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DIFFÉRENTES SORTES DE VIEILLARDS

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À travers de multiples affaissements physiques, cognitifs et intellectuels analysés dans la première partie, nous pouvons constater la grande diversité du vieillissement qui envahi chaque terrain de l’existence humaine. Du fait que les différents symptômes étudiés précédemment portent sur une importante sphère d’âge du plus jeune au plus vieux, nous pouvons tire la conclusion que le vieillissement n’est pas réservé uniquement au grand âge biologique, puisque ses effets sont susceptibles de se manifester sur chaque période de vie humaine.

Cette grande variation du champ de recherche résulte, en premier lieu, de la nature « instable » immanente au vieillissement, étroitement liée à l’idée de l’évolution. Le vieillissement implique des changements d’états qui marquent une transition, pour la plupart du temps à notre insu, de la jeunesse à la vieillesse. Le concept de la progression multiplie immanquablement les aléas imprévisibles, puisqu’il s’agit d’un mouvement perpétuel. Il se peut que vieillir ne suive pas littéralement le schéma traditionnel à l’image d’un déplacement allant d’un terme à un autre terme, du moment que nous ne vieillissons pas entre un point de départ et un point d’arrivée. Pour emprunter l’expression de François Jullien, le vieillir se présente plutôt comme un « contre-exemple213 » du changement et du mouvement :

[…] on a commencé de vieillir bien avant que d’être adulte – ou sait-on, à vrai dire, quand vieillir a commencé ? Vieillir a toujours déjà commencé ; on a toujours déjà commencé de se défaire – de se raidir –, de s’user. Il n’y a pas là d’ek tinos – eis ti : il n’y a pas plus d’à partir, datable, du vieillissement qu’il n’y a d’assignable, de quelconque aboutissement214 […].

Tout en insistant sur le caractère mouvant de l’étiolement humain, le sinologue le différencie de la théorie du mouvement d’Aristote, marquée précisément par un début et une fin, incompatibles l’un avec l’autre. De ce fait, le vieillissement est devenu un mouvement à part entière, ce qui élargit infiniment l’amplitude de l’âge de ses victimes. Puisque le vieillissement n’est pas datable, la question « quand vieillit-on ? » s’avère désormais futile : « vivre c’est vieillir, et chaque instant vécu est perdu215 ». La simultanéité entre vivre et vieillir efface le seuil de l’âge à partir duquel

213 François Jullien, « Vieillesse et longévité : comment penser le procès de la vie ? », in Maurice Godelier (dir.), Le Grand âge de la vie, op.cit., p. 77.

214 Ibid., p. 78.

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on ne peut dire d’une personne qu’elle est âgée ou jeune, du fait que le vieillissement – surnommé « l’avance en âge216 » – commence dès la naissance. Ainsi l’homme risque-t-il de vieillir tout au long de sa vie, quel que soit son âge biologique. Dans cette perspective, nous pourrions même dire que « [l]es personnes âgées n’existent pas217 », que tout âge peut être taxé de «vieux » – puisque toute créature terrestre est soumise au parcours de cette « avancée en âge », qui a commencé inexorablement depuis le tout début de la vie.

La concomitance entre vivre et vieillir a pour corollaire la complexité de définir le vieillissement. Cela se reflète tout d’abord sur la vision du seuil qui ne cesse d’être modifiée au fil des époques218 ; ensuite sur celle de dénomination219 qui devient aussi nombreuse que suggestive aujourd’hui : prenons l’exemple de l’appellation récemment créée par une institution américaine, définissant les différentes sortes de vieillard par des qualificatifs, sans convoquer des chiffres exacts : « young old, old old, oldest old220 ». L’élimination des indices numériques répond à la nature du vieillissement qui apparaît en effet plus qualitatif que quantitatif ; la combinatoire des deux antonymes met l’accent sur la coexistence, sinon l’homogénéité, de ces deux états qui ne sont en réalité pas aussi éloignés l’un de l’autre que nous croyons.

« Jeune vieux », cette expression apparemment paradoxale révèle l’altérité intrinsèque au vieillissement qui conquiert chaque étendue d’âge, d’autant plus qu’il correspond justement à l’intention de Duras qui, dans son univers artistique, n’accorde aucune priorité de l’âge à la notion du vieillissement. Ses personnages représentent des exemples parlants dans l’impossibilité de délimiter le vieillissement, qui dépasse la simple question de l’âge. Chez Duras, les limites du vieillissement sont aussi

Venise », in Alain Montandon(dir.), Éros, blessures et folie Détresses du vieillir, op.cit., p. 211. 216 Dans La Psychogériatrie de la collection Que sais-je ?, l’auteur trouve l’expression « avance en âge » préférable au mot « vieillissement », puisqu’elle illustre mieux l’idée de modifications liées à l’âge. Voir Jean-Claude Monfort, La Psychogériatrie, Paris, Presses Universitaires de France, 1998[2011], p.4-5.

217 Jean-Claude Monfort, La Psychogériatrie, op.cit., p.4.

218 Varié avec l’espérance de vie, le seuil du vieillissement (s’il y en a) est repoussé en permanence. De l’époque médiévale où, selon le médecin Aldebandin de Sienne, la vieillesse commence à quarante ans, jusqu’aujourd’hui où le seuil de la vieillesse se déplace entre soixante et soixante-cinq ans, nous remarquons un retardement qui va avec le prolongement de la longévité moyenne. Voir Marie-Françoise Fuchs, Comment l’esprit vient aux vieux : penser et vivre un vieillissement durable, Toulouse, Érès, 2016, p. 64-65.

219 La « gérocomie » – le premier mot définissant l’étude sur la vieillesse – fut inventé du début du XIXe siècle, avant que le terme « gérontologie » n’apparaisse au milieu du XXe siècle. Voir Marie-Françoise Fuchs, Comment l’esprit vient aux vieux : penser et vivre un vieillissement durable, op.cit., p. 65.

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indéterminées que déconcertantes, ce qui met d’ailleurs en évidence l’originalité et l’intégrité de sa vision à ce sujet. Sous sa plume, nous pouvons trouver ceux qui, arrivés à un grand âge biologique, connaissent miraculeusement un retour vers la plus tendre enfance ; également de « vieux enfants » frappés par un vieillissement soudain, ou victimes de leur intelligence précoce ; ainsi que des personnages aux caractères mystiques qui semblent paradoxalement échappés à l’ordre chronologique, mais en même temps cloîtrés dans un vieillissement éternel.

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Chapitre I