• Aucun résultat trouvé

3. Aspects généraux de la figure tyrannique

3.4 Les plaisirs excessifs

3.4.2 Le vin et les excès alimentaires

À la sexualité dépravée du tyran est couramment associé un autre genre dřappétit, cette fois pour les plaisirs de la table et du ventre. En donnant libre cours à ses passions, le tyran peut ainsi rejeter sur ses sujets sa propre impuissance, les rendant esclaves de ses désirs et les associant à sa propre condition. Ces deux vices illustrent physiquement lřintempérance et lřinsatiabilité du tyran ou, mieux, son appétit violent dřun pouvoir sans bornes88. Outre la surabondance ordinaire, lřempereur tyrannique recherche fréquemment lřexotisme, une grande diversité et la nouveauté dans les mets quřil consomme. De plus, le vin et la nourriture servaient aussi de marqueurs sociaux, en distinguant notamment le pauvre du riche et le barbare du Romain. En effet, les excès alimentaires et bachiques pervertissent le banquet où débordements, violence et grossièreté remplacent lřordre, lřagrément et la civilité : à lřinstar de la toge, le banquet participe des règles de sociabilité et sépare le citoyen romain du reste.

Comme pour la lubricité des mauvais empereurs, Hérodien demeure assez général et imprécis sur le sujet des débordements relatifs au vin et à la nourriture. Il mentionne donc plusieurs fois les grands banquets et festins donnés par lřempereur, qui sřaccompagnent souvent de plaisirs érotiques et de spectacles. Commode, par exemple, prenait des repas fréquents et surabondants (I, 17, 9-10) et sřavilissait dans le vin89. « Mais ivre comme tu lřes, tu ne resteras pas impuni dřune femme sobre », lui lançait sa concubine Marcia (I, 17, 5)90. Le rejet du verbe en tête de phrase au profit du regroupement chiasmatique des pronom et nom en finale met dřautant plus lřaccent sur les dérèglements bachiques de lřempereur. Cependant, lřhistorien nřoffre aucune précision supplémentaire sur les

88 C. Edwards, Politics of Immorality, p. 192-195; T. Éloi et F. Dupont, L’érotisme masculin, p. 107-113. 89 Commode prenait des bains tout aussi fréquents et son sommeil était devenu irrégulier du fait de ses

nombreuses activités nocturnes (I, 17, 9).

90 ἀιιř νὐ θαηαπξνίμῃ αὐηὸο κεζύσλ λεθνύζεο γπλαηθόο. Il faudrait peut-être considérer aussi le passage en I,

14, 8 : « il frôlait à tel point folie et ivresse [...] » (ἐο ηνζνῦηόλ ηε καλίαο θαὶ παξνηλίαο πξνὐρώξεζελ [...]).Si M. Lucarini donne παξνηλίαο « ivresse » comme lecture et ne précise aucune variante dans lřapparat critique, C. R. Whittaker et D. Roques choisissent pour leur part παξαλνίαο « folie ». Dans cette leçon, Hérodien ne suggérerait pas lřamour exagéré du vin de Commode, mais répéterait plutôt lřidée de déraison déjà incluse dans καλία.

95 préférences alimentaires du prince91 ; lřintérêt dřHérodien ne réside donc pas dans lřexhaustivité des plaisirs gourmands de Commode, mais bien dans leur nature excessive.

De la même manière, Julianus se prélassait à Rome, « dans lřivresse et la débauche » (παξὰ κέζελ θαὶ θξαηπάιελ, II, 6, 6), tandis que les soldats mettaient aux enchères lřEmpire. À lřévidence, le tyran, déjà habitué à un luxe quasi impérial, nřaura guère su voir davantage à ses fonctions une fois investi de la dignité dřempereur (ηξπθαῖο εὐζέσο θαὶ θξαηπάιαηο, II, 7, 1). Lřempereur Macrin, de son côté, faisait la fine bouche92, à lřimage de ses préférences pour les vêtements précieux et ornés. À lřinverse, Caracalla, qui raillait dřailleurs les habitudes raffinées de Macrin, appréciait plutôt les aliments ordinaires « en simple soldat quřil était » (ὡο ζηξαηησηηθφο, IV, 12, 2). La précision, tout comme la comparaison entre les deux hommes, sert autant à accentuer les manières orientales du premier que les pratiques trop militaires du second, qui versaient presque dans la barbarie.

Hérodien ne mentionne pas davantage les caprices alimentaires de ses empereurs tyranniques qui auraient pourtant pu servir à renforcer leur dimension vicieuse. Puisque Dion Cassius traite également ces éléments assez rapidement, on accuserait là encore volontiers le genre de lřœuvre qui, bien au contraire de la biographie, fait généralement peu de cas des aspects concernant plutôt la vie quotidienne et privée dřun souverain. Pour éclairer le manque dřintérêt dřHérodien en ce qui concerne ces détails, on se tournera plus justement vers lřattention particulière, et souvent prédominante, de lřhistorien à la dimension publique de la figure impériale. En effet, même si la perspective moraliste dřHérodien peut toucher à la fois au privé et au public, son examen des vertus et des vices

91 Dřailleurs, alors que cet aspect du portrait de Commode correspond effectivement au stéréotype du tyran,

ses habitudes ogresques parvinrent presque, dans un développement ironique, à le sauver dřune mort par empoisonnement : en effet, la nourriture et le vin, consommés abondamment (πνιιῶ), servirent peut-être à absorber le poison (I, 17, 10). En outre, si Commode mourut finalement par étranglement, on répandit une rumeur dřapoplexie qui pût être assez crédible vu « sa volupté insatiable et hyperbolique » (η῅ο ἀθνξέζηνπ θαὶ ὑπεξβαιινύζεο ἐθείλνπ ηξπθ῅ο, II, 1, 3 ; aussi, II, 2, 6).

92 δηαίηῃ ἐιεπζεξίῳ ρξώκελνλ θαὶ ηὰ θαῦια θαὶ ἀπεξξηκκέλα η῵λ ἐδεζκάησλ θαὶ πνη῵λ κπζαηηόκελνλ (IV,

12, 2) ; le passage est déjà cité supra p. 45. Dans la traduction de D. Roques, la première partie de la phrase se lit comme suit : « Macrin faisait le délicat à table comme un civil » (δηαίηῃ ἐιεπζεξίῳ ρξώκελνλ) et reprend celle de L. Halévy « avait une table délicatement servie », mais le sens reste ambigu. On pourra entendre « se laissait aller à ses mœurs relâchées », une traduction qui, certes encore plus générale, se rapprocherait néanmoins du texte et, sinon, rejoindrait lřimprécision retrouvée ailleurs dans lřHistoire des empereurs en ce qui concerne toutes les sortes de plaisirs.

96

des princes est surtout orienté vers leur bon gouvernement ou non de lřEmpire. Hérodien ne sřappliquera donc pas à produire un catalogue exhaustif de tous les caprices et manies des empereurs. Si, en revanche, il sřattache bien aux habitudes vestimentaires et cosmétiques des princes, cela se rapporte davantage à leur persona politique, à leur façon de se présenter en public et, plus largement, à leur propagande impériale. Dans cette optique, il paraît donc naturel pour lřhistorien de se détourner des activités privées et personnelles du tyran, à moins quřelles ne servent ponctuellement à illustrer un certain aspect de son caractère, pour se concentrer plutôt sur son rôle politique et sa qualité morale.

Documents relatifs