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POLITIQUE ET PROJET DE DÉVELOPPEMENT

I. PUISSANCE ET COMMERCE INTERNATIONAL

3. Nationalisme et internationalisme

Le rôle de la propagande, de la rumeur, et des représentations inexactes fut très important dans la dégradation de la situation après 1918 (voir chapitre 3). La fin de la seconde guerre mondiale pose en tous points un problème similaire à l’après 1918 : « Comme à la Conférence économique de Paris (1916) et,

par la suite, à Versailles, la principale préoccupation de nos

181

Ibid., p. 40. 182

futurs négociateurs sera d'empêcher le retour d'une "agression économique", objet de toutes leurs craintes »183. Trois alternatives sont en présence : premièrement, mettre en place des contraintes discriminantes entre l’Allemagne et les Alliés ; deuxièmement, instaurer un régime général de laisser-faire inconditionnel ; troisièmement, favoriser l’abolition des pratiques discriminantes et retreindre les interventions des Etats souverains.

La première option pose immédiatement un problème : comment distinguer ce qui pourrait être une industrialisation ou une politique commerciale à visée principalement belliqueuse et une industrialisation offensive mais se situant dans une logique strictement économique ? Les techniques mises en place après 1918 ont souvent favorisé les confusions et ont alors directement alimenté une réaction nationaliste ; en outre, lorsque effectivement, la visée était de nature impérialiste, les mesures opposées visant à faire obstacles au dumping, au clearing, aux taux d’échange préférentiels ont été sans véritables effets184. La seconde option a une longue histoire ; en effet, si les Classiques avaient aperçu les phénomènes de pouvoir apparemment inhérent au commerce international, ils avaient jugé que ces scories politiques disparaîtraient purement et simplement dans un régime de libre échange généralisé. Le marché allait abolir les différences et mettre en présence des agents de taille et de puissance équivalente. Selon Hirschman néanmoins, «les conditions qui étaient censées conduire à une

neutralisation des éléments de puissance dans les relations économiques internationales ne sont pas seulement « irréalistes », mais parfaitement impossible »185. Ce que l’on continue à observer dans un cadre extrêmement permissif, c’est la présence de petites nations face aux grandes puissances : le

183

Ibid., p. 71. 184

C’est là encore l’occasion pour Hirschman de rappeler l’un des principaux enseignements de son travail : « Le lien étroit qui unit les concepts politiques tels

que "la dépendance vis-à-vis de pays étrangers" et les concepts d'analyse économique, tels que "le gain dans l’échange" ou "le marché de substitution", a été clairement expliqué», ibid., p. 73.

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lien économique est alors caractérisé par le « déséquilibre de pouvoir », déséquilibre cumulatif186.

La troisième option oppose à cet ambitieux programme de libre- échange généralisé une politique plus limitée, plus pragmatique mais mieux adaptée aux situations concrètes : « Si tel est le cas,

un argument a fortiori s'applique à l'abolition simple des traitements discriminatoires tels que les quotas, les frais de douane préférentiels ou les taux d'échange qui varient selon le type de transaction et le pays concerné. Ce programme est beaucoup moins ambitieux que celui du libre-échange universel puisqu'il admet des tarifs douaniers unifiés, des interdictions catégoriques ainsi que des manipulations monétaires, étant donné que le taux d'échange avec l'étranger est unique »187. Ce programme, qui fut celui de W. Wilson, après 1918, ne peut alors être que celui choisit par les Alliés pour l’après Seconde Guerre Mondiale. Son autre versant porte sur la limitation des interventions restrictives procédant directement du pouvoir politique. En effet, « Des tensions naissent aussi très facilement

des traitements discriminatoires et de l'assimilation de tous les intérêts privés aux intérêts de l'Etat… Là où il existe une possibilité d'utiliser le commerce extérieur comme l'instrument d'une politique de puissance nationale, une motivation supplémentaire est introduite pour que cet instrument soit utilisé de la manière la plus efficace possible : la discrimination et l'intervention de l'Etat. Ces deux formes d'un nationalisme économique extrême ne nous paraissent donc pas être la cause de l'aspect politique des relations économiques internationales, mais bien plutôt le symptôme et la conséquence ultime de cet aspect politique»188. Un changement de cadre institutionnel est donc indispensable pour que l’alternative ne se résume pas, pour l’après 1945, au protectionnisme ou à l’agression. La solution, comme l’indique alors clairement Hirschman, réside alors dans un pouvoir de contrôle se situant au-delà des nations : « Si nous

voulons passer des alternatives stériles -autarcie ou "pénétration

186

Hirschman peut donc noter, « De cette manière, le commerce extérieur cause une

dépendance maximum pour certains pays, ce qui n'est en aucun cas le résultat systématique d'une politique consciente des autres pays », ibid., p. 75.

187

Ibid., p. 76. 188

économique"- à la réalisation d'une collaboration économique internationale, le pouvoir exclusif d'organiser, de réguler et d'intervenir dans l'échange ne doit plus être dans les mains de nations uniques. Il doit être transféré à une autorité internationale capable d'exercer ce pouvoir comme une sanction contre une nation qui ferait figure d’agresseur »189.

Dans un texte postérieur de quelque trente cinq ans, Hirschman est revenu sur les principaux arguments de ce premier travail pour en présenter quelques critiques. En soulignant le rôle des caractéristiques structurelles des relations économiques internationales190, son travail anticipait et, en quelque sorte, se posait comme l’ancêtre, des travaux de l’Ecole de la Dependencia dont les chefs de file furent au début des années soixante F. H. Cardoso et O. Sunkel. Dans les deux cas une certaine structure bloque tout développement ; la seule solution réside alors dans un changement radical de ces caractères structurels.

Evoquant sa thèse Hirschman note ainsi, « les Nazis dans cette

perspective n’ont nullement perverti le système économique international. Ils en ont simplement exploité l’une des caractéristiques »191. Mais il considère « rétrospectivement infiniment naïf » l’espoir placé alors dans le contrôle par une instance internationale des phénomènes de pouvoir émergeant du commerce international. Evoquant ce diagnostic de jeunesse, il remarque, « en d’autres termes, j’invoquais un deus ex machina » et regrette de n’avoir pas plutôt insisté sur les petits

défauts de la structure et sur les forces qui, au sein de cette structure pouvaient en travailler la transformation. Il note, à titre d’exemple, que, s’il est évident qu’un petit pays dont une très forte fraction du commerce est dirigé vers une grande puissance subit une contrainte forte, la situation n’est pas sans avantages ; en effet, la petite nation bénéficie d’un différentiel d’attention : la grande nation ne lui accorde souvent qu’une attention limitée, proportionnelle à sa propre implication dans leur commerce

189

Ibid., pp. 79-80. 190

A. O. Hirschman, « Beyond assymmetry : critical notes on myself as a young man and on some other old friends », publié initialement dans International

Organization (1978), reproduit en préface à la deuxième édition de, National power and the structure of foreign trade, (1980), p. VI.

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bilatéral. Dès lors la petite nation peut bénéficier et peut exploiter cette asymétrie et en profiter, d’abord pour se développer, ensuite pour se dégager de ce lien de dépendance. Hirschman ne pouvait donc être qu’assez critique vis-à-vis d’une étape de sa recherche où il s’agissait alors de fixer les « règles du jeu » du commerce international. Fixation en surplomb et définitive d’une structure sécurisant pour longtemps le déroulement des échanges. Deux grands défauts donc : premièrement son fixisme et l’idée qu’un consensus initial résoudrait la question ; deuxièmement les relations entre les acteurs et le système de règle. En effet, les règles sont ici générales et objectives, si bien qu’il n’est nullement indispensable que les agents concrets participent à leur élaboration et même, aient véritablement conscience de la signification du jeu et de ses règles.

Ce qui demeure en revanche très intéressant c’est la façon dont le théoricien dès ce premier travail est confronté avec la question du conflit et de sa situation particulière dans le domaine des rapports économiques ; dans National Power, en effet, Hirschman indique que l’économie politique fait fausse route si elle ne propose pas une réflexion centrée justement sur la complexité et l’ubiquité du conflit économique. Ce qui paraît, en effet, caractériser l’économie c’est l’acceptation a priori de la division comme état normal ; cette situation l’oppose à toute tendance visant à chercher une vérité définitive susceptible d’établir l’unité des esprits ; néanmoins, cette particularité vertueuse de l’économie d’échange n’est qu’une virtualité et le pari consiste alors à préserver ou à organiser le déséquilibre.