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Première partie Introduction

Chapitre 2 Dire la ville, dire le crime

Repérer et apprécier les clichés employés par les mystères urbains signifie qu‟il convient de les considérer dans leurs nombreuses relations intertextuelles et interdiscursives. En convoquant plus ou moins explicitement diverses traditions culturelles, nos romans remodèlent des éléments disparates Ŕ qui sont autant de clichés potentiels puisqu‟ils ont déjà été abondamment employés ailleurs Ŕ pour les intégrer dans un paradigme cohérent. L‟examen du cliché que nous avons réalisé dans l‟introduction nous amène à rejeter toute prétention à l‟exhaustivité, l‟expérience du déjà-dit étant irrémédiablement personnelle. Il s‟agit plutôt de mettre ici en lumière les principaux référents auxquels les mystères urbains empruntent ou dont ils s‟inspirent et, ce faisant, de donner un aperçu de l‟imaginaire collectif de l‟époque au cours de laquelle ils voient le jour.

Il existe une filiation directe à laquelle s‟abreuvent les mystères urbains : la tradition des œuvres qui font de la ville Ŕ lieu spatial et lieu social Ŕ le centre de leurs préoccupations. Karlheinz Stierle identifie ainsi avant 1830 trois étapes dans l‟évolution du discours sur Paris. Il évoque la « préhistoire de la conscience de la ville », du Moyen Âge aux Lumières, caractérisée par une mise à distance du paysage urbain, ce qui en permet la description1. Un changement crucial survient lors de la seconde période, à la fin du XVIIIe siècle, alors que Louis-Sébastien Mercier (1740-1814) et Restif de La Bretonne (1734-1806) cherchent à profiter de leur position « excentrique » pour saisir « la ville sous l‟aspect du non-familier, du non-encore perçu2 ». Ils affirment écrire au gré de leurs déambulations et font du

1. Voir le chapitre « Dynamique des différences. Préhistoire de la conscience de la ville » dans Karlheinz Stierle, La Capitale des signes. Paris et son discours, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 2001, pp. 33-66. L‟auteur évoque particulièrement les noms de Guillaume de Villeneuve (vers 1346-1406), de Jean de La Bruyère (1645-1696) et de Charles Rivière Dufresny (1648-1724).

2. Ibid., p. 67. Karlheinz Stierle souligne aussi l‟apport, dans le renouvellement du discours sur Paris, de Denis Diderot (1715-1784) et de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), qui ont chacun proposé un regard inédit sur la ville, construit sur l‟importance de l‟expérience de la socialisation (pp. 70-75).

hasard l‟idée maîtresse de leurs œuvres et le principe de construction de l‟expérience urbaine3.

La critique évoque donc fréquemment du même souffle le Tableau de Paris4 de Mercier et Les Nuits de Paris (1788) de Restif, décrivant le second comme le pendant nocturne du premier5. Ces œuvres ont en commun d‟avoir « conscience de la totalité que constitue la grande ville6 » et de mettre au jour sa diversité sans tomber dans le catalogue. Le parallélisme de ces projets sensibles aux détails de la vie quotidienne7 est évident mais leurs « chemins esthétiques ne sont pas identiques8 ». L‟écriture de Mercier est plus fragmentaire et moralisatrice que celle de Restif qui présente les récits d‟un spectateur « à la recherche de l‟insolite, du terrifiant, de l‟inquiétant, de l‟expérience limite9 ». Il n‟en reste pas moins que les deux œuvres sont proches par le motif fondateur du « flâneur » qui explore la ville10 et guide le lecteur, motif qui fait d‟elles un horizon incontournable de la description de Paris au siècle suivant11. Ceci est sensible entre 1789 et 1830, la troisième

3. À ce sujet, voir la préface de Michel Delon dans Paris le jour, Paris la nuit, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1990, p. VII.

4. Réunissant des articles écrits pour le Journal des dames, cet ouvrage a d‟abord été publié en 1781. Réfugié en Suisse, Mercier étend le projet à huit (1783), puis à douze volumes (1788).

5. Selon Alexandre Dumas, « [l]es deux amis s‟étaient partagé le cadran : l‟un avait pris le jour, et c‟était Mercier; l‟autre avait pris la nuit, et c‟était Restif de La Bretonne » (en exergue à l‟ouvrage cité Paris le jour, Paris la nuit).

6. Karlheinz Stierle, op. cit., p. 85.

7. Simone Delattre, Les Douze Heures noires. La nuit à Paris au XIXe siècle, Paris, Albin

Michel, « Bibliothèque de l'Évolution de l'Humanité », 2003 [1re éd. : Albin Michel, 2000], p. 50. À

propos de Restif de La Bretonne, Karlheinz Stierle parle d‟une sensibilité à « la ville familière […] dans ses aspects nocturnes, inquiétants » (op. cit., p. 97).

8. Simone Delattre, op. cit., p. 51. 9. Karlheinz Stierle, op. cit., p. 97.

10. « Il était onze heures du soir : j‟errais seul dans les ténèbres, en me rappelant tout ce que j‟avais vu depuis trente ans. […] Dans ce désordre d‟idées, j‟avance, je m‟oublie; et je me trouve à la pointe orientale de l‟île Saint-Louis » (Présentation des Nuits de Paris dans Paris le jour, Paris la

nuit, op. cit., p. 619).

11. Plusieurs ouvrages s‟en inspirent explicitement : la Chronique de Paris ou le Spectateur

moderne, contenant un tableau des mœurs, usages et ridicules du jour (1812) de J.-M. Mossé, L’Hermite de la Chaussée-d’Antin ou Observations sur les mœurs et les usages parisiens au

commencement du XIXe siècle (1813) d‟Étienne Jouy (1764-1846), les Nouveaux Tableaux de Paris

(1821-1822 et 1828, avec le sous-titre Observations sur les mœurs et usages parisiens au

commencement du XIXe siècle), le Nouveau Tableau de Paris au XIXe siècle (1834-1835) et les Petits Tableaux de Mœurs (1836) de Paul de Kock (1791-1871) (Andrée Lhéritier, Les Physiologies 1840- 1845, Paris, Service international de microfilms, 1966, p. 13).

période identifiée par Karlheinz Stierle. Aucun auteur ne s‟y distingue au même titre que les précédents mais la conscience urbaine évolue, délaissant l‟idée de la totalité pour une perspective axée sur la multiplicité des expériences : la ville devient un tout impossible à cerner dans son intégralité12.

Le regard sur Paris change profondément après 1830, notamment avec l‟émergence du roman urbain, sur lequel nous aurons l‟occasion de revenir. Il faut toutefois remarquer que, à l‟évolution que nous venons de résumer, s‟ajoute un second fil conducteur qui lie des genres très divers auxquels empruntent aussi les mystères urbains. Les différentes étapes de ce parcours constitueront l‟objet du présent chapitre : nous nous pencherons de façon chronologique sur ces éléments disparates, jusqu‟à rejoindre la période qui nous occupe (1840-1860). Nous constaterons ainsi dans l‟usage que font nos mystères urbains de ces traditions culturelles l‟existence d‟une cohérence qui crée entre elles une véritable continuité.

Avant 1823

Le roman gothique

Le point de départ de ce parcours est l‟année 1764, alors que Le Château

d’Otrante, histoire gothique d‟Horace Walpole (1717-1797) inaugure le roman

gothique. Cette œuvre, dont l‟intrigue située au Moyen Âge s‟inspire des romans de chevalerie, baigne dans une atmosphère de rêve. Maurice Lévy précise qu‟elle s‟éloigne du roman historique dont le premier véritable exemple est Longsword,

Earl of Salisbury (1762)13. Féru de constructions médiévales, Walpole affirme que le « gothique » de son roman est « simplement de l‟architecture14 ».

Sa fascination pour les constructions gothiques témoigne de l‟intérêt du roman anglais de la seconde moitié du XVIIIe siècle pour les ruines de la nature (abbayes, châteaux15), de même que pour « la discontinuité [issue] des accidents naturels [dans le paysage, discontinuité qui crée une] vision déchiquetée du monde16 ». Ceci permet à l‟architecture de jouer un rôle de premier plan : dans le roman gothique, « [u]n édifice peut engendrer une intrigue, présider à l‟organisation du récit, devenir un protagoniste à part entière17 ». Horace Walpole fait ainsi du château d‟Otrante le véritable héros de son livre et multiplie les scènes dans son sinistre donjon et dans ses souterrains labyrinthiques.

Après un quart de siècle durant lequel l‟héritage de Walpole est discrètement préservé18, un raz-de-marée gothique se développe en Angleterre au cours de la décennie 1790. Il est alimenté par des maisons, comme la célèbre Minerva Press de William Lane (1745?-1814), qui publient chaque année des dizaines de romans « effrayants ». Cette production, en hausse constante jusqu‟en 180019, offre le plus

souvent des œuvres anonymes d‟une qualité discutable :

13. Maurice Lévy, Le Roman ''gothique'' anglais (1764-1824), Toulouse, Association des publications de la Faculté des lettres et sciences humaines de Toulouse, 1968, p. 105.

14. Cité par Paul Yvon et repris dans l‟ouvrage de Joëlle Prungnaud, Gothique et Décadence :

recherches sur la continuité d'un mythe et d'un genre au XIXe siècle en Grande-Bretagne et en

France, Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque de littérature générale et comparée », 1997, p. 13.

15. Alice Killen, Le Roman terrifiant ou roman noir : de Walpole à Ann Radcliffe et son

influence sur la littérature française jusqu'en 1840, Genève / Paris, Slatkine, 1984 [1re éd. : Paris, librairie ancienne Édouard Champion, 1924], p. 5. Voir aussi le chapitre « Présences médiévales » de l‟ouvrage déjà cité de Maurice Lévy (pp. 7-76). Mentionnons qu‟André Breton fut un grand lecteur de ce roman dont l‟écriture lui semblait préfigurer celle des surréalistes.

16. Annie Le Brun, Les Châteaux de la subversion, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1986 [1re éd. : Éditions Jean-Jacques Pauvert, 1982], p. 114.

17. Joëlle Prungnaud, op. cit., p. 14.

18. Cet héritage apparaît dans différents romans dont les plus souvent mentionnés sont Le

Vieux Baron anglais (1778) de Clara Reeve (1729-1807) et Le Souterrain (1785) de Sophia Lee

(1750-1824).

[L]a peur passait nécessairement par les mêmes mots, inlassablement, invariablement répétés. Incapables de style, [les auteurs de ces romans] utilisèrent furieusement la langue, anonymement, collectivement, accumulant clichés et poncifs, usant la peur avec des mots20.

Les romanciers qui s‟inspirent de Walpole ne correspondent pas tous à ce portrait et certains sont à leur tour imités. Deux noms se distinguent principalement : Ann Radcliffe (1764-1823) et Matthew Gregory Lewis (1775-1818). Leurs œuvres nous serviront à cerner les principaux éléments que les mystères urbains emprunteront au roman gothique : une forte charge symbolique octroyée aux décors et un schéma actanciel construit sur la persécution et sur une logique de l‟outrance.

Ann Radcliffe exploite avec une puissance inédite les décors gothiques pour créer une ambiance sombre et angoissante. Elle en bouleverse le roman gothique et le roman anglais en général. Son œuvre la plus célèbre, Les Mystères d’Udolphe (1794), utilise de façon exemplaire la charge symbolique du décor :

Plus sombrement que jamais le château et la montagne y confondent leurs verticales murailles et vertigineux aplombs. Plus durablement qu‟ailleurs l‟héroïne promène de chambre en chambre et de couloirs en souterrains sa chandelle, ses misères, sa détresse et ses peurs21.

Ann Radcliffe met en scène « les rapports d‟une jeune fille et d‟une architecture » de telle façon qu‟il « semble que ce soient les demeures gothiques, plus que les hommes qui les habitent, qui infligent souffrance et mort22 ». Ses héroïnes font régulièrement « l‟expérience du seuil » : elles éprouvent une singulière émotion en pénétrant dans certains bâtiments23. Sans rejeter les situations et les thèmes d‟œuvres antérieures, ses romans suscitent une angoisse nouvelle, malgré leur usage

20. Ibid., p. 435. Ces imitations sont souvent si mécaniques qu‟elles frôlent la parodie. Certains auteurs profitent d‟ailleurs de la codification extrême du genre pour s‟en moquer, par exemple Bellin de la Liborlière qui publie en 1799 La Nuit anglaise ou les Aventures jadis un peu

extraordinaires, mais aujourd’hui toutes simples et très communes, de M. Dabaud, marchand de la rue Saint-Honoré, à Paris; roman comme il y en a trop, traduit de l’Arabe en Iroquois, de l’Iroquois en Samoyède, du Samoyède en Hottento, du Hottento en Lapon, et du Lapon en Français; par le R. P. Spectroruini, moine italien, 2 vol., se trouve dans les ruines de Paluzzi, de Tivoli, dans les caveaux de Ste Claire; dans les abbayes de Grasville, de St Clair; dans les châteaux d’Udolphe, de Mortymore, de Montnoir, de Lindenberg, en un mot dans tous les endroits où il y a des revenants, des moines, des ruines, des bandits, des souterrains et une tour de l’Ouest (publié chez C. Pougens).

21. C‟est le constat que pose Maurice Lévy (« Préface », dans Ann Radcliffe, Les Mystères

d'Udolphe, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2001 [1re éd. : 1794], p. 20). 22. Maurice Lévy, op. cit., p. 247 et p. 270.

du « surnaturel expliqué » dont les éclaircissements dépouillent de nombreuses situations de leur voile effrayant24.

L‟emploi de la relation « émotion Ŕ architecture » par les mystères urbains peut ainsi sembler surprenant puisqu‟il consiste à délaisser les ruines au profit du paysage de la cité. De plus, la grande ville semble peu propice à la mise en scène de lieux typiques du roman gothique (château, abbaye)25. Il faut toutefois rappeler que,

en France, la réunion de l‟imaginaire gothique et de la cité moderne est popularisée dès 1831 par le roman Notre-Dame de Paris qui, malgré une intrigue située à la fin du XVe siècle, offre au lecteur un regard inédit sur les bâtiments urbains. Victor Hugo fait de la cathédrale Notre-Dame et de l‟île de la Cité le centre imaginaire de Paris26. Cette géographie sera récupérée par les mystères urbains. Le roman d‟Hugo évoque la permanence de ce passé gothique dans la ville moderne :

[S]i admirable que vous semble le Paris d‟à présent, refaites le Paris du quinzième siècle, reconstruisez-le dans votre pensée, regardez le jour à travers cette haie surprenante d‟aiguilles, de tours et de clochers, […] détachez nettement sur un horizon d‟azur le profil gothique de ce vieux Paris [,] noyez-le dans une nuit profonde, et regardez le jeu bizarre des ténèbres et des lumières dans ce sombre labyrinthe d‟édifices27.

Tout en réorganisant ainsi la ville, Hugo propose une nouvelle façon de l‟observer28 et de la penser en passant du paradigme architectural à celui du livre imprimé29. À

24. Il est vrai que les bruits de fantômes se révèlent être souvent l‟œuvre de contrebandiers voulant protéger leur repaire ou celle d‟autres personnages peu recommandables usant de portes dérobées et de passages secrets Ŕ (« Je m‟aperçus bientôt, mademoiselle, que c‟étaient des pirates qui, depuis plusieurs années, cachaient leur butin sous les voûtes du château. […] Pour empêcher qu‟on ne les découvrît, ils avaient essayé de faire croire que le château était fréquenté par des revenants »; Ann Radcliffe, op. cit., p. 823). Ces explications ne viennent toutefois que longtemps après l‟observation des phénomènes : « Tout l‟art d‟Ann Radcliffe consiste à faire inventer les spectres au lecteur, à partir d‟une situation indécise, sans jamais se compromettre elle-même » (Maurice Lévy,

op. cit., p. 285). De plus, la romancière a aussi recours à un « surnaturel inexpliqué », notamment des

rêves annonciateurs et des chants de mauvais augure (ibid., pp. 280-281).

25. D‟ailleurs, si les mystères urbains combinent le décor gothique avec l‟espace urbain dès 1842, avec Les Mystères de Paris, le roman gothique anglais ne s‟y résout qu‟à la fin du XIXe siècle

(Joëlle Prungnaud, « Postérité du roman gothique anglais au XIXe siècle », Annales du monde

anglophone, n° 8 : « Une littérature anglaise de l'inquiétude », 1998, p. 96).

26. Karlheinz Stierle, op. cit., p. 302.

27. Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Lausanne, Éditions Rencontre, 1968 [1re éd. : 1831],

p. 150 (livre troisième, chapitre II, « Paris à vol d‟oiseau »).

28. Comme en témoigne ce passage du roman Horace (1841) de George Sand, cité par Philippe Hamon : « Nous venions de lire dans sa nouveauté Notre-Dame de Paris […]. Grâce au poète, nous regardions le faîte de nos vieux édifices, nous en examinions les formes tranchées et les

partir de la présence de l‟architecture gothique dans le Paris du XIXe siècle, il met en scène et explicite la lisibilité du paysage urbain.

En effectuant ce déplacement des paysages gothiques traditionnels à la grande ville, les mystères urbains ne feront pas qu‟évoquer une communauté architecturale : ils marqueront aussi certains lieux d‟une réelle charge symbolique. De la même façon qu‟un château, dans le roman gothique, n‟est pas neutre, certains quartiers, par exemple la Cité, seront l‟objet, dans les mystères urbains, de craintes liées aux nouvelles réalités qu‟entraîne l‟industrialisation, au premier chef la criminalité. Le malaise que suscitent ces lieux urbains sera ainsi renforcé par la convocation du roman gothique qui permet de teinter la description de la grande ville d‟une couleur sombre.

L‟angoissante charge symbolique du décor renforce aussi le schéma actanciel du roman gothique fondé sur la persécution. Sa construction triangulaire comprend la victime (généralement une jeune fille), le « vilain » (un personnage fascinateur, cruel et sans scrupules) et un sauveur (soit un jeune homme voulant épouser la victime, soit une figure paternelle)30. Le rôle de ce dernier est souvent limité puisque la convention narrative du roman gothique repose sur une persécution constante de la victime par le vilain, jusqu‟à la punition finale de celui-ci. Ce schéma renvoie particulièrement au modèle des Lettres anglaises ou Histoire de Miss Clarisse

Harlowe (1747-1748) de Samuel Richardson (1689-1761). Les vexations que subit

Clarisse en font l‟archétype de l‟héroïne persécutée alors que Lovelace, le persécuteur, devient un véritable type31. Le roman gothique reprend la trame de cette

effets pittoresques avec des yeux que nos devanciers les étudiants de l‟Empire et de la Restauration n‟avaient pas eus » (Philippe Hamon, « Voir la ville », Romantisme, n° 83, 1994-1, p. 5).

29. Karlheinz Stierle, op. cit., p. 302. Voir aussi Victor Brombert, « Hugo : l‟édifice du Livre », Romantisme, n° 44, 1984-2, pp. 49-56.

30. Joëlle Prungnaud, loc. cit., p. 97.

31. Stendhal écrit dans une lettre du 28 septembre 1816 : « Ce système tel qu‟il est pratiqué par Lord Ba-ï-ronne (Lord Byron, jeune pair, Lovelace de trente-six ans) » (Stendhal, Corres-

pondance générale, édition V. Del Litto, Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et

œuvre Ŕ qui aura une influence considérable sur l‟imaginaire romantique Ŕ en y accumulant les péripéties dans une logique de surenchère : les victimes n‟en finissent plus d‟être persécutées et le persécuteur doit faire preuve d‟originalité dans l‟excès pour maintenir la tension dramatique. Ainsi, les tourments des héroïnes d‟Ann Radcliffe Ŕ qu‟ils s‟agissent d‟attaques contre leur pudeur, leurs amours ou leur vie Ŕ semblent infinis et forment un crescendo soutenu jusqu‟à la délivrance finale par le héros.

Matthew Gregory Lewis a aussi amplement exploité ce schéma actanciel. Dans Le Moine (1796), une œuvre qui fit scandale, il narre la dépravation et la déchéance du moine Ambrosio ainsi que les souffrances de plusieurs « victimes », notamment Antonia et Agnès qui sont enfermées dans les souterrains d‟une abbaye (la première y périt; la seconde y donne naissance à un enfant qui ne peut survivre). Lewis n‟a ni la retenue ni la modération d‟Ann Radcliffe : il crée un « érotisme macabre et malsain32 » alimenté par des scènes de viols et d‟inceste, et fait intervenir Lucifer en tant que personnage, un geste inédit avant lui33. S‟il convoque l‟architecture gothique, il crée plutôt l‟angoisse de façon brutale grâce à des scènes très explicites34. Lewis libère, « au niveau de l‟expression romanesque, le rêve de possession sexuelle, mais aussi celui de domination par la force35 ». Il contribue à l‟apparition du roman terrifiant qui néglige l‟architecture au profit de « l‟effroi, l‟horreur et l‟épouvante36 », et à celle du « roman frénétique » où, selon Charles Nodier qui a forgé cette appellation, « toutes les règles sont violées, toutes les convenances outragées jusqu'au délire37 ». La vision outrancière qu‟offre Lewis du

Lovelace de faubourg, encore jeune et fort élégant » (Lamiel, suivi de Armance, Paris, Librairie Générale Française, « Le Livre de poche », 1961 [1re éd. : 1889], p. 65; chapitre cinq).

32. Maurice Lévy, op. cit., p. 349. 33. Ibid., p. 340.

34. Ibid., p. 364. Maurice Lévy ajoute que « Le Moine fut d‟abord un livre scabreux, avant d‟être œuvre d‟imagination. Mais la réflexion qu‟il provoqua sur les rapports de l‟éthique et du fantastique influença durablement les développements ultérieurs du genre créé par Walpole » (ibid.).

35. Ibid., p. 428. On trouve des remarques analogues chez Alice Killen (op. cit., p. 39). 36. Maurice Lévy, op. cit., p. 440.

37. Charles Nodier, « Le Petit Pierre, traduit de l‟allemand, de Spiess », Annales de la

roman gothique a souvent été reprise38. Plusieurs œuvres des auteurs que la critique a d‟abord qualifiés de « petits romantiques » lui doivent ainsi beaucoup.

Les mystères urbains emploieront aussi ce schéma actanciel et s‟en serviront pour alimenter leurs récits et maintenir l‟intérêt du lecteur. Ils n‟en feront toutefois pas le moteur de la narration : de fil conducteur, la logique de la persécution deviendra noyau d‟intrigues secondaires. Précisons que le héros jouera un rôle plus important dans les mystères urbains que dans bien des romans gothiques, sans toutefois bouleverser ni le schéma actanciel ni l‟importance de la persécution.

Au terme de cet examen, il faut souligner que si, durant les décennies 1840 et 1850, le roman gothique n‟est plus à l‟avant-scène littéraire Ŕ il aura perdu beaucoup

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