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L’affaiblissement physique

De nos jours, malgré le grand progrès que fait la longévité moyenne, il n’est pas toujours bon d’être vieux. Certes, dans la culture occidentale comme orientale34, l’image d’un vieux mentor aux cheveux blancs et à la barbe longue nous évoque souvent la sagesse et la sérénité. Le statut vénérable du vieux sage n’empêche pas que la vieillesse soit maltraitée, condamnée à des jugements de valeur peu favorables. La péjoration35 que subit la vieillesse est omniprésente. Nous pouvons considérer que le visage moribond de la sénilité l’emporte largement sur son image rayonnante, puisque, de l’Antiquité à nos jours, l’être humain s’ingénie à éviter, ou du moins, à reporter son avènement, quoi que vainement.

Synonyme de déchéance biologique et physique, la sénilité évoque en général l’impuissance, l’incapacité qui réduit l’homme à la dépendance et à l’isolement, ce qui entraîne un chapelet de déclins. Les multiples décadences assombrissent son image qui devient si lugubre et morbide que l’on est tenu de le traiter d’une véritable maladie. La gériatrie formée progressivement depuis la seconde moitié du XXe siècle corrobore l’inquiétude et le souci que nous apporte la vieillesse. Mais d’un autre côté, les symptômes du vieillissement se manifestent de manière latente36. Dans l’univers durassien où les personnages âgés (quel que soit leur âge biologique) occupe un

34 Nous pouvons trouver, dans notre langue, des preuves qui attestent la supériorité et le respect dont jouissent les personnes âgées. Dans l’Antiquité grecque et romaine, la vieillesse est en principe synonyme de savoir, expérience et sérénité. Le lexique montre que l’âge apporte crédit dans la vie sociale, à l’exemple du mot « sénat » qui tire son origine de senex, « vieillard ». L’institut politique signifie par définition « le conseil des Anciens », ce qui témoigne d’une supériorité indéniable des « seniors ». Il en est de même pour les dérivés français sire, seigneur, dont l’étymologie comparative seniorem signifie « plus âgé ». Voir l’article « Ambivalence des représentations de la vieillesse » de Serge Koster, in Fondation Eisai, Le Grand âge de la vie, Paris, Presses Universitaires de France, 2005, p. 137-138.

35 Cette dépréciation se reflète directement dans notre langage : la plupart des doublets de « vieux » connotent un sens négatif, voire la raillerie et le mépris, comme « vieil imbécile », « vieille canaille », etc.

36 En fonction des causes du déclin, le vieillissement est classifié en deux catégories principales : le vieillissement pathologique et le vieillissement normal. Le premier désigne toute évolution du sujet marquée par l’apparition de maladies ; le second caractérise les sujets qui vieillissent sans connaître de maladies spécifiques. Voir « 1.2 Vieillissement normal versus pathologique », in 23 grandes notions de psychopathologie, op.cit., p. 198.

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contingent énorme, les manifestations de l’avancée de l’âge sont nombreuses, et souvent présentées par détournement. Les manifestations du vieillissement restent aussi indécises et confuses que la limite de l’âge à partir duquel nous pouvons être appelés « vieillard », comme ce dont atteste l’héroïne des Journées entières dans les arbres : « Je suis vieille mais c’est tout, je me porte très bien » (JEDA, I, 989) ; l’expérience de la vieille mère confirme bien que tous les symptômes de la sénilité ne sont pas perceptibles, encore moins maladifs. Ils peuvent être aussi latents que naturels, et envahissent le sujet affecté à son insu.

C’est la raison pour laquelle les analyses des altérations du vieillissement dans cette partie n’ont pas seulement vocation d’être un étalage pathologique exhaustif, nous tenterons également de dénicher les indices sous-jacents qui, à première vue, ne sont pas censés résulter directement du vieillissement, à l’exemple du sommeil, de la sédentarité, de la voracité, etc. D’ailleurs, parmi cette pléthore de manifestations décadentes, pathologiques ou naturelles, notre analyse privilégiera celles qui auront, à leur tour, des conséquences narratives dans l’élaboration artistique de l’écrivaine et de la cinéaste Duras. Ces signes de l’involution sénile joueront le rôle d’assise qui se répercuteront autant sur le destin des personnages fictifs que sur celui de l’élaboration artistique et de l’écrivaine elle-même, qui n’échappent aucunement à ce processus inexorable.

La gérontologie – terme forgé par le biologiste russe Metchnikoff en 1901 en combinant les éléments grecs gérontos (vieillard) et logos (science), s’est développée sur trois plans : biologique, psychologique et social37. La définition déficitaire de la vieillesse est en premier lieu liée à son appréhension externe, car, parmi de multiples dégradations dues au vieillissement, le déclin physique est sans doute le plus palpable et le plus visible. Nous pourrions même dire que l’incompétence physique est à l’origine de toute une série de séquelles cognitives, psychiques et sociales. Selon des analyses psychologiques, la fragilisation physique et psychique donne lieu à l’émergence du sentiment de vulnérabilité qui se répercute ensuite sur le mécanisme du coping38 de l’individu. Autrement dit, les « syndrome[s] de vulnérabilité39 », à

37 Simone de Beauvoir, La vieillesse, op.cit., p. 30-31.

38 « Le coping désigne l’ensemble des activités cognitives et des comportements à partir desquels l’individu répond aux pressions externes et/ou internes qui le mettent à l’épreuve et qui dépassent ses propres ressources. » (Lazarus et Folkman, Stress, Appraisal and Coping, New York, Springer, 1984, p.141., cité dans Jean Buisson, Psychologie du vieillissement et vie

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l’instar de la sédentarité, de troubles mémoriels ou démentiels, de la routinisation de la vie, etc. que nous allons analyser dans ce chapitre, résultent de stratégies d’ajustement au cours de la vieillesse. Avant de nous lancer dans l’étude des stratégies de coping, nous allons d’abord porter notre regard sur le signe le plus manifestant du vieillissement qu’est la défaillance physique.

1. Le visage dévasté

L’organisme biologique demeure très souvent le premier à subir le choc du vieillissement. C’est dans le corps humain que les effets de la décrépitude se répercutent de manière la plus immédiate et la plus évidente, puisqu’il fait l’objet d’une « réification40 » qui se voit appréhender directement à travers l’aliénation et la déformation. Des injures chroniques et progressives comme l’apparition des rides, la mobilité réduite des membres, à des attaques pathologiques à l’instar de multiples maladies et handicaps, le vieillissement fournit une occasion importante dans la découverte de notre enveloppe charnelle ; en contrepartie, les transformations du corps « extérioris[ent] le Temps », manifestent le vieillissement qui n’est pas toujours visible : « […] le Temps qui d’habitude n’est pas visible, pour le devenir cherche des corps et partout où il les rencontre, s’en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique41. » Marcel Proust assigne au corps le rôle d’extériorisation du temps. A l’entrée du salon, le narrateur proustien a eu du mal à identifier les visages grimés de ses anciennes connaissances dont la figure tant modifiée par le vieillissement favorise la « révélation du Temps42 ». Les transformations physiques des participants révèlent au héros d’A la recherche leur vieillissement et l’écoulement du temps, l’incite ensuite à un travail d’identification du corps présent et d’antan.

quotidienne, Marseille, Solal, 2005, p. 51-52.)

39 Ce terme utilisé par Buisson signifie « tout processus, qui va de l’émergence du sentiment de vulnérabilité à l’installation de stratégies défensives d’un genre particulier » (Jean Buisson, Psychologie du vieillissement et vie quotidienne, op.cit., p. 70.)

40 Terme employé dans « Argumentaire » de Jean-Michel Devésa et Marc Saboya, in Jean-Michel Devésa (dir.), Le corps, la structure Sémiotique et mise en scène, Bordeaux, Pleine Page, 2004, p. 9.

41 Marcel Proust, Le Temps retrouvé, in Marcel Proust, A la recherche du temps perdu IV, Paris, Gallimard, La collection de la Pléiade, 1989, p. 503.

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Pareille au héros proustien qui se rend compte de l’effet du temps à l’aune du visage défiguré de ses entourages, Marguerite Duras en appelle également à la représentation corporelle pour révéler le vieillissement de ses personnages : « Un matin, je me suis regardée dans la glace et je ne me suis pas reconnue » (JEDA, I, 989). Il suffit à la vieille mère délaissée de jeter un coup d’œil dans le miroir pour prendre connaissance de son vieillissement. Bien qu’elle ne nous offre pas une abondance de descriptions de têtes travesties qu’a connu Marcel dans Le Temps retrouvé, la mutation physique consiste chez Duras à être l’une des manières les plus manifestes et les plus efficaces dans l’appréhension du vieillissement. Pourtant, révélateur du vieillissement, la description des dégradations du corps chez l’écrivain ne réside pas dans des démonstrations de détails minutieux qui ont pour objectif une étude physionomique rigoureuse ; en revanche, beaucoup de passages à cet effet relèvent moins du physique que de la métaphysique. L’extrait le plus célèbre et le plus connu en cette matière s’inscrit dans l’incipit de L’Amant :

J’[ai] vu [le vieillissement] gagner mes traits un à un, changer le rapport qu’il y avait entre eux, faire les yeux plus grands, le regard plus triste, la bouche plus définitive, marquer le front de cassures profondes. Au contraire d’en être effrayée j’ai vu s’opérer ce vieillissement avec l’intérêt que j’aurais pris par exemple au déroulement d’une lecture. Je savais aussi que je ne me trompais pas, qu’un jour il se ralentirait et qu’il prendrait son cours normal. […] J’ai un visage lacéré de rides sèches et profondes, à la peau cassée. […] J’ai un visage détruit (Am, III,1455-1456).

L’Amant se déploie sur une scène éminemment abstraite, voire de couleur mystique, dans laquelle cet autoportrait montre directement au lecteur une figure ravagée par le temps. Si la vieillesse est liée, avant tout, à une appréhension externe incarnée par des modifications physiques, alors de toutes les zones corporelles, le visage est celle où se condensent le mieux les maléfices du temps. Il apparaît ainsi comme « lieu fondateur du sentiment d’identité et de la reconnaissance mutuelle43 », où le vieillissement intervient de manière troublante pour l’enlaidir et le déposséder. Le visage, en tant que première image du sujet, compromet naturellement l’ensemble du corps et de l’identité individuelle, ce qui engendre ensuite une série d’angoisses et des tourments. Or cela ne semble pas être le cas dans l’incipit de L’Amant : la narratrice se montre

43 Michela Marzano (dir.), Dictionnaire du corps, Paris, Presses Universitaires de France, 2007, p. 974.

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calme, insensible au vieillissement de ses traits, voire se réjouit de leurs dégradations. L’éloge fait par l’homme anonyme à l’égard de ce visage détruit atteste cette absence de douleur face à l’érosion corporelle :

Je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez belle lorsque vous étiez jeune, je suis venu pour vous dire que pour moi je vous trouve plus belle maintenant que lorsque vous étiez jeune, j’aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté (Am, III, 1455).

Tandis que la beauté renvoie en général à ce qui est lisse, uni et intègre44, l’appréciation de ce visage ridé et dévasté semble sortir du commun, complètement détaché de la situation temporaire, géographique et culturelle. L’enjeu ici ne réside pas dans le franchissement du canon esthétique, car l’auteure ne cherche absolument pas à embellir le visage décati, bien au contraire, elle tente tout son possible pour exposer ce ravage du temps ; mais dans l’absence de repérage chronologique, géographique et identitaire : « Un jour, j’étais âgée déjà, dans le hall d’un lieu public, un homme est venu vers moi. […] Je pense souvent à cette image que je suis seule à voir encore et dont je n’ai jamais parlé. » (Am, III, 1455). Date et lieu imprécis, le roman s’ouvre dans une scène peu ou prou mystique et fantasmée, dont la protagoniste elle-même est l’unique témoin, seule à attester son visage détruit, submergé dans le temps et dans le silence. À défaut de tout repérage possible, le brouillard immanent dans cette atmosphère abstraite crée un effet de suspension et une mise à l’écart du reste du monde, afin de consigner à ce portrait du vieillissement un caractère quasiment absolu, dépourvu de tout jugement moral.

2. Le démantèlement somatique

L’autre élément important qui favorise cette image absolue de la vieillesse réside dans la décomposition du corps. Dans l’autoportrait de la narratrice, le visage se manifeste comme une part entière, une autonomie totale, complètement détaché du

44 « Sur le plan imaginaire, tout ce qui dérange l’intégrité, tout ce qui ride la surface lisse, est jugé insupportable, intolérable et défini comme laid. », ainsi se caractérise le canon esthétique de nos jours (Michela Marzano (dir.), Le Dictionnaire du corps, op.cit., p.955.).

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reste du corps qui est pourtant constamment absent dans la description. Si le vieillissement humain se montre de prime abord par la chute du corps, ici dans ce passage, la « chute » se révèle plus complète et radicale, d’autant plus qu’elle annonce non seulement la dégradation, mais également la désintégration, la séparation du corps. De ce visage sans lien nécessaire à son propriétaire, le noyau de l’ouverture de ce roman réside moins dans le portrait de la protagoniste brisée par la vieillesse que dans celui d’un visage en déclin du temps. Au lieu d’une partie du corps, ce visage en suspens devient un tout. Cette mise à l’écart du visage crée un effet à double tranchant : d’un côté, le détachement d’une partie corporelle pourrait atténuer, en quelque sorte, le « démonisme féroce45 », pour employer le terme de Julia Kristeva dans son étude sur Colette, du corps vieillissant, par rapport à une description « clinique » qui expose minutieusement le vieillissement du corps dans tous ses états. Car, le corps étant support d’identité individuelle46, son fractionnement va de pair avec l’éclatement de l’identité de l’individu dont le corps entier n’est plus la victime du vieillissement. Il s’agit ici d’un transfert de fardeau d’un corps entier vers ses parties fragmentées. Dans cette perspective, nous pouvons constater une diminution, ne serait-ce qu’apparente, de la force destructrice du vieillissement, puisque, dans le cas de L’Amant, les méfaits du temps sur l’ensemble du corps humain se dissimulent derrière le visage, en tant que seul référent de la décrépitude. Ainsi l’image de la vieillesse se révèle-t-elle moins troublante qu’un ensemble du corps invalide aux membres déformés et bouche édentée, au point que l’individu affecté traverse une déshumanisation la plus profonde, comme constate Annie Ernaux à l’égard de sa mère en agonie, qui « n’était plus la femme qu’[elle] [avait] connue47 », alors que, malgré le vieillissement, la protagoniste reconnait parfaitement son propre visage (« [il] a été mon visage » (Am, III, 1456)), à l’aune duquel se réalisent les retrouvailles fantasmatiques de l’homme dans le hall. Nous pouvons dire qu’aux yeux de soi-même et d’autrui, en dépit de la destruction du visage, l’identité reste intacte. Le sujet

45 Julia Kristeva,Le génie féminin tome III Colette, Paris, Fayard, 2002, p. 384.

46 D’après l’étude menée par Dagognet, le corps peut être divisé en trois dimensions : corps en soi (biologique), corps pour soi (qui sous-tend son identité personnelle), et corps pour les autres (corps que je livre aux regards des autres, et le jugement qu’ils me renvoient) (Voir Raymonde Feillet, Corps, vieillissement et identité : entre préservation et présentation de soi, Toulouse, Éditions érès, p. 108.). Le morcellement du corps afin d’être condensé en une certaine partie entraîne indubitablement la modification de toutes ses trois dimensions, pour engendrer, par la suite, un changement de situation identitaire chez le sujet affecté.

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échappe ainsi à l’aliénation totale de chaque partie de son corps qu’éprouvent d’ordinaire des personnes âgées.

Or d’un autre côté, cette suppression de l’ensemble du corps n’amoindrit pas forcément les troubles physiques en raison du vieillissement ; elle pourrait, en même temps, redoubler le choc et ressusciter la mise en question de l’identité en confrontation avec la vieillesse, dans la mesure où la suppression donne l’impression de l’amputation, et que la focalisation sur un fragment corporel qui fait de lui un tout indépendant de sa substance originelle implique sournoisement un corps mutilé, tronqué, dont le reste s’éclipse dans l’obscur. L’objet étudié passe du corps entier à une de ses fractions qui détient désormais toute son autonomie. Certes, cette mutilation a un premier effet de simplifier le champ de recherche, mais les « séquelles » s’avèrent d’autant plus considérables que le détachement du fragment corporel engendre la mutilation de l’identité personnelle, efface partiellement des repérages qu’on aurait poursuivis dans un corps entier, ce qui par conséquent, conduit l’aliénation de l’être vers un autre degré. Étant donné que le corps est considéré comme « lieu de la résistance, lieu dynamique d’une recherche d’équilibre identitaire48», la dislocation corporelle perturbe inévitablement la stabilité identitaire. C’est la raison pour laquelle la narratrice affirme si catégoriquement que « [l]’histoire de [sa] vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y avait personne. » (Am, III, 1458) Faute de la moindre trace environnante pour rétablir la jeunesse (localisation chronologique et géographique imprécise), la protagoniste se plonge dans l’impossibilité totale de la reconnaissance du moi, dont même le corps ne reste qu’à l’état de vestiges : un visage détruit, en suspens dans le temps et dans l’espace.

La propension à une présentation du morcellement du corps chez Duras n’est pas sans analogie avec Beckett, chez qui la démonstration physique se présente généralement par les morceaux : soit ils détiennent leur autonomie respective, entièrement séparés de leur organisme absent (à l’exemple de la bouche parlante dans Pas moi49, et des trois têtes issues du rebord des jarres dans Comédie) ; soit les

48 Raymonde Feillet, Corps, vieillissement et identité : entre préservation et présentation de soi, op.cit., p. 18.

49 Selon la didascalie, la scène de Pas moi se plonge dans une obscurité totale, où apparaît une bouche qui se trouve « vers le fond côté cour, environ trois mètres au-dessus du niveau de la scène, faiblement éclairée de près et d’en dessous, le reste du visage dans l’obscurité. » (Samuel

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protagonistes effectuent un détachement volontaire, même affectueux avec leurs parties organiques (comme les héros de la trilogie romanesque50). La dislocation du corps jusqu’à la disparition, chez Duras comme chez Beckett, révèle par excellence le ravage sans merci du vieillissement sur l’identité de l’être humain. Les répercussions peuvent s’entendre, grosso modo, sur deux degrés : la dégradation de la vie biologique, sociale, affective ; la désarticulation de la forme narrative.

Premièrement, le corps délabré compromet inévitablement la vie quotidienne du sujet, le plus atroce est qu’il ne puisse rien faire qu’accepter, malgré tout, cette dégradation, et d’ailleurs, vivre de cette incapacité. Comme le constate Molloy, malgré le dysfonctionnement de sa jambe : « Décomposer, c’est vivre aussi51». Or cette existence traînée par un corps délabré n’est plus vivable, étant donné qu’elle met en panne, paralyse la plupart des activités du sujet affecté, qui ne peut qu’accepter passivement son impuissance. La mobilité réduite, l’homme est dorénavant voué à l’inertie et à l’isolement. L’ « indépendance » des fragments du corps donne lieu à la dépendance de la personne affectée. Ralentie et coincée, elle est désormais sujette à l’aide d’autrui pour compenser sa perte. Le détachement ne réside plus seulement dans la physique, mais se répand dans chaque recoin de son être. À la dislocation du corps s’ajoute celle de la vie sociale et affective, car le vieillissement est défini le plus souvent comme « un artefact de la domestication, ou de la civilisation, beaucoup plus qu’un produit de la nature52 ». Tel est ce que traversent la plupart des personnes âgées à l’exemple de M. Andesmas, dont le roman éponyme ne peint que l’immobilité et l’attente interminable de ce septuagénaire :

Beckett, Oh les beaux jours suivi de Pas moi, Paris, Éditions de Minuit, 1963[1974], p. 81.) ;