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Tout en validant le retour naturel en enfance dans la vieillesse, le psychiatre Paul Balvert souligne l’impossibilité de renverser le mouvement : « on ne peut pas dire que l’enfant se trouve diminué par rapport à l’adulte, puisqu’il n’a jamais été adulte. Il se sent certes inférieur, mais normalement il n’en souffre pas247 ». La théorie de Balvert fait de la réduction (ainsi que de ses effets secondaires, à l’instar de la souffrance) un aspect exclusivement réservé au vieillard qui se trouve en amont du découlement du temps, et qui a droit à la rétrogradation. Tandis qu’il prend des vieillards pour de véritables enfants248, on ne peut pas, à l’inverse, prendre des enfants pour de véritables vieillards. Ce qui est jugé surréaliste et fantaisiste ne manque pas d’être monté sur scène dans l’univers souvent fantasmatique de Marguerite Duras. Sans être classés du côté de la science fiction ni du conte fantaisiste, certains personnages durassiens semblent capables de se précipiter directement vers le grand âge à partir de leur plus tendre enfance. Ce qui nous invite à nous demander comment ces « vieux enfants » parviennent à gagner le vieillissement à défaut de la maturation, sans même compromettre la continuité de l’existence.

1. L’enfant malheureux en manque d’amour

Une enfance malheureuse et le manque d’amour contribuent largement à un vieillissement prématuré. Malgré son statut de pilier dans les ouvrages comme dans la vie de Duras, l’enfance n’est nullement auréolée d’une couleur joviale et enjouée ; en revanche, imprégnée de tristesse et de malheur, elle est synonyme de chagrin et de pessimisme qui pèsent lourdement tout au long de l’existence :

247 Paul Balvert cité dans Bernadette Puijalon, Jacqueline Trincaz, « Le retour à l’enfance : métaphore ou théorie scientifique ? », in Alain Montandon (dir.), Éros, blessures et folie Détresses du vieillir, op.cit., 172.

248 « [N]ous devons prendre le vieillard comme il est, ne pas le considérer comme un adulte, ni essayer de le faire revenir à des sentiments d’adulte. » (Idem.)

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A partir de l’enfance, toute destinée est pitoyable infiniment. Sans doute suis-je portée à ne croire qu’à celle des autres, car dans la mienne je n’y vois qu’une précocité qui me ferait plutôt horreur. Mes photographies d’enfant me soulèvent le cœur. Lorsqu’il m’arrive de lire des récits d’enfance ou de jeunesse, je suis étonnée du monde d’irréalité qu’ils contiennent ; même dans les histories d’enfants dits malheureux (comme s’il y avait des enfants heureux), on trouve des enfers artificiels, des recours désespérés vers le rêve, l’évasion dans la féérie, dans le merveilleux. Cela me confond toujours, et je suis portée à croire qu’il s’agit plutôt là d’une trahison involontaire – ou plus simplement d’une transposition poétique dont on croit que si l’enfance n’en était pas dotée, elle serait déshonorée. Aussi loin que je me souvienne, mon enfance s’est déroulée dans une lumière désertique et crue, aussi loin du rêve que possible249.

Aux yeux de Duras, le paradis rayonnant de l’enfance lui paraît trop artificiel pour être vrai. Elle est, de ce fait, considérée comme désertique et stérile, à tel point que tous les enfants se sentiraient tellement malheureux que la rêverie délicieuse, si elle existe, ne serait qu’une « transposition poétique » dans l’objectif de masquer la désolation : ce « préjugé » se répercute inévitablement sur l’élaboration de ses personnages enfantins, qu’ils soient autobiographiques ou fictifs, et qui souffrent, sans exception aucune, d’une enfance aussi douloureuse qu’une plaie qui ne cicatrise à jamais.

Nous pouvons trouver des esquisses de cette profonde tristesse dans son journal commencé avant de se lancer sérieusement dans sa carrière littéraire. Ces premières ressources font preuve de l’intensité du chagrin si profondément enraciné dans sa personne que ses œuvres ultérieures, notamment celles à connotation autobiographique ou autofictionnelle, ne cessent de réitérer ou d’approfondir cette douleur initiale. À côté d’une mère trop envahissante qui porte une préférence inconditionnelle pour son frère, la petite Marguerite sensible et assoiffée d’affection, tâche de saisir les moindres manifestations de tendresse maternelle, qui sont aussi rares que réservées :

Dans ses bons moments, ma mère me disait : « Toi, t’es ma petite misère. » Ces marques de tendresse, qui révélaient que ma mère m’aimait pour ces raisons mêmes qui l’indisposaient si souvent à mon égard, avaient un prix

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infini – d’autant plus qu’elles étaient fort rares250.

Ce soir, petit journal, maman a éprouvé le besoin de mettre affectueusement sa main dans la mienne – instinctivement, comme un geste naturel, j’ai retiré ma main très vite. […] Je n’ai jamais embrassé maman sans qu’elle me renvoie comme un petit chien ennuyeux. Je ne sais pas pourquoi j’ai retiré si vite ma main251.

Ces deux extraits tirés de son journal, rédigés sans doute à la fin de son adolescence, témoignent combien la jeune fille est tourmentée par la litanie d’appréciations négatives et la désaffection de la part de sa mère, à qui elle doit sa vocation littéraire252.

À la relation conflictuelle avec la mère253 s’ajoute le rejet du père. Henri Donnadieu, le père de Marguerite, s’est éteint en 1921, lorsque sa fille avait à peine sept ans : « J’étais très jeune lorsque mon père est mort. Je n’ai manifesté aucune émotion […] aucun chagrin, pas de larmes, pas de questions254 ». Ce décès prématuré a pour corollaire l’indifférence de Marguerite à l’entité paternelle : « Je n’ai jamais souffert du manque de père ; comment souffrir de quelqu’un qu’on n’ait jamais vu ? », prétend-elle au cours d’un entretien intitulé « Le bon plaisir » enregistré en 1984255. Cet effacement du rôle paternel se reflète immanquablement sur sa création littéraire.

250 Ibid., p. 47.

251 Journal intime de Marguerite Duras, cité dans Jean Vallier, C’était Marguerite Duras, tome I, op.cit., p. 431.

252 « [C]’est à cause d’elle que je me suis mis dans la tête de faire de la littérature, qu’il m’aurait été pénible de faire autrement. Je ne pouvais la résoudre qu’ainsi. C’est à partir de la passion que j’ai éprouvée à tenter de la résoudre que je me suis rabattue sur la littérature. » (Marguerite Duras, La « littéralité » des faits, L’Observateur littéraire, 8 mai 1958, BCP, I, 519). Trop affligeante et consternante pour l’accepter telle qu’elle dans une vie réelle, la Mère se transforme en un personnage romanesque, sinon légendaire, pour pouvoir « résoudre » à distance cette relation excessivement intense. C’est la raison pour laquelle, de son premier roman Les Impudents (1943) à une série de publications explicitement autobiographiques comme Le Barrage contre le Pacifique (1950), L’Éden Cinéma (1977), L’Amant (1984), L’Amant de la Chine du Nord (1991), beaucoup de ses ouvrages tournent autour du drame familial, dont la figure de la vieille mère occupe le noyau principal.

253 L’impossibilité de s’attacher affectivement à une mère prévenante et aimable alimente chez la jeune Marguerite une méfiance totale vis-à-vis de toute effusion maternelle. C’est peut-être pour cela qu’elle éprouve une telle répugnance (ou la jalousie ?) pour l’amour profond que Madame de Sévigné porte à sa fille : « Mme de Sévigné m’inspirait un dégoût qui me décourageait, et contre lequel je luttais en vain. À un devoir qui portait sur les relations qu’elle eut avec sa fille, j’eus trois sur vingt et je fus blâmée. » (Marguerite Duras, Cahiers de la guerre et autre textes, op.cit., p. 75.)

254 Marguerite Duras citée dans Jean Vallier, C’était Marguerite Duras, tome I, op.cit., p. 219. 255 Marguerite Duras citée dans Lia van de Biezenbos, Fantasmes maternels dans l’œuvre de Marguerite Duras, Amsterdam, Éditions Rodopi B.V., 1995, p. 195.

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En fort contraste avec l’omniprésence du personnage de la mère, celui du père n’occupe qu’une place infime dans ses œuvres256. Sujette à une relation parentale peu affective, grandie dans une ambiance familiale étouffante257, il va de soi que Marguerite Donnadieu, même avant d’être l’écrivaine Duras, nourrit une vision sombre sur l’enfance. Elle transmet naturellement son pessimisme à l’égard de l’enfance sur ses personnages. Dans ses œuvres, nous trouvons rarement un enfant heureux, à l’abri des tourments – les enfants semblent, en revanche, tous baignés dans la mélancolie, la tristesse et l’adversité… Ce registre sentimental qui, d’habitude, concerne peu leur génération les distingue nettement de l’image puérile et joyeuse de l’enfant, et accélère considérablement leur précocité, quitte à les faire rapprocher de l’image souvent contrariante et morne du vieillard :

Je lui dis que […] je suis dans une tristesse que j’attendais et qui ne vient que de moi. Que toujours j’ai été triste. Que je vois cette tristesse aussi sur les photos où je suis toute petite. Qu’aujourd’hui cette tristesse, tout en la reconnaissant comme étant celle que j’ai toujours eue, je pourrais presque lui donner mon nom tellement elle me ressemble. Aujourd’hui je lui dis que c’est bien mon c’est un bien-être cette tristesse, celui d’être enfin tombée dans un malheur que ma mère m’annonce depuis toujours quand elle hurle dans le désert de sa vie (Am, III, 1480).

L’empreinte de la misère de la mère paraît si profonde que toutes les émotions, toutes les conduites de la petite se réfèrent à elle, à ce malheur primitif et initial ancré dans son for intérieur.

Réaffirmant la place de cette tristesse innée jusqu’à la coalescence de sa propre

256 Concernant la béance de la place du père dans l’œuvre durassienne, voir l’analyse d’Anne Cousseau, « Chapitre II Le roman familial » dans Poétique de l’enfance chez Marguerite Duras, op.cit., p. 147-180. ; et l’étude de Lia van de Biezenbos, « Chapitre II Une aussi longue absence – le père : de l’effacement à la réconciliation » dans Fantasmes maternels dans l’œuvre de Marguerite Duras, op.cit., p. 45-68.

257 « Jamais bonjour, bonsoir, bonne année. Jamais merci. Jamais parler. Jamais besoin de parler. Tout reste, muet, loin. C’est une famille en pierre, pétrifiée dans une épaisseur sans accès aucun. Chaque jour nous essayons de tuer, de tuer. Non seulement on ne se parle pas mais on ne se regarde pas. » (Am, III, 1486). Cette description dans L’Amant est exemplaire d’une image familiale aussi imperméable que stérile qui n’a rien à voir avec la douceur ni la convivialité. Ce schéma familial sombre et accablant constitue la matrice de toute configuration familiale mise en place dans l’œuvre durassienne. Cette complexité des liens familiaux ayant marqué l’enfance de l’écrivaine, devient « la source du romanesque » dans le « roman familial » de Duras. Voir l’analyse d’Anne Cousseau, Poétique de l’enfance chez Marguerite Duras, op.cit., p. 146. La chercheuse met en accent sur le « processus de fabulation » à l’origine du drame familial que l’écrivaine ne se lasse pas de creuser dans sa création artistique.

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existence, la jeune fille riposte à son amant qui impute son chagrin indélébile à une simple consommation exténuante du désir sexuel. La certitude péremptoire de la petite ne laisse aucun doute à ce sujet : contre tout jugement moral, sa défloration prématurée n’est pour rien dans sa détresse née avec sa famille ; le prétendu « déshonneur » ne vient que pour la révéler, pour mettre au jour un désespoir trop précoce pour une jeune fille de son âge – mais propre à un vieillard, – jusqu’à ce qu’elle réalise, ne fût-ce que psychologiquement, un vieillissement important. C’est la raison pour laquelle, une fois sortie de la garçonnière, elle s’exclame sur-le-champ : « J’ai vieilli. Je le sais tout à coup » (Am, III, 1481). La prise de conscience soudaine du vieillissement apparaît autant réelle que chimérique : indubitable parce que cette vieillesse soudaine creuse effectivement des traces tangibles sur le sujet (« Mon visage est parti dans une direction imprévue » (Am, III, 1456)) ; et fantasmatique parce que l’âge que l’enfant gagne d’une seule traite relève moins d’une qualification précise, que d’une masse vague, « énorme, incalculable » (LVS, II, 340), ce qui fait inscrire le vieillissement brutal de l’enfant dans une « ambiguïté déterminante » (Am, III, 1460).

2. L’« imbécillité de l’âge »

« [L]e chagrin change un homme plus vite que des siècles entiers258 », déplore Flaubert par le truchement de son héroïne Henriette qui, en espace de deux ans, ne reconnait plus Ernest, son amant d’antan. Cette constatation du vieillissement soudain dévoilé par des attaques psychologiques, n’ayant aucun trait à l’âge biologique, s’adapte judicieusement à des enfants mélancoliques chez Marguerite Duras. De même que la fille se rendant compte de sa vieillesse à quinze ans et demi, Ernesto – le

258 Gustave Flaubert, La Grande Dame et le Joueur de vielle, in Flaubert, Œuvres de jeunesse, Paris, Gallimard, La collection de la Pléiade, 2011, p. 74., cité dans Liana Nissim, « Vieillir selon Flaubert », in Claude Benoît et Liana Nissim, Études sur le vieillir dans la littérature française, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2008, p. 59. Dans son étude, Nissim constate que, compte tenu du grand nombre de ses personnages qui « vieillissent très jeunes », le vieillissement chez Flaubert est loin de « se borner aux progressives dégradations biologiques », et que l’écrivain prend en compte « toutes les nuances de ses répercussions psychologiques » (Idem.) Cette perspective diachronique, voire surnaturelle du vieillissement des jeunes n’est pas sans analogie avec Marguerite Duras.

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héros de La Pluie d’été qui n’éprouve que du regret à l’égard de son enfance259 – vient confirmer la possibilité de vieillir à un âge très jeune dans l’univers durassien. Cependant, la présence de ces « vieux enfants » compromet considérablement la chronologie temporelle dans laquelle s’inscrit l’âge. Si Marguerite Duras ne se préoccupe guère du réalisme260 ni de l’exactitude scientifique, le contexte littéraire de ses œuvres ne s’inscrit pas non plus dans le sillage de la science-fiction, ni du conte féérique. Pour rendre l’existence de ses « vieux-enfants » plus crédible sans emprunter la voie surréaliste, Marguerite Duras creuse délibérément des failles béantes dans l’enfance de ses personnages, qui se transforme en une époque synonyme du « franchissement des interdits261 », ouverte « à l’impie, à l’interdit pour que l’inconnu des choses entre et se montre262 ». Parmi tous les interdits qu’elle fait briser par ses personnages, tous les mystères qui planent autour de l’enfance, l’âge constitue probablement une pierre angulaire de divers « énigme[s] de l’étrangeté263 » de l’enfance, sur lequel Duras entreprend une stratégie de brouillage.

Chez Marguerite Duras, l’âge des figures de l’enfance reste toujours flou et indécis. Il semble que l’écrivaine contourne intentionnellement ce détail : rares sont ses personnages-enfants dont l’âge est révélé par un chiffre exact. Bien que l’héroïne de L’Amant précise à maintes reprises qu’elle a quinze ans et demi, elle n’est désignée, pour la plupart du temps dans le récit, que par une appellation assez ambiguë comme « la petite ». L’ambivalence ne se borne pas à l’imprécision numérique, mais s’étend jusqu’au champ conceptuel recouvert par la notion de l’enfance, pour emprunter l’assertion d’Anne Cousseau concernant la délimitation de l’enfance : « Duras obéit […] à une stratégie de brouillage référentiel systématique qui révèle un refus absolu de délimiter l’enfance264. »

259 « L’enfance, dit Ernesto, il regretta, beaucoup, beaucoup. » (PE, IV, 574)

260 « Je ne veux pas m’embarquer dans une peinture de l’Indochine en 1930, mais avant tout parler de ce que fut ma jeunesse. » Marguerite Duras citée dans Christiane Blot-Labarrère, Album Marguerite Duras, op.cit., p. 74. Cette déclaration confirme la méfiance de Duras vis-à-vis de toutes les données externes, quelles que soient sociologiques, géographiques ou historiques, etc., et de ne se livrer qu’à une perception purement individuelle et intérieure. Cette hégémonie de soi efface largement les possibles références en dehors de son interprétation personnelle. Ce qui fait de l’enfance sous sa plume une énigme plein de mystère et de doute. 261 Anne Cousseau, Poétique de l’enfance chez Marguerite Duras, op.cit., p. 18.

262 Marguerite Duras, Entretien avec Pierrette Rosset, in ELLE, 15 janvier 1990. Cité dans Anne Cousseau, Poétique de l’enfance chez Marguerite Duras, op.cit., p. 19.

263 « C’est à nouveau l’énigme, l’énigme de l’étrangeté, de l’enfance » (Maurice Blanchot, « Anacrouse », Une voix venue d’ailleurs, Paris, Gallimard, 2002, p. 38.).

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Dans Le Barrage contre le Pacifique, Carmen signale à Suzanne qu’elle se trouve au stade de « l’imbécillité de l’âge » (BCP, I, 385). Parallèle à la naïveté et à l’innocence propres à l’enfant, cette appellation pourrait également suggérer une ignorance absolue de la jeune fille sur son âge, représenté souvent par une vague notion indéterminable. Le héros de La Pluie d’été incarne un modèle de cette « imbécillité de l’âge » sur laquelle le récit fait couler beaucoup d’encre, sans pour autant donner aucune précision. Au début du texte, Ernesto « devait avoir entre douze ans et vingt ans. […] [il] ne savait pas son âge » (PE, IV, 487). Le héros n’est pas le seul dans l’ignorance de son âge, toutes les figures du roman semblent être contaminées par cette confusion des chiffres : sa sœur Jeanne « avait entre onze et dix-sept ans » (PE, IV, 499) ; du moment que « [l]es brothers et les sisters d’Ernesto ressemblaient tous à Ernesto » (PE, IV, 499), ils tiennent sans doute tous de leur grand frère – c’est-à-dire, dans la même méconnaissance de l’âge : « Quelquefois ils sont épars comme de petits enfants qu’on aurait jetés là dans un coin. Quelquefois on dirait qu’ils ont cent ans, qu’ils ne savent plus rien de comment on vit, de comment on joue, de comment on rit. » (PE, IV, 545). Élargi à « cent ans » – un chiffre trop gigantesque pour être défini – l’âge de ces personnages enfantins est dépourvue de toute qualification, « jusqu’ à [être] subvert[i]265 ». Certes, cet âge démesurément avancé pourrait bien résulter d’une impression subjective du sujet. Cependant, cette confusion qui plane autour de l’âge semble être unanimement partagée par l’entourage d’Ernesto :

LE JOURNALISTE : Douze ans ?

LA MÈRE, de la main elle fait couci-couça : Douze ans… vingt-deux, vingt-trois ans, à mon avis.

LE PÈRE : C’est vrai, on ne saurait pas. […] Et puis l’âge de nos enfants on n’a pas à nous le dicter, monsieur (PE, IV, 566).

Les parents accordent également une grande variation à l’âge de leurs enfants. Ce qui trouble beaucoup le journaliste : « Il y a quelque chose qui ne va pas dans votre famille avec les chiffres » (PE, IV, 555), s’exclame-t-il, totalement perdu.

La définition des chiffres semble, au sein de la famille d’Ernesto, dépourvue de

précédentes de cet ouvrage, l’auteur indique aussi le discours souvent contradictoire de Duras à l’égard de l’enfance et de l’adolescence, ce qui fait enfoncer ce thème dans une confusion totale des substituts nominaux (Ibid., p. 17-20.).

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valeur référentielle. Quand bien même on confierait une précision numérique, cela n’aurait aucun sens, tant aucune version de l’âge fournie par lui et ses proches n’a l’air de correspondre à la réalité. Cette incohérence aberrante est tout d’abord mise en scène par l’apparence physique du personnage : Ernesto est, au début, décrit par sa mère comme un enfant « immense » à l’âge de douze ans (PE, IV, 566). Le contraste sidérant entre sa maturité physiologique et son statut (malgré les variantes de son âge) désigné comme « enfant » est évoqué à plusieurs reprises dans le roman266 : le journaliste, à première vue, « est stupéfait par la taille d’Ernesto » (PE, IV, 569) ; à la demande de l’instituteur de faire état de son fils, le père d’Ernesto répond brièvement : « Petit et immense » (PE, IV, 520). L’instituteur, complètement perdu devant la fantaisie des parents, finit par tenir Ernesto – créature aussi contradictoire qu’absurde – pour « un animal sauvage » (PE, IV, 520).

L’incompréhension du monde extérieur, de la société, ici incarnée par le rôle de l’enseignant de l’école267, n’est pas sans raison. Si l’instituteur se mêle à l’affaire d’Ernesto, c’est parce que celui-ci refuse d’aller à l’école. Pour un enfant sans activité professionnelle, l’école constitue la voie principale pour se connecter à l’extérieur en dehors de sa famille. En conséquence, outre le renoncement à l’éducation, la décision d’Ernesto implique naturellement un rejet capital de l’intégration sociale. Il préfère