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3. Aspects généraux de la figure tyrannique

3.4 Les plaisirs excessifs

3.4.4 Les exactions financières

Lřempereur tyrannique était donc celui qui plaçait ses propres intérêts au-dessus de ceux de lřEmpire, allant jusquřà négliger complètement ses devoirs. Les exactions financières du tyran étaient en quelque sorte lřaboutissement politique de ses passions personnelles. En effet, afin de pourvoir à ses excès de tous genres, le tyran préférait souvent puiser dans le bien public, plutôt que dans sa fortune personnelle. Lorsque les caisses publiques et privées eurent été mises à sec116, il nřhésitait pas à taxer, confisquer ou piller : rien nřétait sauf, ni demeures privées ni bâtiments publics ni temples. Ainsi, Hérodien se désole que, au moment de la seconde année des quatre empereurs, « le trésor public nřavait

114 ὀξρεζη῵λ ηε ζέαηο θαὶ πάζεο κνύζεο θηλήζεώο ηε εὐξύζκνπ ὑπνθξηηαῖο ζρνιάδσλ, η῅ο ηε η῵λ πξαγκάησλ

δηνηθήζεσο ἀκει῵ο ἔρσλ.

115 Cf. C. Edwards, « Unspeakable Professions », p. 88-90.

116 Pour Hérodien, il ne semble pas y avoir de différences majeures entre les exactions exigées en vue de la

satisfaction des plaisirs du tyran et celles qui seraient plutôt destinées au paiement de la solde de lřarmée : les deux fins étaient répréhensibles, car le tyran manifestait son mépris pour le bien commun, au profit de ses intérêts personnels. En outre, lřhistorien a peut-être tendance à souligner davantage les extorsions vouées aux largesses pour les soldats puisquřil peut ainsi montrer de nouveau la cupidité de lřarmée et ses dangers pour lřEmpire.

103 plus rien, mais tout avait été vidé par la prodigalité de Commode et ses dépenses et ses débours irréfléchis » (II, 7, 2)117. De plus, une fois les caisses épuisées, Commode chercha de nouveaux moyens de les remplir118 : droits de péage pour le passage des fleuves, des ports et des routes, que Pertinax supprimera sitôt arrivé au pouvoir (II, 4, 7). De la même manière, Julianus, à bout de ressources et devant lřarrivée imminente de Sévère, « rassembla donc toutes ses richesses et même celles de ses amis et, sřil y avait quelque chose, le prit des édifices publics et des lieux sacrés » (II, 11, 7)119 pour tenter de racheter la loyauté et la protection des soldats120. Le tyran, excessif, impulsif et sans scrupule pour lřÉtat et ses sujets, nřhésitait donc pas à dépenser toute somme dřargent disponible pour satisfaire ses envies.

Héliogabale, en plus dřaccorder les largesses habituelles, offrit des hécatombes quotidiennes, ne ménageant pour ces occasions ni animaux ni aromates ni vins précieux (V, 5, 8). Il pourvut dřune dot considérable la déesse Céleste en vue de son mariage avec Élagabal (V, 6, 5) et fit de grandes distributions de biens et dřargent en les lançant du haut des tours du temple de son dieu (V, 6, 9)121. La somptuosité du prince syrien, malgré sa

modestie chez Hérodien, surtout en regard de sa version dans lřHistoire Auguste, se perçoit tout de même dans les nombreuses évocations de biens précieux et luxueux, figurant

117 νὔηε κὴλ νἱ δεκόζηνί ηη ζεζαπξνὶ εἶρνλ, ἀιιὰ πάληα πξνθεθέλσην ηῆ Κνκόδνπ ἀζσηίᾳ θαὶ ἀθεηδέζη θαὶ

ἀθξίηνηο ἀλαιώκαζηλ. Cf. le discours de Pertinax en II, 3, 9 : « ceux qui sont habitués de se repaître des largesses irréfléchies et prodigues de la tyrannie [...] ne savent pas que les grandes richesses, comme il leur arriva dřen être gratifiés, ne leur seraient pas parvenues, si elles ne venaient pas de rapines et de violence » (νἵ ηř εἰζηζκέλνη ηαῖο η῅ο ηπξαλλίδνο ἀθξίηνηο θαὶ ἀθεηδέζη κεγαινδσξίαηο ἐληξπθᾶλ […] νὐθ εἰδόηεο, ὅηη ηὸ κὲλ κεγάια θαὶ ὡο ἔηπρε ραξίδεζζαη νὐθ ἂλ πεξηγέλνηην, εἰ κὴ ἐθ ηνῦ ἁξπάδεηλ θαὶ βηάδεζζαη).

118 Commode voulait redistribuer une partie de la fortune quřil avait prise aux riches à ses soldats et aux

gladiateurs, pour sřassurer la loyauté des uns et lřagrément des autres (I, 17,2).

119 Χξήκαηα δὴ πάληα ἀζξνίδσλ ηά ηε αὑηνῦ θαὶ παξὰ η῵λ θίισλ, θαὶ εἴ ηηλα ἦλ, ἐθ δεκνζίσλ θαὶ ἱεξ῵λ

ηόπσλ ιακβάλσλ, ηνῖο ζηξαηηώηαηο δηαλέκεηλ ἐπεηξᾶην, ὡο ἀλαθηήζαηην ηὴλ εὔλνηαλ αὐη῵λ.

120 Ces nombreuses exactions ne lui servirent finalement en rien, puisque les soldats estimèrent quřil réglait

ainsi la dette attendue de son achat, sans verser de somme supplémentaire (II, 7, 8).

121 Dřailleurs, souligne Hérodien, « dans ces attrapées, plusieurs périssaient, piétinés les uns par les autres et

empalés sur les lances des soldats, de sorte que lřamusement de lřempereur portait malheur à plusieurs » (ἐλ δὴ ηαῖο ἁξπαγαῖο πνιινὶ δηεθζείξνλην, ὑπό ηε ἀιιήισλ παηνύκελνη θαὶ ηνῖο δόξαζη η῵λ ζηξαηηση῵λ πεξηπίπηνληεο, ὡο ηὴλ ἐθείλνπ ἑνξηὴλ πνιινῖο θέξεηλ ζπκθνξάλ, V, 6, 10). La métaphore, qui en est à peine une, évoque plus largement le déclin de Rome aux mains de lřavarice de ses sujets et de ses princes. Par ailleurs, il faut voir les nombreuses morts causées par les distributions du prince plus comme une conséquence collatérale liée à lřextravagance insouciante dřHéliogabale que comme le produit direct et attendu de sa cruauté éventuelle.

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souvent dans de longues énumérations et accumulations122. Du reste, même si Héliogabale fit construire quantité de temples et de statues qui pouvaient a priori avoir lřair de monuments destinés aux intérêts publics, ses grands travaux de construction relèvent plutôt dřun intérêt privé car, finalement, son culte dřÉlagabal sřapparentait davantage à une relation individuelle entre génie et homme, amplifiée seulement par la dignité particulière du dévot qui, non content de pouvoir sřadonner librement et aisément à sa religion, y soumit en plus tout lřEmpire.

Lřargent ou, mieux, lřamour insensé et excessif de la richesse, est un thème qui préoccupe continuellement Hérodien. À lřavarice, lřhistorien associe souvent soit le tyran, soit lřarmée, soit le barbare, dans un portrait assez peu flatteur. Pour tout dire, lřavidité des soldats paraît être, selon lui, lřune des causes premières de la décadence de lřEmpire à son époque123. Cřest peut-être la mise aux enchères de Rome par lřarmée, tout juste après une tentative éphémère de Pertinax de restaurer les fonds publics, qui constitue pour Hérodien à la fois lřabattement du dernier rempart dřun espoir de renouveau politico-économique et lřannonciation du déclin imminent de lřEmpire. Le mépris de lřhistorien, autant envers Julianus que lřencan lui-même, confirmerait ce sentiment. Pour Hérodien, lřan 193 semble marquer un tournant important dans lřhistoire romaine124 : en effet, il précise par deux fois, lřattribuant dřabord à Julianus (II, 6, 14) puis à Sévère (III, 8, 5), le mérite douteux de la corruption des prétoriens par lřargent. En outre, Hérodien associe plusieurs fois armée et tyrannie125, en déplorant la trop grande liberté des soldats sous un tel régime politique. Lřaudace impunie du meurtre de Pertinax, « héritier spirituel » de Marc, montra aux soldats toute lřampleur de leur puissance et ils en arrivèrent ainsi à la vente encore plus criminelle de lřEmpire. « À nouveau, il y avait crainte de tyrannie, puisquřon croyait que les soldats sřen réjouissaient » (II, 6, 2)126, constate ainsi Hérodien. Dès lors, la méfiance envers lřarmée est présente partout dans lřHistoire des empereurs. Outre lřinfluence indéniable des soldats sur le choix de lřempereur, la grande autorité de lřarmée sur lřensemble de Rome,

122 Vêtements précieux (V, 5, 3-4), hécatombes somptueuses (V, 5, 8-10), procession annuelle dřHéliogabale

dans toute la ville (V, 6, 6-8), grandes distributions aux sujets (V, 6, 9), etc.

123 Entre autres, L. De Blois, « Emperor and Emperorship », p. 3421-3423.

124 Zosime émet un sentiment analogue au sujet de lřachat de Julianus : ζέακα δνὺο ἰδεῖλ ἅπαζηλ νἷνλ νὔπσ

πξφηεξνλ ἐζεάζαλην (I, 7, 2).

125 II, 2, 5 ; II, 5, 1 ; IV, 13, 7 ; VII, 1, 3, VII, 3, 3, etc.

105 supérieure à celle du sénat qui était de plus en plus relégué à un rôle municipal, ou pire dřapparat, représentait un danger constant pour la stabilité et la conservation de lřEmpire.

On retiendra donc que, pour Hérodien, le tyran cherche constamment à assouvir ses désirs, qui jouissent dřune si grande force quřils arrivent à lřasservir, à tel point quřil délaisse complètement ses obligations et devoirs impériaux. De souverain absolu, il devient esclave de ses propres passions, entraînant avec lui dans sa déchéance ses sujets et tout son empire. Par ailleurs, la typologie des plaisirs paraît concerner peu lřhistorien, qui les regroupe souvent sous une même indication lexicale, sémantique et circonstancielle. De plus, son silence partiel mais évident sur le thème sexuel demeure inexpliqué, bien que nous en ayons fourni quelques hypothèses : la préférence dřHérodien pour les aspects publics, sa focalisation sur la dimension impériale et politique de la personne de lřempereur, plutôt que les facettes cachées ou privées, constitue peut-être une partie de la réponse. En outre, la plupart de ces excès se combinent généralement entre eux pour se subordonner ensuite à un autre vice qui singularisera et polarisera la personnalité du tyran. Finalement, les exactions financières deviennent la représentation matérielle et politique du mépris absolu du tyran pour les intérêts de ses sujets. À lřavarice et lřavidité du tyran est fréquemment adjointe lřarmée qui, en plus dřassurer militairement son pouvoir, avait de plus en plus dřimpact dans les affaires politiques et économiques.

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