• Aucun résultat trouvé

Variations sur les combinaisons possibles de la Prise de parole et de la Défection

REPRÉSENTATIONS, IDÉES, SÉMANTIQUE, IDÉOLOGIES DANS L’ÉPOPÉE DU

III. EVOLUTION DU COUPLE DEFECTION / PRISE DE PAROLE

2. Variations sur les combinaisons possibles de la Prise de parole et de la Défection

Cette partie décrit le changement des conditions de développement, conjoints ou non, de la Défection et de la

Prise de parole . Nous analysons dans une première sous-

partie les différents réaménagements qu’Hirschman a apporté à Exit, voice and loyalty en réévaluant notamment l’influence exercée par la participation publique. Le rapport antagoniste liant ces deux modes d’action a été remis en cause dans un essai récent inspiré des bouleversements politiques de l’année

486

In A. O. Hirschman, Un certain penchant à l’autosubversion, ouv. cit., pp. 19-68.

487

Hirschman souligne : “ la prise de parole consiste à se plaindre ou à orchestrer

la plainte ou la protestation : elle est le moyen le plus direct de récupérer la qualité qui s’est dégradée ” puis plus loin “ on fera moins d’efforts pour arranger les choses par le “ voice ”, c’est-à-dire par la communication et les tentatives de conciliation ”, A. O. Hirschman, « Défection et prise de parole dans le destin de la

1989 dans l’ex-République Démocratique Allemande488 ; une extension des conditions de développement de la Prise de

parole et de la Défection est ainsi proposée ; ce point est traité

dans une seconde et dernière sous-partie.

2.1 Une réévaluation de la Prise de parole comme

principe antinomique à la Défection

Nous avons vu précédemment que le concept de Prise de

parole subit plusieurs changements internes lui donnant une

influence plus large qu’il n’est supposé dans Exit, voice and

loyalty. Les nombreux mouvements collectifs des années

soixante-dix contrastent avec le pessimisme affiché par Hirschman quant à la sous-utilisation de la protestation publique comparativement à la Défection et l’amène à réviser sur plusieurs aspects son modèle initial. On peut ainsi distinguer quatre points principaux pour lesquels l’emprise de la Prise de parole est réévaluée.

Le premier, déjà présenté auparavant489 est développé dès l’introduction de A bias for hope. La Prise de parole n’est pas seulement un moyen d’action servant à atteindre un but déterminé mais aussi de par ses caractéristiques internes une fin en soi. Par conséquent, il est probable de par la baisse du coût de cette dernière que la Défection devienne un moyen d’action moins attrayant. Cette fusion de la recherche et de l’objectif a d’autant plus de chances de se manifester quand elle s’applique à des biens et services détenant un intérêt public : “Bien que mue originellement par l’intérêt personnel,

la prise de parole se fait expérience agréable et exaltante quand elle agit aussi dans le sens de l’intérêt public, parfois simplement parce qu’elle semble délivrer de l’incessante recherche d’une activité purement tournée vers soi ”490. La

488

Ibid., pp. 19-68.

489

Voir le point 1.1 de la partie II.

490

A. O. Hirschman, Essays in trespassing, ouv. cit., p. 239.

Cette particularité expliquerait la plus grande participation obtenue par les élections nationales sur les élections locales pour lesquelles la dimension publique est moins forte ne bénéficiant pas de ce fait des avantages de la fusion coût-bénéfice.

Prise de parole se pose alors comme une alternative au

comportement intéressé propre à la Défection à partir de laquelle il n’est plus question d’une comparaison du coût occasionné par les deux types d’action mais d’un choix entre conduites utilitaires et non utilitaires491. Ce premier argument revient à plusieurs reprises dans les écrits d’Hirschman, notamment dans les Essays in trespassing et dans la contribution au New Palgrave, et, tient une fonction importante dans la réfutation de la théorie de l’action collective d’Olson. Plusieurs conséquences sont en effet induites par la transformation du coût en bénéfice. Premièrement, le bénéfice individuel de l’action collective augmente du coût des efforts fournis. Deuxièmement, le meilleur moyen pour toute personne d’améliorer sa situation revient à hausser sa contribution à l’action collective. Enfin, troisièmement, le comportement du “ free-rider ” est néfaste pour la collectivité mais aussi pour la personne adoptant une telle action492. Rétrospectivement, le raisonnement économique adopté dans Exit, voice and loyalty témoigne d’une relative orthodoxie. La sélection de la Prise de parole et de la Défection procède d’un calcul de minimisation du coût (ou de maximisation du bénéfice) et presque aucune critique n’est faite des théories dominantes493, ce dont Hirschman est d’ailleurs après coup parfaitement conscient494.

Le second point regroupe les différents éléments présentés dans les Essays in trespassing décrivant l’influence supérieure

491

A. O. Hirschman, “ Défection et Prise de parole : l’état du débat ”, art. cit., p. 65. Deux types de motivations sont distinguées : une première tenant du “ plaisir

d’imaginer la transformation opérée ” par la Prise de parole, et une seconde relative

à la participation aux débats publics induite par la Prise de parole (fonctions d’activité et d’éducation sociale et politique), A. O. Hirschman, Bonheur privé,

action publique, ouv. cit., pp. 152. 492

Ibid., pp. 150-152.

493

Hirschman se sert même des hypothèses avancées par Olson dans le chapitre sur la Prise de parole, A. O. Hirschman, Défection et prise de parole, ouv. cit., p. 69.

494

Il note dans A Bias for Hope : “ Dans Défection et Prise de Parole, je me suis

laissé emprisonner par l’idée traditionnelle selon laquelle il en coût toujours d’user de la prise de parole. J’ai soutenu la supériorité potentielle de la prise de parole sur la défection, et je l’aurais fait avec d’autant plus de force si je m’étais aperçu qu’en certaines situations l’usage de la prise de parole devient un plaisir intense et qu’elle ne devrait plus, par conséquent, être considérée comme un coût mais comme un bénéfice”, ouv. cit., p. 6.

de la Prise de parole sur la Défection dans certaines situations sociales nouvellement prises en compte par Hirschman. Bien qu’enclin à déclencher certaines représailles (retaliation) ou “ traitements de faveurs ”, la Prise de parole par sa richesse en informations, par la fusion des coûts en bénéfices qu’elle occasionne dans les situations où l’intérêt public est en jeu, et par la solution qu’elle apporte à certains conflits d’intérêts (Prise de parole institutionnalisée), pourra être préférée au résultat certain, car sans risque, de la Défection. Ces nouvelles découvertes tiennent au fait que la Prise de parole en tant que moyen ne se pose pas comme un substitut à la concurrence, instrument habituellement utilisé par les économistes, mais comme une ressource complémentaire à l’action de celle-ci pour laquelle toutes les applications possibles restent encore à explorer495.

Le troisième point tient aux conséquences de la distinction effectuée entre Prise de parole horizontale et Prise de parole

verticale. La Prise de parole horizontale, en tant que moyen

de communication et de concertation, complète l’échange économique et devient en ce sens un mode d’action inhérent au fonctionnement social. Un Etat autoritaire peut ainsi supprimer toute forme de Défection mais ne peut réprimer totalement la Prise de parole. Cette conséquence appelle deux remarques. Premièrement, le développement de la Prise de

parole prend ici moins d’importance puisque toute

organisation sociale implique l’existence d’une forme de

Prise de parole même minimale. Deuxièmement, n’est on pas

amené à envisager dans cette perspective la possibilité d’une croissance conjointe, et non plus antinomique, de la Prise de

parole et de la Défection ?

Le quatrième point traite des conséquences sur la Prise de

parole de l’analyse de l’action collective, importante dans la

pensée d’Hirschman à partir de Shifting involvements. Il n’y a pas d’identité stricte entre ces principes théoriques ; la Prise

de parole peut très bien se réaliser sans le développement

495

d’une action collective496. Deux types de Prise de parole se dessinent dans cette perspective : une première se traduit par un mécontentement et une protestation individuels, “ privés ”, non concertés, et, une seconde, initiée par le regroupement de plusieurs personnes insatisfaites, prend la forme d’une action publique œuvrant à l’intérêt général497. Les mêmes déterminants internes caractérisent l’action collective et la

Prise de parole publique ; elles impliquent au moins une des

caractéristiques suivantes : une transformation du coût en bénéfice, une recherche individuelle identitaire par l’appartenance au groupe, une poursuite de fins désintéressées ou une communication et une concertation préalables. Elles servent à réfuter la thèse de M. Olson sur l’impossibilité de l’action collective. Hirschman abandonne à ce niveau l’hypothèse d’Exit, voice and loyalty pour laquelle la Prise de

parole nécessite un groupe de taille restreinte supposant à

présent que la décision du choix collectif n’est plus uniquement fondée sur un calcul coût-bénéfice. En même temps, l’introduction des fins non utilitaires porte non seulement à conséquence sur l’action collective mais aussi sur le jugement critique que chaque individu porte vis-à-vis de ses propres préférences. La Prise de parole publique ne repose plus seulement sur des éléments donnés et “ objectifs ”498, mais aussi sur un processus d’autocritique mis en œuvre par toute personne sur ses propres intérêts499. La réflexion sur l’action collective ouvre donc des possibilités de développement à la Prise de parole encore inexploitées ; le jugement critique porté sur ses propres choix conduit chaque personne non pas à suivre toujours un comportement intéressé, conforme au postulat de “ maximisation ” de la

496

Néanmoins, la Prise de parole s’appuie fréquemment sur l’action collective : “ bien que l’organisation, l’action concertée, la délégation et tous les autres traits

de l’action collective ne soient pas rigoureusement indispensables, la prise de parole s’en nourrit ”, A. O. Hirschman, « Défection et prise de parole dans le destin

de la RDA », art. cit., p. 54.

497

Une action va dans l’intérêt général dès lors qu’elle permet l’amélioration de la situation d’au moins deux personnes.

498

Fusion coût-bénéfice, désintéressement, construction identitaire et échange par la communication et la concertation.

499

Voir A. O. Hirschman, Bonheur privé, action publique, ouv. cit., p. 122. et le Chapitre 5.

théorie économique, mais aussi épisodiquement à adopter des décisions non utilitaires susceptibles d’aboutir à une action collective500.

Cette dichotomie entre bien privé et bien public sur laquelle repose la construction du cycle action privée et action publique dans Shifting involvements a été remise en cause dans une contribution récente501 ; il montre que certains biens possèdent la particularité de relever autant des domaines privés que public. Leur consommation privée entraîne en fait d’importantes répercussions sur le bien être collectif ; il cite comme exemple l’activité du repas, a priori purement individuelle, et qui en définitive “ engendre des actions

communautaires essentielles ”502 .Par conséquent, la poursuite de l’intérêt individuel devient un déterminant positif à la cohésion sociale, tout en donnant les moyens, par la sociabilité et l’amitié qu’elle induit, du développement de la

Prise de parole. La distinction privée / publique apparaît

donc un principe théorique simplificateur, incompatible avec certaines manifestations de la “ réalité sociale ”. La partie suivante aborde le même type de critique mais appliquée à l’antinomie, supposée dans les développements précédents, de la Prise de parole et de la Défection.

2.2 Le développement mutuellement auto-renforçant de la

Prise de parole et de la Défection

Dès la contribution au New Palgrave, Hirschman souligne que la Prise de parole et la Défection se définissent comme deux formes d’activisme spécifiques aux sociétés démocratiques se développant souvent conjointement, et qui pourtant croissent souvent en sens opposé. La Défection en règle générale

500

Chaque personne est “ capable de concevoir différents états de bonheur ” et

“ ainsi d’échapper à la monotonie d’une action qui fonctionnerait en permanence sur la base d’une système de préférences unique et stable ”, ibid., p. 229.

501

A. O. Hirschman, “ Mêler les sphères publique et privée : prendre la commensalité au sérieux ”, in A. O. Hirschman, La morale de l’économiste, ouv.

cit., pp. 131-163. 502

amoindrit la Prise de parole ; ou bien si un intérêt public est en jeu, le Loyalisme peut empêcher toute forme de démission individuelle. De plus, on a vu précédemment que l’évolution interne du concept de Prise de parole, en tant que moyen de communication ou de concertation nécessaire aux échanges économiques, tend finalement à “ naturaliser ” ce mode d’action au sein de la société. En ce sens, le développement de la Prise de parole ne se pose pas puisque le fonctionnement social présuppose son existence. En revanche, la question reste sans réponse pour ce qui concerne la Prise de parole “ revendicative ”, s’appuyant le plus souvent sur une action collective.

Ainsi, l’étude des évènements de 1989 en ex-République Démocratique Allemande donne l’occasion à Hirschman de contester la validité de la relation inverse entre Prise de

parole et Défection qu’il avait lui-même postulée. Les

migrations hors de l’Allemagne de l’Est, les Défections, et les protestations à l’encontre du régime politique en place, les

Prises de parole, “ se sont renforcé[e]s mutuellement ”, et ont

été pleinement efficaces puisqu’elles ont provoqué “ conjointement l’effondrement du régime ”503. En fait, il ne faut pas rechercher dans les conditions “ objectives ” de la situation Est-Allemande, au travers notamment du relâchement de certaines contraintes d’action ou du développement de mécanismes d’incitation, mais dans des déterminants “ subjectifs ”, la cause de la transformation de la relation entre Prise de parole et Défection. L’ouverture des frontières du pays a conduit les Allemands de l’Est à une prise de conscience individuelle des différents choix qui leur étaient offerts ; les migrations importantes ont ainsi été déterminantes à la naissance de la contestation publique, s’opposant radicalement aux attitudes de démission dont ils avaient fait preuve jusque là504. La Défection, activité privée, se

503

Mais totalement inefficaces si l’on suppose que la Prise de parole et la Défection restent des mécanismes de redressement. A. O. Hirschman, “ Défection et Prise de parole dans le destin de la RDA ”, art. cit., p. 25.

504

“ Sitôt que les hommes et les femmes ont conquis le droit d’aller où bon leur

semble, ils peuvent bien commencer à se conduire généralement en adultes et, partant, ne plus hésiter à élever la voix. On a donc ici une raison très générale de

transforma en une Défection publique lorsque les partisans de la migration se rendirent compte du collectif qu’ils formaient et du pouvoir potentiel de contestation qu’ils disposaient ; les Allemands de l’Est les plus fidèles quant à eux se rallièrent à la protestation publique et renforcèrent le poids de la Prise de

parole505.

Une relation positive caractérise dans cette situation le développement de la Prise de parole et de la Défection. Elle appelle deux remarques qui concluront cette deuxième partie. La première tient à la place occupée par le facteur “ subjectif ” dans les écrits d’Hirschman à partir de Shifting involvements. On a montré précédemment que le choix de l’action collective repose sur une modification des préférences individuelles induite par un processus d’autoréflexion. La même observation peut être effectuée ici quant au bouleversement de la relation entre Prise de parole et Défection. La première fait suite à la seconde consécutivement à une prise de conscience individuelle de la part des Allemands de l’Est les portant à préférer l’action collective à l’attitude “ silencieuse ” et individuelle de la migration. Enfin, la seconde remarque, complémentaire de la précédente, concerne la critique implicite de la dichotomie privée / publique. En effet, l’activité privée de la Défection a été constitutive au développement de l’action publique. En ce sens, l’ambivalence du bien privé, à la fois satisfaisant les fins individuelles mais contribuant à la coopération sociale, préfigure les dernières orientations critiques du travail d’Hirschman506.

penser que l’accroissement des possibilités de faire défection peut à l’occasion se solder par davantage de participation et de prise de parole, et non pas moins ”, ibid., p. 27.

Face au manque de réaction de l’Etat Est-Allemand devant la croissance de la

Défection, les “ citoyens parmi les plus fidèles (…) bouleversés et alertés (…) se décidèrent finalement à élever la voix ”, ibid., p. 59.

505

“ La défection privée se métamorphosa-t-elle en défection publique, laquelle

engendra à son tour une prise de parole publique et même une délégation et une négociation organisée avec les autorités – tout cela en l’espace de quelques jours ”, ibid., p. 62.

506

A. O. Hirschman, “ Mêler les sphères publique et privée : prendre la commensalité au sérieux ”, art. cit., pp. 131-163.