans une certaine mesure, un viol (la frontière entre l’agression sexuelle et le viol reste très indéterminée ici). Le contact physique n’est en soi pas un critère. Les militantes du MCVI, dans l’exemple ci-dessus, dénoncent les comportements à caractère sexuel qui humilient, insécurisent et objectifient. Elles dénoncent également les abus de pouvoir et indiquent, en opposition à la loi en place à l’époque, qu’un homme est tout à fait en mesure de violer sa conjointe. En se positionnant dans cet angle, les militantes féministes caractérisent des actes socialement tolérés à l’époque (siffler, « pogner une fesse », insister pour avoir des rapports sexuels) et les qualifient de violents. Elles en font des offenses intolérables, dommageables, contre lesquelles il faut se mobiliser. De cette façon, elles indiquent également

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aux victimes de ces actes qu’elles ont raison de se sentir violentées, en employant le mot « viol » pour témoigner de la gravité des offenses qu’elles vivent. C’est ce que Loseke (1992) appellerait « taking a moral stance » : les actes décrits ci-dessus, dénoncés comme étant moralement intolérables par les groupes féministes, doivent être dénoncés par la population générale et être pris en charge par les institutions publiques. Les victimes de ces actes méritent la sympathie du public et doivent être protégées par les structures en place (lois, services publics, etc.).

La conceptualisation des violences sexuelles par les groupes féministes, en passant du « viol » à l’« agression sexuelle », ne se termine pas dans des définitions clairement délimitées. Toute la période des années 70 est une phase de questionnement pour le mouvement féministe. Comme le présente le Manuel de formation des bénévoles, les militantes tentent de s’approprier ces termes et de les rapprocher autant que possible de leurs réalités : par contre, former des définitions de violences sexuelles comprenant l’expérience de toutes les femmes est une utopie. Les militantes font de leur mieux, mais elles doivent démêler les ficelles de vécus différents les uns des autres tout en tentant de déconstruire les discours dominants sur la sexualité qui, inévitablement, les affectent. Effectivement, nous sommes confrontés aux limites de notre langage pour décrire nos réalités : les militantes féministes ont dû nommer des réalités jusque- là ignorées et/ou donner un nouveau sens à des événements, un travail de grande envergure. Leurs efforts ont été de tenter de cerner quels comportements « normaux » elles voulaient être perçus comme « anormaux » et problématiques et ce, en fonction de l’affect de ces comportements sur les femmes. Au final, elles ont créé des catégories aux contours flous, peu définis, mais très larges, afin d’inclure un maximum de comportements jugés comme nocifs envers les femmes. Pour reprendre les catégories de Muehlenhard et al. (1992), elles ont déterminé que le viol et l’agression sexuelle sont 1) une série de comportements allant du regard inapproprié à l’agression physique, dépendant des définitions, 2) où la femme établi qu’il y a eu non-consentement, habituellement en manifestant son désaccord par la parole, 3) affectant toutes les femmes, peu importe leurs caractéristiques physiques et sociales, 4) déterminés par l’expérience féminine.

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