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L’analyse théorique et la part du conflit

POLITIQUE ET PROJET DE DÉVELOPPEMENT

I. PUISSANCE ET COMMERCE INTERNATIONAL

2. L’analyse théorique et la part du conflit

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Ibid., p. 5

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« Dans une situation de libre-échange, l'incapacité de développer les ressources nationales qui contribueraient au renforcement du pouvoir économique et militaire du pays, ainsi que la peur d'être privé des approvisionnements indispensables en cas d'urgence n'ont cessé d'apparaître comme les deux principaux moteurs d'une politique protectionniste et autarcique », ibid., p. 6.

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« Mill fut l'un des premiers à montrer que les bénéfices matériels tirés du

commerce international ne sont pas forcément répartis également entre les diverses nations membres du système d'échange », ibid., p. 6.

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Quelles sont les sources du pouvoir de coercition pouvant procéder du commerce international ? Deux effets sont distingués : le premier, le plus évident, est « l’effet

d’approvisionnement » (supply effect). Le commerce

international favorise un approvisionnement moins coûteux et plus complet renforçant le potentiel industriel et militaire d’une nation. C’est la volonté de sécuriser cette fonction d’approvisionnement en particulier en limitant les risques de dépendance ou de vulnérabilité en temps de crise qui conduit à des actions en faveur du contrôle des mers, à des accumulations de stock, au développement de relations bilatérales ou à la constitution de zones protégées.

Cet aspect est bien connu, et Hirschman insiste beaucoup plus longuement sur le second aspect, « l’effet d’influence », qu’il décrit précisément : « Dans un deuxième temps, le commerce

extérieur peut, du point de vue de la puissance, devenir une source directe de puissance. D'aucuns ont montré, pleins d'espoir, que le commerce considéré comme un moyen d'obtenir une part de la richesse d'un autre pays peut remplacer la guerre. Mais le commerce peut également devenir une alternative à la guerre - et cela conduit à une perspective moins optimiste, puisqu'il introduit une méthode de coercition qui lui est propre dans la relation entre des Etats souverains. La guerre économique peut supplanter les bombardements et la pression économique peut remplacer les assauts au fer. En effet, on peut démontrer que même si la guerre pouvait être éliminée, le commerce extérieur conduirait toujours à une situation dans laquelle certains pays seraient dépendants d'autres ou influencés par d'autres»173. C’est la menace d’interrompre les échanges commerciaux qui constitue ici la principale arme. Dès lors, un pays voulant acquérir un pouvoir et créer une dépendance chez ses partenaires peut compter sur plusieurs facteurs :

Le montant des échanges

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Hirschman propose ici de renouveler l’analyse traditionnelle du « gain from trade » en menant une réflexion sur son versant politique : il note significativement, « la théorie traditionnelle

qui veut qu'on tire des bénéfices du commerce et la théorie qui, du point de vue du pouvoir, veut que le commerce créé la dépendance, sont étudiées ici et considérées simplement comme les deux aspects d'un même phénomène. Ce parallèle peut être l'application moderne de l'ancien dicton : "Fortuna est servitus"

»174.

Mobilisant le concept mis au point par A. Marshall, il en retourne le sens : un accroissement du gain du partenaire peut signifier, dans une optique d’assujettissement, un accroissement de sa dépendance. Il est naturellement évident que l’exercice à des limites ; néanmoins, « Si un pays A cherche à accroître son

influence sur un pays B, alors il a probablement intérêt à changer les termes de l'échange en faveur du pays B »175. Il devient ainsi indispensable de bien distinguer gains objectifs et gains subjectifs dans le cadre du commerce international. Cela signifie alors qu’il faut préciser les préférences réellement visées par les différents partenaires. Là encore, Hirschman souligne très clairement, « Il est en effet impossible d'affirmer que l'importance respective des bénéfices subjectifs tirés du commerce correspond à la répartition du bénéfice objectif, sans supposer que les deux pays partagent les mêmes goûts et les mêmes degrés de satisfaction avant que l'échange ait lieu ; en d'autres termes, sans supposer qu'ils ont envisagé tous les aspects du problème. Sans de telles suppositions, il serait absurde qu'un pays n'obtienne pas une part inférieure du surplus matériel des biens gagnés grâce à la spécialisation internationale, alors qu'il tire une plus grande satisfaction de l'échange que son partenaire commercial »176.

Ces remarques appellent une analyse plus fine des déterminants d’un tel gain subjectif. Reprenant les analyse de F. Y. Edgeworth et d’A. Marshall, il montre alors qu’à volume d’échange constant, le gain subjectif est minimal lorsqu’il y a élasticité forte et constante du pays A poursuivant une politique de

174 Ibid., p. 28. 175 Ibid., p. 20. 176 Ibid., p. 21.

puissance ; il est maximal lorsque cette élasticité, initialement importante décroît ensuite rapidement. Ce constat n’est surprenant qu’en apparence : le résultat le plus probable étant, en effet que le pays exportateur bénéficiaire initialement des termes de l’échange se fait graduellement piéger par cette relation177. La volonté de puissance s’exprime alors lorsque, par exemple, le pays A accepte initialement volontairement une détérioration de ses gains commerciaux soit en changeant pour un partenaire moins profitable, mais par exemple producteur unique, soit en laissant se détériorer ses termes de l’échange. A terme, la relation se retourne et A est alors en position de dominer plus étroitement B, empêchant son industrialisation, ou manipulant, mais désormais en sa propre faveur, les termes de l’échange.

L’inertie des situations

L’interruption du commerce est synonyme d’appauvrissement. Il nécessite en outre un effort souvent important de réajustement induisant un coût immédiat mais également un coût dans le long terme dû au travail de ré-allocation. Le pays subissant la rupture doit ainsi, d’une part, produire lui-même les biens auparavant importés (ou trouver d’autres fournisseurs), d’autre part, réallouer les facteurs précédemment utilisés dans les industries d’exportation. Hirschman souligne que ce second aspect est au cœur des explications modernes, le premier ayant été plus nettement travaillé par les Classiques178. Des facteurs sont naturellement aggravants ; le degré d’immobilité des facteurs à l’intérieur de la nation, le degré de concentration géographique et sectorielle des industries touchées. Ceci explique également les mesures visant à brider l’industrialisation des pays partenaires,

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Hirschman souligne ici significativement, « Un pays qui tire de plus grands

bénéfices du commerce de sa propre production que des importations peut être amené plus facilement à faire des concessions en fonction du taux d'échange qu'un pays pour qui le commerce n'est qu'à peine rentable dans les conditions existantes», ibid., p. 23.

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Il note d’ailleurs, « L' approche moderne qui insiste sur l'immobilité, les frais

généraux et l'exploitation insuffisante des ressources amène à comprendre pourquoi l'idée universellement partagée selon laquelle les véritables bénéfices tirés du commerce reposent sur les exportations est plus qu'une simple illusion du peuple », ibid., p. 27.

les économies mono-productrices en particulier de matières premières ou de produits agricoles ayant peu de capacités de réajustement. Enfin, la rupture affecte également les intérêts acquis dans les différents milieux, régions, classes entraînant des risques sociaux importants.

Néanmoins ces armes économiques peuvent ne pas suffire et, dans ce cas, le partenaire B peut se soustraire à la contrainte de A en réorientant son commerce vers C, D, E. C’est ce risque qui conduit souvent le pays A dans sa recherche de puissance à des précautions et à des mesures plus précises et plus directes, la principale étant d’organiser un commerce important avec les petits pays. Devenus fournisseurs ou clients principaux, ces derniers auront dès lors les plus extrêmes difficultés à se dégager du lien commercial avec A, grande puissance179. A terme, l’objectif de A sera de modeler suivant ses intérêts commerciaux et politiques le type d’industrialisation de B.

Une panoplie extrêmement large de moyens semble donc s’offrir, dans le cadre où se déroule le commerce international, pour une politique de puissance nationale. De fait, Hirschman en dresse une liste complète et souligne ensuite que le régime National-Socialiste allemand dans les années trente a systématiquement et, de façon cohérente, exploité ces différentes possibilités pour accroître sa domination aussi bien sur l’Italie que sur l’ensemble des nations du sud-est de l’Europe.

Néanmoins une question importante est soulevée par cette analyse : jusqu’à quel point cette réalisation procédait-elle d’un plan d’ensemble préétabli par l’Etat Nazi ? Hirschman souligne qu’effectivement la volonté de puissance ne fait ici pas doute, mais qu’il y a eu tout autant une évolution irréversible due à un environnement particulièrement permissif180.

Il note, en effet, que dans certains cas, certaines conséquences inattendues d’une politique peuvent renforcer de façon

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« En réalité, il apparaît alors pour de nombreux Etats souverains que le principe

élémentaire de toute politique de puissance nationale est de ne plus diriger ses échanges vers les grandes puissances commerciales, pour favoriser les petites nations commerçantes. Ce principe doit donc s'ajouter à celui établi auparavant, à savoir que les échanges doivent être orientés vers les pays plus pauvres. Ces deux principes ne sont en aucun cas contradictoires, dans la mesure où de nombreux Etats sont à la fois pauvres et petits », ibid., p. 31.

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« providentielle » une action initiale : « Cependant, il est également possible qu'une politique ait des conséquences inattendues qui renforcent plus qu'elles ne détruisent le résultat que la politique avait voulu obtenir»181. Quels éléments ont été ici décisifs ? Premièrement, les circonstances historiques qui, avant même l’arrivée des Nazis au pouvoir avaient obligé l’Allemagne, pays débiteur et à devise faible après 1918, à réorienter son commerce vers les pays moins riches du Sud-Est Européen ; deuxièmement, la volonté de puissance ultérieure de l’Etat Nazi ; troisièmement les circonstances mêmes de l’échange international dans le sens où, l’échange lui-même, lorsqu’il n’est pas contrôlé par un cadre institutionnel satisfaisant produit indissolublement de la richesse et du pouvoir. Hirschman souligne ce dernier trait clairement, « Un élément nous importe

avant tout : les conflits d'intérêt et les instabilités sont déjà présents en puissance dans des relations commerciales inoffensives, telles qu'elles ont toujours existé - c'est-à-dire entre de grands et de petits pays, des pays riches et des pays pauvres, des économies agricoles et des économies industrielles. Ces relations pourraient parfaitement s'accorder aux principes enseignés par la théorie du commerce international. Il se peut que le pouvoir politique soit en retrait dans de telles relations commerciales. Mais aussi longtemps que la guerre reste une éventualité et que l'Etat souverain peut interrompre, s'il le désire, ses échanges avec n'importe quel pays, la compétition entre les pays pour accroître leur puissance envahit les relations commerciales et le commerce extérieur lui apporte une occasion d'accroître sa puissance - possibilité qu'il est tenté de saisir »182.