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mariée depuis presque 50 ans lorsque son conjoint développa un ensemble de douleurs musculo-squelettiques chroniques dont l'étiologie n'a jamais pu être clairement établie. Le couple a sillonné la France pendant 8 années, rencontrant divers professeurs et spécialistes dans des établissements de référence. Pour ces derniers, les résultats des multiples examens ne pouvaient expliquer les douleurs perçues. L'hypothèse de douleurs psychogènes a finalement été privilégiée. Conjointement, Monsieur Vigne présentait un épisode dépressif majeur qui pouvait être considéré comme conséquence ou facteur aggravant des manifestations algiques. Monsieur Vigne était un homme très rigoureux présentant des éléments de rigidité psychologiques aux dires de madame Vigne. Il avait effectué sa carrière dans la gendarmerie et l'avait investie comme une famille. Les algies ont commencé peu après qu'il ait pris sa retraite. Mme Vigne décrit un homme qui avait des difficultés à trouver sa place et sa valeur personnelle sans les grades, les galons et les uniformes, sans une structure forte qui puisse le contenir. Monsieur Vigne développe une addiction sévère aux benzodiazépines. Il en dissimule dans leur domicile et les surconsomme. Mme Vigne en constate les effets : apathie, aboulie,

Mme Vigne

24% 34% 10% 18% 10%4% Defunt Ps ycho et s oma Les Autres Ri tes et croya nces Hypnos e Hi s toi re s ujet

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ralentissement idéomoteur, somnolence, rupture de communication. Après de multiples hospitalisations en psychiatrie, un chirurgien lui propose l'ultime intervention susceptible de le soulager. M. Vigne surinvestit la proposition thérapeutique. L'opération est un échec, au même titre que les précédentes. Il se voit de nouveau hospitalisé en psychiatrie. Le lendemain de sa sortie, Mme Vigne se rend à la pharmacie pour récupérer les prescriptions. A son retour, elle découvre le corps de Monsieur Vigne pendu dans le garage. Nous la rencontrons quatre ans après le décès. Le deuil compliqué s'articule autour d'une composante traumatique et de la place de la culpabilité.

2.2.a. Manifestations psychologiques et somatiques : 227 occurrences (35%).

Mme Vigne présente ses ressentis et comportements depuis le décès. Les manifestations psychologiques et somatiques sont nombreuses et récurrentes dans le discours. Nous retranscrivons ces extraits de Verbatim afin d'éclairer l'expérience subjective de Mme Vigne

« Il a été incinéré, moi j’ai peur du feu […] c'est comme si je l'avais abandonné. […] Depuis qu'il est mort, je me sens un peu morte aussi […] Beaucoup d’images négatives... très dur de regarder les photos […] Je me force à retrouver des souvenirs plus positifs : notre rencontre, le mariage. […] Pourtant je garde des activités... plein d’activités... j’ai un besoin boulimique de rencontrer des gens... de faire des choses […] Je me sens très coupable. Je ne peux pas partir en vacances. Je me sens coincée sur place… c'est dur de partir... je me sens pas prête... j'ai l'impression de l'abandonner. Que j'ai pas le droit... […]

Mme Vigne donne une illustration de l'identification au défunt. Elle parle de l'incinération de son conjoint en précisant qu'elle aurait trop peur du feu pour adopter un mode de traitement du corps similaire. Nous notons une caractéristique récurrente chez les endeuillées interrogées qui consiste à se projeter vivantes dans le corps mort. Le cadavre serait encore un corps sensible. Les angoisses de pourrissement, de brûlure, de décomposition, d'enfermement se révèlent pleinement. Le processus identificatoire au défunt se poursuit par cette contamination de la morbidité, se sentir morte comme lui. Nous identifions les difficultés habituelles à se remémorer les souvenirs plus anciens et plus heureux, ici largement occultés par les images traumatiques du suicide. Mme Vigne décrit la mise en œuvre de ce que l'on peut qualifier de défenses hypomaniaques ou de stratégies d'ajustement centrées sur l'hyperactivité

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et la recherche de soutien social affectif. : « Plein d'activités […] faire des choses [...] besoin boulimique de voir des gens ». La place de la culpabilité est notable et continuera à se développer au cours de la thérapie, indépendamment des autres manifestations psycho-comportementales. Ceci est un phénomène habituel dans les deuils consécutifs aux suicides (Fauré, 2009). Nous verrons que cet aspect est le plus résistant à l'approche thérapeutique. Phénomène particulier, Mme Vigne fait mention d'un rapport contraint à l'espace. Ce dernier est circonscrit. Elle ne peut s'accorder l’autorisation de quitter le département sans éprouver une violente culpabilité. Un sentiment de trahir et abandonner le défunt. Cette limitation s'intègre aux rituels négatifs de privation, ici de liberté de mouvement. Mme Vigne doit se punir pour expier cette culpabilité. Elle se rend directement responsable de la mort de son mari. Elle se décrit peu compréhensive et trop agressive, surtout la dernière année. Nous formulons l'hypothèse d'un syndrome d'épuisement de l'aidant dans les descriptions fournies. Ce type d'inférence a posteriori demeure invérifiable mais offre un cadre de compréhension de réactions potentiellement inadaptées de madame Vigne. Partir, quitter le lieu du décès qu'il habite et hante encore de sa présence, équivaut à s’offrir une liberté dont il ne peut plus jouir, ce qui renforce cette culpabilité.

« Ça m'empêche de dormir. J’aurais pu faire autrement, quand il est rentré de psychiatrie, il se couche sur le canapé et je lui ai dit : "Marre de te voir sur le canapé, vas te coucher ailleurs". […] L’autre jour je me suis aussi couchée sur le canapé et j’ai repensé à ça… […] C’était pas dans sa nature... il n’écoutait pas les psychiatres, il changeait de médecins, il était en souffrance et moi aussi... j’ai voulu mourir aussi… […] J’avais écrit un papier un soir... que je voulais disparaître... on a retrouvé mon papier dans sa sacoche. Il l’avait lu et gardé, ça a joué sur son suicide... j’en avais tellement marre de la situation. J’ai encore ce papier qu’il avait trouvé. […] J'ai très peur de la mort en fait, je ne suis pas prête ni à la crémation, ni à pourrir dans une boite. À être enterrée. J'ai rien écrit pour moi... sur ce que je veux… non… je ne suis pas prête... j'ai une angoisse d'être enfermée, enterrée... je panique […] j’ai peur de disparaître complètement. Dans 20 ans je serai quoi ? Ma vie est déjà plus derrière que devant moi. Mon mari lui est parti et n'a plus de soucis... alors que je suis là moi, avec tout ça... […] J'ai toujours eu peur de ne pas me réveiller, surtout en ce moment. Dormir, c'est risquer de mourir. C'est bête mais je suis là-dedans ».

Mme Vigne n'accède à aucun registre mnésique autre que celui de réminiscences agressives ou culpabilisantes. L'histoire se revit en boucle, renforçant son caractère traumatique.

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Ces visualisations de souvenirs produisent des cognitions : « c'est de ma faute » ; « je l'ai tué » ; « c'est à cause de moi ». Les pensées et souvenirs prennent une dimension obsessionnelle. Ils s'imposent à une fréquence importante au cours de la journée, générant de l'angoisse. Mme Vigne met en œuvre des rituels compulsifs à visée anxiolytique. Les premiers sont des passages itératifs au cimetière. Plusieurs fois par jour, elle procède à des vérifications et purifications. Elle s'inscrit dans une identification morbide au défunt, prenant sa place, comme pour « voir avec ses yeux ». Les idéations mortifères demeurent, déjà exprimées par des projets et tentatives de suicide antérieures.

Sa propre mort viserait trois objectifs : se soustraire au poids de la souffrance quotidienne, trouver une « échappatoire » à la vacuité de son existence, se punir de survivre à son mari. Elle ne fait pas mention du fait de pouvoir le retrouver dans un « après ». Elle estime que ses actes ont pu tuer son mari. Mme Vigne met en lumière son ambivalence à son égard. Il était devenu l'étranger familier. Proche dans son apparence mais autre dans son comportement. Elle ressentait l'amour d'un mariage ancien conjugué à une colère et une agressivité qu'elle juge destructrice. Après la compassion, elle voulait « le secouer ». L'agressivité se lie à un fantasme destructif. Elle a pu souhaiter sa mort dans ces moments. Le fantasme rencontre le Réel, créant le conflit traumatique. Par un biais de pensée magique, ce « souhait » est devenu une réalité et cette pensée l'a effectivement tué. Mme Vigne poursuit sur cette ambivalence entre désir de mort et peur de disparaître. Elle se projette à nouveau morte-vivante, dans les flammes ou la décomposition. Les troubles du sommeil, d'endormissement, sont provoqués par des angoisses nocturnes. Mme Vigne a peur de mourir dans son sommeil. Elle a fait l'expérience d'un accident vasculaire cérébral lorsqu'elle était seule un soir, accentuant ce sentiment de vulnérabilité et d'imprévisibilité face à la mort. A nouveau, nous identifions l'angoisse de néantisation : « peur de disparaître complètement ».

« Moi… moi je revois la scène, j’ai des flashs... c’était comme un choc, très violent…

Je le revois aussi avant... il tenait à peine sa cuillère… il prenait des somnifères… tout le temps... une fois il avait tenté de se suicider comme ça... avec 10 cachets d’Havlane®... si quelqu’un se suicide avec des cachets c’est moins violent que la pendaison je trouve... ».

Mme Vigne peut aborder la question des « flashs », souvenirs traumatiques de la scène du suicide. Plusieurs éléments sont venus aggraver le vécu de Mme Vigne. Son mari avait une marque sur la joue. Il y a eu une autopsie, une enquête, des attitudes parfois suspicieuses de la

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