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Une inquiétante proximité : la criminalité exotique

Seconde partie Introduction

Chapitre 3 Une inquiétante proximité : la criminalité exotique

Dans nos mystères urbains, la représentation de la criminalité des bas-fonds se construit selon un double mouvement d‟éloignement et de rapprochement. Les narrateurs insistent sur la sauvagerie des criminels issus des classes dangereuses pour les mettre à distance en soulignant leur différence au moyen de « qualifications directes1 ». Leur altérité est posée dans leur portrait lors de leur première apparition et les crimes qu‟ils commettent ensuite (leur faire) sont autant d‟ « actes fonctionnels2 » qui confirment ce statut (leur être). Simultanément, les narrateurs travaillent à résorber cet éloignement en installant ces personnages dans une proximité géographique et en leur attribuant plusieurs traits « civilisés ». Rapprochant d‟une main ces « sauvages » qu‟ils éloignent de l‟autre, ils fondent le potentiel inquiétant des mystères urbains sur la proximité de l‟altérité des criminels qui hantent les bas-fonds de la ville.

Pour ce faire, les narrateurs insistent sur l‟exotisme de ces représentants du crime en marquant une distance non pas géographique ou temporelle mais sociale. Ils affirment l‟existence, au sein de la société, d‟un espace exotique qui instaure l‟ « éloignement » et le « dépaysement » permettant l‟aventure sociale3. Les mystères urbains usent des mêmes techniques que la littérature exotique. Ils proposent un « éloignement par rapport à la réalité quotidienne » qui est combiné à

1. Nous reprenons ici les différents modes de détermination des personnages proposés par Philippe Hamon dans son article « Pour un statut sémiologique du personnage » dans Roland Barthes, Wayne Booth, Philippe Hamon et Wolfgang Kayser, Poétique du récit, Paris, Seuil, « Points », 1977, pp. 134-135. Il s‟agit de la version remaniée d‟un article déjà paru (« Pour un statut sémiologique du personnage », Littérature, n° 6, 1972, pp. 86-110). Lorsque les textes concordent, nous indiquons les deux références en commençant par la version remaniée que nous utilisons principalement. Une référence unique signale l‟absence du passage concerné dans l‟autre version.

2. Roland Barthes, Wayne Booth, Philippe Hamon et Wolfgang Kayser, op. cit., pp. 134- 135.

3. Au sujet de l‟altérité que nécessite l‟aventure, voir Lise Queffélec, « La construction de l‟espace exotique dans le roman d‟aventures au XIXe siècle », dans Alain Buisine, Norbert Dodille et Claude Duchet (dir.), L'Exotisme, actes du colloque de Saint-Denis de la Réunion (7-11 mars 1988), Paris, Didier-Érudition, « Cahiers CRLH-CIRAOI », n° 5, 1988, p. 353.

un caractère « de référentialité, d‟authenticité constatable4 ». C‟est dire qu‟ils s‟appuient sur des éléments connus du lecteur pour légitimer les traits qu‟ils présentent comme étranges dans leur propos. De même, toujours comme dans la littérature exotique, les narrateurs de nos mystères urbains n‟introduisent cette « altérité » qu‟après une « invitation au voyage » qui a pour objectif de rendre le lecteur réceptif au décalage qui sera mis en scène5. Le plus souvent, l‟invite est tout à fait explicite et se trouve à l‟orée du roman :

Le lecteur, prévenu de l‟excursion que nous lui proposons d‟entreprendre parmi les naturels de cette race infernale qui peuple les prisons, les bagnes, et dont le sang rougit les échafauds… le lecteur voudra peut-être bien nous suivre6.

De façon analogue, le narrateur des Mohicans de Paris ouvre son roman avec une invitation annonçant un déplacement d‟abord temporel : « Si le lecteur veut risquer, avec moi, un pèlerinage vers les jours de ma jeunesse7 ». Ces invites, qui exercent une fonction de régie en exposant l‟organisation interne de la narration8, ne sont pas toutes aussi formelles. Par exemple, dans le texte à teneur préfacielle inclus en tête des Vrais Mystères de Paris, on peut lire que « [p]our les étrangers, pour la province, pour les Parisiens eux-mêmes, Paris est un pays inconnu9 » que l‟œuvre se charge de dévoiler. Le roman de Louis-François Raban, lui, s‟ouvre sur ces mots : « Le Palais-Royal est au reste de Paris ce que Paris est au reste de la France; c‟est la capitale de la capitale, la quintescence [sic] de la Babylone moderne10 ». Si ces deux dernières formules ne sont pas aussi nettes que chez Sue ou Dumas, les narrateurs orientent d‟entrée de jeu leur perspective sur un lieu présenté comme une « curiosité ». La visite qu‟ils proposent au lecteur est bien un « voyage », annoncé

4. Ibid., p. 354.

5. « L‟exotisme est en effet lié à ce thème fondamental de la littérature mondiale, le voyage. […] Le personnage abandonne son environnement familier, protecteur, afin de se confronter à la nouveauté des êtres et des choses, selon un processus bien plus complexe que la simple variation spatiale » (Jean-Marc Moura, Lire l'exotisme, Paris, Dunod, 1992, p. 3).

6. MysP, p. 32. 7. MoP, p. 9.

8. Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, « Poétique », 1972, p. 262.

9. Texte en tête de la première édition des Vrais Mystères de Paris (Cadot, 1844), p. 1. 10. MysPR, t. I, p. 5. Le second chapitre du roman s‟ouvre sur un déplacement temporel qui transporte le lecteur en 1814 et crée une distance justifiant la description de particularités « exotiques ».

dès les premières lignes, malgré l‟absence de mentions d‟un déplacement spatial ou temporel.

Roger Mathé écrit que « [l]a littérature exotique se propose de révéler au public un pays étranger11 », ce qui est précisément le projet que revendiquent nos mystères urbains lorsqu‟ils annoncent qu‟ils dévoileront l‟envers de la ville. L‟altérité qu‟ils mettent en scène ne peut être réduite à la « recherche du pittoresque » qui n‟est que « l‟une des caractéristiques de l‟écriture exotique12 ». Lorsqu‟ils décrivent la criminalité des bas-fonds, les narrateurs proposent des personnages sauvages, étranges, évoluant en des lieux bizarres et possédant leur propre langue. Ils établissent une distance sociale aussi marquée que s‟ils décrivaient une contrée lointaine. Les criminels des bas-fonds forment un peuple distinct, qui crée l‟impression d‟étrangeté essentielle à l‟exotisme13. On peut penser que les auteurs de nos romans cherchent à engendrer un phénomène similaire à celui de « l‟inquiétante étrangeté », soit un « effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier » pour reprendre les termes de Freud14. L‟altérité devient l‟objet d‟une inquiétante proximité parce que les narrateurs insistent sur l‟éloignement moral et social de cette population tout en répétant qu‟elle vit au cœur de la grande ville15.

11. Roger Mathé, L'Exotisme, Paris, Bordas, « Univers des Lettres Bordas - Recueil thématique », 1985, p. 26.

12. Jean-Marc Moura, op. cit., p. 12. 13. Roger Mathé, op. cit., p. 27.

14. Sigmund Freud, L’Inquiétante étrangeté et autre essais, Paris, Gallimard, 1985 [1re éd. : 1919], p. 215.

15. Les Mystères de Londres constitue un cas particulier puisque la question de la proximité ne se pose pas de la même façon pour des lecteurs parisiens. On pourrait avancer qu‟il s‟agit d‟un véritable roman exotique mais l‟Angleterre, au XIXe siècle, n‟est pas, dans l‟imaginaire français, une contrée lointaine et inconnue, même si elle demeure un objet de fascination. Les Mystères de Londres n‟est pas un roman purement londonien et partage les caractéristiques de sa représentation de la criminalité avec les mystères urbains parisiens, révélant ainsi un schéma de dramatisation du crime urbain associé non pas à une cité en particulier mais à la grande ville en général. En effet, au moment d‟écrire les premiers chapitres, Paul Féval n‟a de Londres qu‟une connaissance de seconde main (Lise Queffélec, Le Roman-feuilleton français au XIXe siècle, Paris, Presses Universitaires de France,

« Que sais-je ? », n° 2 466, 1989, p. 20). Originaire de Rennes, la seule grande ville qu‟il connaît directement est Paris. Décrivant Londres, Paul Féval peint une cité qu‟il n‟a jamais vue. Cette situation n‟est pas exceptionnelle : « [L]‟écrivain exotique, au début du romantisme, hésite à partir. Intellectuel timoré, il n‟ose pas franchir les frontières (Chateaubriand est une exception). Il préfère

La mise en scène de la « criminalité exotique » relève, dans tous nos mystères urbains, d‟une même approche. Très stable, elle se construit sur deux principes : introduire le lecteur dans la fiction par la découverte d‟un lieu spécifique et organiser la population criminelle autour de trois types (la brute, l‟usurier, le criminel d‟exception). Dans les pages qui suivent, nous nous pencherons sur la mise en application de ces constantes. Nous étudierons comment nos mystères urbains instaurent une distance au sein de la ville en exploitant un décor très connoté (les quartiers louches et le tapis-franc lui-même). Nous exposerons ensuite chacun de ces trois types criminels qui cristallisent l‟inquiétude collective face à l‟anonymat social et à l‟omniprésence du crime que posent nos romans.

Le décor

Pour rendre palpable la « distance sociale » qu‟ils prétendent dévoiler, les narrateurs de nos mystères urbains empruntent tous la même voie : ils décrivent un espace étranger au cœur de la ville, le tapis-franc, aussi nommé cabaret ou taverne16. La visite de ce lieu ouvre systématiquement nos œuvres, soit dans le premier chapitre, soit, si celui-ci est consacré à la narration d‟un crime (Les Vrais Mystères

de Paris) ou d‟un affrontement (Les Mystères de Paris), dès le second17. Rappelons l‟incipit du roman de Sue qui offre quelques précisions sur ce lieu :

Un tapis-franc, en argot de vol et de meurtre, signifie un estaminet ou un cabaret du plus bas étage. Un repris de justice, qui, dans cette langue immonde, s‟appelle un ogre, ou une femme de même dégradation, qui s‟appelle une ogresse, tiennent ordinairement ces tavernes, hantées par le

imaginer les pays à la mode d‟après certains poncifs. Les livres, les récits d‟authentiques voyageurs, les musées, son imagination surtout lui permettent d‟inventer un pays qu‟il ne connaît pas » (Roger Mathé, op. cit., p. 121).

16. Ce sont les appellations les plus fréquentes (« tapis-franc » et « cabaret » sont utilisés dans trois romans de notre corpus, « taverne » dans quatre). Les romanciers les emploient indifférem- ment à l‟exception de Vidocq qui spécifie que n‟importe qui peut tenir un cabaret, où l‟on se contente de servir à boire, mais qu‟il faut être « franc » ou « affranchi » Ŕ c‟est-à-dire être un prisonnier libéré Ŕ pour tenir un tapis-franc où se déroulent des activités illégales (VMysP, t. I, p. 35; Savant, p. 17).

17. Dans le roman de Sue, le premier chapitre s‟intitule « Le tapis-franc ». Exceptionnel- lement, dans Les Mohicans de Paris, le narrateur n‟entraîne le lecteur dans un cabaret qu‟au troisième chapitre mais il évoque les tapis-francs parisiens dès le premier (MoP, p. 14).

rebut de la population parisienne; forçats libérés, escrocs, voleurs, assassins y abondent18.

Ces lignes lancent l‟exploration des « mystères » de Paris. Le tapis-franc y est traité comme le paysage exotique d‟une contrée lointaine. Pour la narration, il s‟agit d‟un point de départ fécond : s‟y rassemblent différents personnages curieux, dont chacun peut engendrer une intrigue (ce lieu facilite donc la structure flexible du « roman à tiroirs »19). Les narrateurs attribuent au tapis-franc une charge symbolique forte en le situant dans un quartier inquiétant et en en traçant un portrait sur lequel il faut s‟arrêter.

Les quartiers louches

Si la description des quartiers qui abritent les tapis-francs inauguraux est parfois rapide, elle sert toujours à construire la dynamique d‟une « inquiétante proximité », c‟est-à-dire à insister sur l‟altérité de lieux qui sont tout près. Le narrateur s‟efforce d‟abord de les « rapprocher » du point de vue spatial en indiquant avec précision leur emplacement. Par exemple, le Lapin-Blanc des Mystères de

Paris est situé « vers le milieu de la rue aux Fèves », le Trou-à-Vin des Mendiants de Paris se trouve « [s]ur le boulevard d‟Enfer, au coin de l‟étroite et solitaire rue

Lacaille » et Bordier, dans Les Mohicans de Paris, est « au coin de la rue Aubry-le- Boucher et de la rue Saint-Denis20 ». Le narrateur des Vrais Mystères de Paris est encore plus précis : le tapis-franc de la mère Sans-Refus est situé dans « la maison qui porte le nº 31, sur la rue de la Tannerie21 ». Nous constatons que le centre de Paris est particulièrement mis à contribution, plus précisément l‟île de la Cité (le Lapin-Blanc) ou les environs de celle-ci, notamment la place de l‟Hôtel-de-Ville (Chez la mère Sans-Refus) ou la Fontaine des Innocents (Bordier). Seul le Trou-à-

18. MysP, p. 31.

19. Rappelons que cinq des six mystères urbains que nous étudions sont des romans- feuilletons (Les Mystères de Paris, Les Mystères de Londres, Les Mystères du Palais-Royal, Les

Mendiants de Paris et Les Mohicans de Paris). Le dernier, Les Vrais Mystères de Paris, présente

plusieurs traits caractéristiques de la publication feuilletonesque : il est publié progressivement chez Cadot, permettant à Vidocq d‟ajouter trois volumes aux quatre prévus initialement.

20. Respectivement MysP, p. 38, MeP, p. 5, MoP, p. 14. 21. VMysP, t. I, p. 30; Savant, p. 15.

Vin est excentré mais Clémence Robert le situe tout près de la barrière d‟Enfer, autre lieu associé à la vie criminelle en raison de la présence moins marquée des forces de l‟ordre22. De telles indications appuient l‟illusion référentielle des romans (et permettent, pour qui le veut, de se rendre sur les lieux, comme ce fut le cas du Lapin-Blanc23).

La majorité de nos mystères urbains ajoutent à cette localisation précise une proximité temporelle en situant la visite des quartiers louches dans un passé très récent (moins de cinq années avant la première publication de l‟œuvre qui la propose24). Cette volonté d‟écrire le présent les rattache au « roman d‟actualité » qui « se nourrit d‟une matière référentielle, non périmée, placée dans une sorte de mémoire ouverte de la nation et de la société25 ». En s‟inscrivant dans la contemporanéité du lecteur, nos mystères urbains profitent de la réputation, souvent inquiétante, de quartiers situés au cœur de la capitale. Les intrigues se déroulent entre 1827 et 1843, c‟est-à-dire avant le « décentrement » de la représentation de la « dangerosité criminelle » qui « [a]ccompagn[e] le mouvement même de

22. Simone Delattre souligne les efforts des autorités pour « mieux maîtriser la boucle d‟impunité qui entoure Paris, et […] empêcher les malfaiteurs de „„se soustraire à la justice en se retirant hors barrière‟‟ où ils risquent, en outre, de donner libre cours à leurs mauvais penchants » (Les Douze Heures noires. La nuit à Paris au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, « Bibliothèque de

l'Évolution de l'Humanité », 2003 [1re éd. : Albin Michel, 2000], p. 471). L‟auteur cite ici une « note

de la Préfecture de Police, APP DB 19. Police de la banlieue depuis 1800 ».

23. Nous avons eu l‟occasion de rappeler que plusieurs lecteurs, parisiens et étrangers, visitèrent le cabaret qui porte ce nom et tentèrent de profiter de la célébrité du roman de Sue (voir la section « Un succès médiatique » de notre chapitre 1).

24. Le tableau suivant permet de mieux apprécier les écarts entre la mise en scène des quartiers louches et la première publication de nos mystères urbains. On y observe que seuls Les

Mystères de Londres et Les Mohicans de Paris présentent un écart temporel de plus de cinq années.

Œuvres Année de la visite du tapis-

franc Première publication

Les Mystères de Paris 1838 (p. 32) 1842-1843

Les Mystères de Londres Décennie 1830 (t. II, p. 35) 1843-1844

Les Vrais Mystères de Paris 1839 (t. I, p. 77) 1844

Les Mystères du Palais-Royal 1844 (t. I, p. 29) 1845

Les Mendiants de Paris 1843 (p. 2) 1848

Les Mohicans de Paris 1827 (p. 9) 1854-1859

25. Marie-Ève Thérenty, « L‟invention de la fiction d‟actualité », dans Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), Presse et plumes, Paris, Éditions du Nouveau Monde, « Études de presse », 2004, p. 422. Plusieurs narrateurs appuient leurs démonstrations sur des articles de journaux, ce qui confirme ce rapprochement (par exemple MysP, p. 995; voir notre chapitre 4, note 98).

l‟haussmannisation26 » de Paris quelques années plus tard (et qui est d‟ailleurs anticipée avec la localisation du Trou-à-Vin boulevard d‟Enfer). Pour l‟heure,

[c]irculant de la presse aux enquêtes sociales, des physiologies aux romans-feuilletons, [l]es représentations bâtissent un modèle cohérent et persistant, qui fait de la Cité et de ses marges l‟espace presque naturel du crime27.

Nos mystères urbains prennent acte de cette représentation du centre de Paris et y contribuent. Rappelons-nous l‟effroi du bourgeois Moulinot dans le vaudeville La

Gazette des Tribunaux à propos de la rue aux Fèves28. En situant le plus souvent les tapis-francs au cœur de la capitale, les narrateurs participent à un large phénomène culturel et ne cherchent pas à surprendre le lecteur mais à confirmer ses attentes.

Les narrateurs des romans qui composent notre corpus ne s‟efforcent pas moins de rendre ces quartiers « louches » pour les « éloigner » du lecteur. Ils ont recours à la tradition du roman gothique auquel ils empruntent trois motifs au moins qui leur permettent d‟exprimer la charge symbolique de ces lieux. À cet égard, les cas des Mystères de Paris et des Vrais Mystères de Paris sont les plus explicites29. Le premier emprunt est l‟importance de l‟architecture médiévale encore très présente dans les quartiers centraux de Paris dans la première moitié du XIXe siècle. Les narrateurs évoquent le fait que les bâtiments peuvent prendre un caractère oppressant. D‟ailleurs, celui des Vrais Mystères de Paris peint une « expérience du seuil » typique du roman gothique :

La rue de la Tannerie est une de ces rues dans lesquelles on ne peut passer sans éprouver une sensation de malaise inexplicable, qui fait que l‟on presse le pas, sans que pourtant on cherche à se rendre compte du sentiment auquel on obéit. Le soir, elle est à peine éclairée par la flamme

26. « Accompagnant le mouvement même de l‟haussmannisation, la première figure [le décentrement] est la plus évidente. La destruction de la Cité est une réalité dont romanciers et chroniqueurs prennent immédiatement acte » (Dominique Kalifa, Crime et culture au XIXe siècle,

Paris, Perrin, « Pour l'histoire », 2005, p. 25). 27. Ibid., p. 22.

28. Laurencin et Marc-Michel, La Gazette des Tribunaux, vaudeville en un acte, Paris, Marchant, « Magasin théâtral. Choix de pièces nouvelles, jouées sur tous les théâtres de Paris », 1844, scène XI. Voir la section « La presse judiciaire » de notre chapitre 2.

29. Malgré sa localisation, le cas du cabaret des Mystères de Londres n‟est pas dissemblable : sortant du tapis-franc, les personnages se lancent dans une expédition criminelle sur la Tamise, à la nuit tombée, en plein brouillard, dans un cadre que ne renieraient pas les romanciers gothiques.

pâle et douteuse d‟un antique réverbère. Le jour, elle est plus triste encore30.

Le « malaise » qu‟évoque le narrateur rappelle notamment l‟exploration du souterrain, un second motif du roman gothique qu‟empruntent nos mystères urbains. Ainsi, après avoir présenté la Cité comme un « dédale de rues obscures, étroites, tortueuses31 », le narrateur des Mystères de Paris ajoute :

Cette nuit-là, donc, le vent s‟engouffrait violemment dans les espèces de ruelles de ce lugubre quartier; la lueur blafarde, vacillante, des réverbères agités par la bise, se reflétait dans le ruisseau d‟eau noirâtre qui coulait au milieu des pavés fangeux. Les maisons, couleur de boue, étaient percées de quelques rares fenêtres aux châssis vermoulus et presque sans carreaux. De noires, d‟infectes allées conduisaient à des escaliers plus noirs, plus infects encore, et si perpendiculaires, que l‟on pouvait à peine les gravir à l‟aide d‟une corde à puits fixée aux murailles humides par des crampons de fer32.

Éclairage blafard, rues sales, ruisseaux, escaliers abrupts : on retrouve les mêmes éléments dans Les Vrais Mystères de Paris. Ces caractéristiques des quartiers louches sont parfaitement appropriées pour décrire un souterrain ruisselant, étroit, boueux et labyrinthique. Le narrateur fait du périple dans les bas-fonds sociaux une expédition dans le sous-sol de la ville. Il adapte ainsi un cliché topique du roman gothique puisque l‟exploration du souterrain y constitue un moment incontournable et paroxystique, le point culminant d‟une série de péripéties dramatiques.

Ajoutons enfin, troisième emprunt, que la visite du tapis-franc, tout comme celle du souterrain, se fait la nuit venue33. Nos mystères urbains contribuent à ce que, « [p]endant les deux premiers tiers du XIXe siècle au moins, une bonne partie de l‟opinion parisienne confond temporalité nocturne et espace criminel34 ». Cette exploration de la ville ne produit cependant pas les mêmes effets que celle du

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