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3. Aspects généraux de la figure tyrannique

3.3 Le caractère : mollesse et effémination

Le bon prince se démarquait en outre grâce à son courage exemplaire, surtout dans les guerres contre les barbares et, parfois, contre les usurpateurs. Garant de la conservation

46 « Il sortait en public en tenue barbare, ceint de tuniques à lřéclat dřor et teintes en pourpre, garnies de

manches, et qui lui descendaient jusquřaux pieds, et chaussé dřétoffes qui lui couvraient toutes les jambes, des talons jusquřaux cuisses, semblablement décorées dřor et de pourpre » (πξνῄεη ηε ζρήκαηη βαξβάξῳ, ρηη῵λαο ρξπζνυθεῖο θαὶ ἁινπξγεῖο ρεηξηδσηνὺο θαὶ πνδήξεηο ἀλεδσζκέλνο, ηά ηε ζθέιε πάληα ζθέπσλ ἀπř ὀλύρσλ ἐο κεξνὺο ἐζζ῅ζηλ ὁκνίσο ρξπζῶ θαὶ πνξθύξᾳ πεπνηθηικέλαηο).

47 Par nature, les Égyptiens agissent selon leurs impulsions (I, 17, 6), les Syriens sont friands de spectacles (II,

7, 9-10), les Pannoniens sont grands et forts, mais peu perspicaces (II, 9, 11), les Grecs se querellent constamment (III, 2, 8), etc.

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de lřEmpire, il lui fallait se montrer brave devant les dangers, car il portait sur lui la crainte de ses sujets et inspirait en plus ses soldats par son exemple. À lřinverse, le tyran, sřil nřétait pas téméraire au point dřimprudence ou de cruauté48, comptait souvent parmi ses défauts une grande mollesse49. On remarque ce topos tyrannique à maintes reprises dans lřHistoire des empereurs, que ce soit dans les jugements de lřauteur lui-même ou dans les reproches quřil fait adresser aux tyrans par leurs adversaires, comme cřétait pratique courante dans les invectives politiques à Rome50. La mollesse, chez Hérodien, est souvent accompagnée de lâcheté et de couardise et se double, comme nous le verrons plus loin, dřune propension particulière aux plaisirs et dřune incurie des devoirs impériaux.

Comme Sévère se rapprochait de Rome, les sénateurs voyaient que « Julianus sřeffrayait et était au désespoir » (ηὸλ Ἰνπιηαλὸλ ἀπνδεηιη῵ληα θαὶ ἐλ ἀπνγλώζεη ὄληα, II, 12, 3 ; ὀδπξνκέλνπ, II, 12, 6)51. À leur instar, Sévère le trouvait « lâche et malheureux » (ἄλαλδξνλ θαὶ ἄζιηνλ, II, 12, 7 ; II, 12, 2). Les termes relatifs à la mollesse et à la couardise de Julianus sont donc répétés et accumulés, de sorte que son vice se révèle prédominant. Rien, dřailleurs, nřaurait su être plus lâche que sa prise du pouvoir : en effet, lorsque les soldats mirent honteusement aux enchères lřEmpire (II, 6, 14), aucun sénateur distingué ne se présenta devant eux pour « acquérir un pouvoir répréhensible contre de lřargent » (ἐπνλείδηζηνλ ρξήκαζη θηήζαζζαη ηὴλ ἀξρήλ, II, 6, 5)52. Il y eut cependant Julianus, qui fut ensuite injurié et méprisé par le peuple indigné (II, 7, 6 ; II, 6, 13)53. Comme sřil avait peine

48 Cf. infra p. 114 sq. et p. 121 sq. sur la cruauté de Caracalla et de Maximin.

49 Néron, par exemple, lorsque Galba fit défection avec les Espagnes, « sřévanouit et fut longtemps le cœur

abattu, sans voix et presque mort pendant ce temps-là [...] mais il nřoublia néanmoins rien de son habitude de luxe et de paresse et ne sřen défit pas » (conlapsus animoque male facto diu sine uoce et prope intermortuus [...] nec eo setius quicquam ex consuetudine luxus atque desidiae omisit et inminuit, Suétone, Néron, XLII, 1- 2).

50 Concernant lřutilisation des topoi dřeffémination et de mollesse dans lřinvective politique romaine, où

lřinjure devient une forme rhétorique et les motifs dřaccusation, au lieu dřêtre véridiques, sřen prennent plutôt à la figure publique et sociale et à la réputation de lřadversaire, on peut penser, entre autres, aux Philippiques de Cicéron contre Antoine, surtout la deuxième en 44-45, 55 et 77. Sur lřeffémination dřAntoine chez Cicéron, cf. C. Edwards, Politics of Immorality, p. 64-65 ; A. Corbeill, Controlling Laughter : Political

Humor in the Late Roman Republic, Princeton, Princeton University Press, 1996, p. 129 sq. ; T. Éloi et

F. Dupont, L’érotisme masculin, p. 115 ; 118-119 ; 135-137.

51 Dion rapporte même que Julianus sacrifia plusieurs jeunes garçons dans un rituel destiné à lui apprendre le

dénouement des événements prochains (LXXIII, 16, 5).

52 « Ce fut alors une affaire très honteuse et indigne de Rome » (ὅηε δὴ θαὶ πξᾶγκα αἴζρηζηφλ ηε θαὶ ἀλάμηνλ

η῅ο Ῥψκεο ἐγέλεην), affirme Dion en LXXIII, 11, 3.

53 Cf. aussi Dion, LXXIII, 13, 3-5, où Julianus est traité de « voleur dřempire » (η῅ο ἀξρ῅ο ἅξπαγα) et de

85 à y croire, Hérodien insiste encore plusieurs fois sur cet achat honteux en II, 10, 4, II, 12, 7 et II, 13, 6. Bien plus, après sa proclamation impériale, Julianus « sřemploya immédiatement à vivre dans la mollesse et la débauche, tout en manifestant de lřindolence lorsquřil sřagissait des affaires publiques, mais en se livrant entier au luxe et au vice » (II, 7, 1)54. Son intérêt pour le pouvoir était donc confiné aux seuls avantages pécuniaires. Le gain de lřEmpire par son achat préfigurait la négligence de Julianus dans ses devoirs impériaux et la lâcheté dont il allait faire preuve lorsquřil serait confronté à un véritable combat à lřarrivée de Sévère55.

Autre adversaire de lřempereur africain, Pescennius Niger fut également critiqué pour « ses temporisations et son insouciance » (κέιιεζίλ ηε θαὶ ῥᾳζπκίαλ, II, 12, 2), qui sřopposent aussi au courage et à lřempressement du prince victorieux. Cependant, pour Hérodien, Niger nřétait pas complètement mauvais, en dépit de son indolence : lřhistorien conclut que, « du reste, il ne fut pas, dit-on, un homme sans valeur, ni comme souverain ni comme simple citoyen » (III, 4, 7)56. En effet, lřauteur reconnaît que lřempereur « a acquis bon renom dans de nombreuses et grandes actions » (εὐδνθηκήζαο δὲ ἐλ πνιιαῖο θαὶ κεγάιαηο πξάμεζη, II, 7, 5). Dřailleurs, « une rumeur courait à son sujet, comme quoi il était doux et généreux et imitait la vie de Pertinax » (II, 7, 4)57. Hérodien mentionne aussi que « sans cesse on lřinvoquait dans les assemblées du peuple » (II, 7, 5)58. Lřexpérience et la réputation de Niger le prédisposait donc à devenir un bon prince : en revanche, dès ses premiers succès en tant quřempereur, Niger, « exalté par ces espoirs, sřaffala sous le soin

54 ηξπθαῖο εὐζέσο θαὶ θξαηπάιαηο ἐζρόιαμε, ηῆ κὲλ η῵λ δεκνζίσλ ἐπηκειείᾳ ῥᾳζύκσο πξνζθεξόκελνο, ἐο δὲ

ηὸ ἁβξνδίαηηνλ θαὶ ἄζεκλνλ ἐπηδηδνὺο ἑαπηόλ. Finalement, Julianus perdit même la loyauté des soldats lorsquřils se rendirent compte que le nouvel empereur avait menti sur lřampleur de ses richesses (II, 7, 1-2). Pour Dion, la défection des prétoriens fut plutôt à mettre au compte des épreuves quřils endurèrent, ramollis pour leur nouveau mode de vie, et par leur peur des troupes de Sévère (LXXIII, 17, 2-3).

55 En LXXIII, 14, 1-2, Dion rapporte que Julianus, moins indolent certes que chez Hérodien, sřoccupa

cependant des affaires comme un esclave (ἀλειεπζέξσο) et comme un parasite (ζσπεχεηλ). Selon lui, lř abondance des jeux et des spectacles que lřempereur organisait relevait moins dřun intérêt personnel que dřune énième tentative de gagner la faveur des sénateurs.

56 ηὰ ἄιια, ὥο θαζη, γελόκελνο κὴ θαῦινο ἄλζξσπνο, κήηε ἄξρσλ κήηε ἰδηώηεο.

57 Φήκε ηε πεξὶ αὐηνῦ δηεθνίηα ὡο ἐπηεηθνῦο θαὶ δεμηνῦ θαὶ ηὸλ ηνῦ Πεξηίλαθνο βίνλ δεινῦληνο.

58 ἐθάινπλ ηε αὐηὸλ ζπλερ῵ο ἐλ ηαῖο ηνῦ δήκνπ ζπλόδνηο. Cf. aussi II, 7, 9-10 et II, 8, 8. Pour Dion, Niger

nřétait ni particulièrement bon ni particulièrement mauvais et, sřil disposait dřune grande puissance, sřétait rendès lorsable de nombreuses erreurs causées par son manque de vivacité dřesprit (LXXIV, 6, 1-2a).

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des affaires et, ayant été jeté dans la luxure, célébrait avec les Antiochiens » (II, 8, 9)59. Le prince demeura donc en Syrie au lieu de se diriger vers Rome pour consolider son pouvoir (II, 8, 10 sq. ; II, 14, 6). Capturé et décapité par les partisans de Sévère alors quřil sřétait réfugié dans un faubourg dřAntioche, Niger « paya ainsi ses temporisations et sa nonchalance » (κειιήζεσο θαὶ βξαδπη῅ηνο δνὺο δίθαο, III, 4, 7). À la déception dřHérodien, lřempereur succomba à la facilité : le regret de lřhistorien est dřautant plus sensible quřil se permet de suggérer à Niger ce quřil aurait dû faire, au lieu de temporiser à Antioche (δένλ ἐπηθνηη῅ζαη ηὴλ ηαρίζηελ θαὶ θζάζαη νἰθεησζάκελνλ αὐηά, II, 8, 10), comme si son succès nřeût tenu quřà cela60. Enfin, le rapprochement entre Pertinax et Niger nřest certainement pas anodin puisque chez Hérodien la volonté dřimiter un bon prince permettrait de racheter un empereur, tel quřon lřa vu pour Macrin, ou au moins de lui redonner quelque valeur plus ou moins positive.

À lřinstar des deux autres, le troisième rival de Sévère, Clodius Albinus, dut également sa défaite à sa nonchalance et sa mollesse. Dřabord, il se laissa facilement convaincre des bonnes intentions de lřAfricain lorsque ce dernier le nomma César, « puisquřil se réjouissait dřobtenir sans combat ni danger ce dont il se languissait » (II, 15, 4)61. De même, la nouvelle de lřarrivée de Sévère en Occident le troubla fortement, avachi comme il lřétait « dans la nonchalance et la mollesse » (ὑπηηάδνληη θαὶ ηξπθ῵ληη, III, 7, 1). Bien plus, lors de leur affrontement final, « Albinus, sřétant enfermé [dans Lyon], y resta et envoya ses troupes au combat » (III, 7, 2)62. Ainsi, dans un dénouement ironique, lřempereur qui pourtant commandait en Bretagne une armée assez puissante pour inquiéter Sévère (γέλεη δπλάκεη ηε ζηξαηνῦ, II, 15, 1) finit par fuir le combat en voyant quřil perdait peu à peu lřavantage. La mollesse apparaît dès lors comme un trait important du caractère

59 Σαύηαηο ἐπαηξόκελνο ηαῖο ἐιπίζηλ ὑπηίαδέ ηε πξὸο ηὴλ η῵λ πξαγκάησλ ἐπηκέιεηαλ, θαὶ ἐο ηὸ ἁβξνδίαηηνλ

ἀλεηκέλνο ηνῖο Ἀληηνρεῦζη ζπλεπθξαίλεην.

60 Hérodien émet dřautres conseils tardifs en V, 2, 3 ; V, 4, 12 ; VI, 7, 10. Peut-être nřest-il pas inutile de

remarquer quřils sřadressent à Macrin et à Alexandre, deux empereurs qui, comme Niger, furent très prometteurs : si le premier ne parvint pas à devenir le bon prince quřil semblait pouvoir être, le second fut en revanche très apprécié, mais son règne fut irrémédiablement entaché par la cupidité et la licence de sa mère et par sa réticence à partir en guerre contre les barbares. En outre, Hérodien reconnaît plusieurs qualités impériales à Niger, mais ne souscrirait pas au retour dřun âge dřor sous son égide, cf. M. Meulder, « 193 ap. J.-C. : lřannée aux trois fonctions », p. 85-86.

61 ἀγαπήζαο ἄλεπ κάρεο θαὶ θηλδύλνπ ιαβεῖλ ηαῦηα ὧλ ὠξέγεην.

87 dřAlbinus, malgré ses victoires passées et ses effectifs. En effet, lřempereur refusa deux fois la confrontation armée, préférant dřabord lřassociation suspecte que lui proposait Sévère, puis la fuite et la sûreté en cachette au lieu du combat. Pourtant, Albinus, qui était noble, fortuné, bon général et, grâce à tout cela, favori du sénat (III, 5, 2), devait sans doute constituer la plus grande menace pour Sévère, plus que Julianus qui, ayant acheté lřEmpire et fait de fausses promesses aux soldats, était méprisé par tous, plus aussi que Niger qui, malgré tous ses mérites, disposait de troupes moins nombreuses et moins expérimentées (III, 1, 3). Or, habitué depuis toujours à lřaisance que lui procuraient sa naissance et sa richesse, Albinus choisit finalement la voie qui lui semblait la plus naturelle, celle de la facilité et de la mollesse. À lřinstar de la tyrannie de Commode, la défaite dřAlbinus montre, pour Hérodien, les dangers dřune belle naissance et du luxe qui lřaccompagnait63. Du reste, il est frappant de remarquer à quel point Hérodien insiste sur la mollesse de Julianus, dřAlbinus et de Niger, alors quřils ne figurent que dans quelques chapitres et quřils régnèrent au plus une année64. En fait, dans lřHistoire des empereurs, la mollesse de ces empereurs répond au courage et à la détermination résolument militaire de Sévère. Autrement dit, leur couardise, leur nonchalance et leurs temporisations servent de faire- valoir aux qualités guerrières et victorieuses de lřempereur africain : Hérodien notera ainsi le caractère remarquable des triomphes du prince à plusieurs reprises (notamment, III, 15, 2-3).

La mollesse est par ailleurs souvent associée à lřeffémination, à tel point que les deux peuvent devenir quasi-synonymes, selon lřopposition traditionnelle homme / femme. En effet, les Anciens considéraient la femme inférieure et plus « molle » que lřhomme, à la fois de corps et de caractère65. La lâcheté (καιαθία ou ἀλαλδξία, plus révélateur), vice proprement féminin, est opposée au courage (ἀλδξεία). Dans cette perspective, lřhomme efféminé est mystérieux, inquiétant et contre-nature, dřoù, justement, cet ἀλ privatif66 : à

63 Par extension, lřhistorien exprime donc sa méfiance envers la succession héréditaire. 64 Il faut dire quřAlbinus fut César pendant quelque quatre années.

65 Selon Aristote, la femme est par nature inférieure à lřhomme (elle ne produit pas de semence, donc

constitue seulement la matière pour la génération) et, si elle possède sa part de vertu morale, elle nřégale certainement pas lřhomme, tant en courage quřen sens de la justice ; enfin, le propre de la vertu féminine est sa soumission à lřhomme libre, cf. Aristote, Politique, 1260a-b.

66 Il existe un cas semblable en latin : effeminatio (ainsi quřeffemino et effeminatus), où le préfixe ex dřorigine

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mi-chemin entre lřhomme et la femme, il rassemble en lui les traits des deux sexes mais, à lřinverse de la vierge virile qui transcende sa nature féminine67, il pervertit la sienne, se rabaissant même en deçà du statut de la femme ordinaire. Lřeffémination, outre son évocation de lřapparence physique de la femme68, rappelle également son aspect caractériel stéréotypé, cřest-à-dire la lâcheté, la volupté et, parfois, la sexualité passive. Cumulant donc les défauts typiques féminins, lřefféminé leur joint aussi sa propre honte de ne pas être assez viril : dřapparence et de tempérament contraires à sa nature, il est dès lors ridiculisé et méprisé69.

Par ailleurs, la mollesse et lřeffémination peuvent être doublées dřun aspect sexuel et homosexuel70, mais ce nřest pas forcément toujours le cas. Même si on a souvent combiné lřhomosexualité, et particulièrement lřhomosexualité passive, à la mollesse et lřeffémination, il semble que lřassociation sřavère inexacte. En plus dřune sexualité douteuse, hétérosexuelle ou homosexuelle, ces deux vices ciblent en effet une homosexualité sociale, bien plus que sexuelle71 ; cřest la façon dont on se présentait en

efféminé. Cet ex souligne en plus lřaspect anormal, quasi inhumain, de lřefféminé : en ce sens, effeminatus peut souvent traduire, ou du moins sous-entendre, « qui a des mœurs contre-nature », cf. Cicéron, Devoirs, I, 14 ; I, 34 ; Suétone, Auguste, LXVIII, etc.

67 Pensons par exemple à Athéna / Minerve et Artémis / Diane dans la sphère divine, ou encore à Antigone du

côté mythico-légendaire, dont les attributs masculins leur confèrent une valeur supérieure aux autres femmes et au moins égale à celle des hommes.

68 Dans « Roman Dandies and Transvestites », EMC 20 (1976), p. 60-63, V. A. Tracy traite de lřeffémination

de lřhomme par ses goûts vestimentaires : façons de porter la toge, couleurs des habits, variété des costumes, splendeur des parures, coiffures et pratiques cosmétiques. Qui plus est, la transformation efféminée, dřabord physique, évoluait ensuite en un basculement des rôles sociaux et des activités normales de lřhomme.

69 Les rois perses furent parmi les premières figures de la « femme-roi », avec leurs vêtements jugés trop

féminins, leurs parures joaillières et cosmétiques. Ainsi, le despote oriental apparut tôt et perdura dans toutes sortes dřécrits : tragédies, comédies, histoires, biographies, déclamations, plaidoyers, etc. Il devint même un type, ou un personnage rhétorique, si bien que lřeffémination se transforma en insulte commune, voire obligée, dans les affrontements politiques. Outre les passages déjà cités de Cicéron, Suétone consacre par exemple un long paragraphe aux injures adressées à César concernant son séjour chez Nicomède : le dictateur est appelé tour à tour « rivale de la reine », « cadre intérieur de la litière royale », « étable de Nicomède », « bordel de Bithynie » et « reine de Bithynie » (paelicem reginae ; spondam interiorem regiae lecticae ;

stabulum Nicomedis ; Bithynicum fornicem ; Bithynicam reginam, César, XLIX). Même Auguste, aux dires

du biographe, fut traité dřefféminé et de prostitué par ses rivaux (Auguste, LXVIII).

70 Chez Néron, lřeffémination se doublait dřune lubricité exacerbée : Suétone raconte même que lřempereur

sřétait marié à un jeune homme (XXVIII, 1) et quřil sřétait déshonoré en contaminant presque toutes les parties de son corps (contaminatis paene omnibus membris, XXIX, 1). La biographie dřHéliogabale dans lřHistoire Auguste se veut vraisemblablement lřécho du portrait suétonien de Néron : pour les deux passages cités plus haut, cf. respectivement, X, 5 (le mariage dřHéliogabale à lřathlète Zoticus) et V, 2 (per cuncta caua

corporis libidinem recipientem, les pratiques sexuelles honteuses).

89 public, plutôt que le fondement réel de toute accusation, qui importait. Pour Hérodien, si lřeffémination conserve certainement sa corrélation étroite avec la mollesse, les deux tendent toutefois à perdre de leur dimension sexuelle, peut-être même à en être entièrement dépourvues. Lřhomosexualité passive, dřordinaire si présente dans les portraits du despote à lřorientale, nřapparaît nulle part dans lřHistoire des empereurs72. De plus, il arrive que lřeffémination se transforme en une sorte de tremplin pour une seconde condamnation, plus spécifique. Si Commode portait des vêtements féminins, il sřidentifiait donc en tous points à Hercule. Si Macrin affectionnait les habits raffinés, il manifestait ainsi son caractère mou, mais surtout la superficialité de son imitation antonine vouée à lřéchec. Si Héliogabale portait des tenues précieuses, il mettait de lřavant sa préoccupation religieuse et une nature quřil revendiquait comme au moins à moitié divine. Mieux encore, les reproches adressés à lřefféminé peuvent se confondre dans la mollesse dřun empereur pour en devenir finalement le quasi-synonyme. Par exemple, la vie luxueuse dřAlbinus (III, 6, 7, dans des critiques de Sévère) mettait en évidence sa fortune familiale et, plus généralement, son ascendance noble sur laquelle il fondait un mérite discutable et son énergie qui nřétait certes pas à la hauteur de son ambition.

De façon générale, la mollesse semble posséder chez Hérodien un statut ambivalent : si elle permet de condamner sur-le-champ Julianus, Albinus et Macrin, elle affaiblit sans cependant réduire à néant les mérites de Niger ou dřAlexandre. Lřhistorien manifeste donc une certaine indulgence envers ce vice, quřil perçoit peut-être comme le prolongement excessif dřun caractère doux et clément. En effet, Niger et Alexandre possédaient tous deux une grande bonté et un sens exemplaire de la justice, en plus de refuser de verser inutilement du sang (II, 8, 8 et, entre autres, VI, 1, 6 ; VI, 9, 8)73. Ιl faut aussi dire que ce sont les temporisations de chacun quřil réprouve, plus quřune réelle couardise. Le récit de leurs morts, qui est, chez Hérodien, un épisode toujours révélateur du caractère des princes et de son propre jugement à leur égard, peut donc livrer dřautres indices de leur réelle qualité morale. Alexandre, à lřimage dřune victime issue de la

72Cf. infra p. 93 sq.

73 Ou alors il faut considérer en plus que la mollesse du premier, trop vieux, était en fait son courage qui

sřétait émoussé au fil des ans et que celle du second, trop jeune, tirait racine de son inexpérience des affaires politiques et militaires.

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noblesse, sřétait ainsi jeté en larmes dans les bras de sa mère et Niger avait fui en tant quřennemi public battu, tout en conservant les signes matériels de sa dignité impériale74. En revanche, Macrin, lorsquřil fut défait et confronté à une mort imminente, prit la fuite en abandonnant toute trace de luxe impérial et en se déguisant en simple particulier. Dans son cas, sa lâcheté, exacerbée au point de devenir un des aspects principaux de sa tyrannie, sřétendit également à sa mort.

Enfin, lřeffémination apparaît liée, de façon plus ou moins précise, à une origine extra-italienne : Albinus et Macrin venaient dřAfrique, Héliogabale et Alexandre de Syrie, encore que Niger fût Italien de naissance, mais il se laissa gagner par les plaisirs dřAntioche (II, 8, 9). Cela concorderait avec les nombreuses parenthèses ethnographiques dřHérodien, dans lesquelles les peuples orientaux sont généralement représentés comme légers, friands de festivités et assez peu préoccupés par les activités guerrières75. Par ailleurs, il faut peut- être faire une distinction entre les différentes utilisations dřἀλαλδξία, qui serait à la fois « mollesse » et « couardise », à la fois manque dřénergie et manque de courage : dès lors, la première acception pourrait être plus facilement tolérée. On ne peut pas, au contraire, en dire autant de lřeffémination qui, si on la réserve strictement à lřapparence physique, est trop souvent associée au luxe et à lřexcès, dénature la virilité de lřhomme et tend généralement vers un caractère permanent, au contraire dřune lâcheté qui serait plutôt ponctuelle.

3.4 Les plaisirs excessifs

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