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Au sortir de notre interrogation sur la classification générique des œuvres étudiées, il nous apparait important de chercher à mettre en évidence les valeurs morales que défendent ces Hommes ivres de Dieu. Il s’agira donc pour nous de questionner ces œuvres pour montrer ce qui, dans cet espace du désert, fait la particularité du monachisme, tout en prolongeant notre première interrogation. En d’autres termes, on peut penser qu’identifier les valeurs défendues par les pères du désert doit aussi permettre de consolider notre réflexion sur le genre. Dans cette partie, il conviendra donc d’abord de revenir sur le monachisme comme quête d’un idéal spirituel, avant de voir dans quelle mesure la retraite au désert engage une forme de normalisation des rapports avec l’autre. Enfin, il importera de mesurer en quoi le monachisme porte en lui une critique du clergé.

2.1. LE MONACHISME COMME QUÊTE D’UN IDÉAL SPIRITUEL

2.1.1. L’amour aux sources de la vie ascétique.

Traiter de la question des valeurs chez les pères du désert, c’est nécessairement engager une réflexion sur la question de l’amour. En effet, le départ pour cet espace paradoxal qu’est le désert est toujours – et à juste titre – présenté comme le fruit d’un appel divin. Or, cet appel est fondé sur la Parole christique qui, elle même, est le message de l’Amour. En d’autres termes, tous ces personnages qui ont adopté une posture contemplative ont d’abord été séduits par l’amour que le Christ ou la Vierge Marie ont eu pour eux. C’est en découvrant la vie du Christ, et plus particulièrement le don du Christ pour l’humanité, que beaucoup ont compris que leur destin se jouerait en devenant ermite. Macaire décide de devenir moine après qu’un vieux prêtre lui a parlé de la vie de Jésus, cependant que l’héroïne de Lacarrière prend la Sainte Verge pour marraine.

Ainsi, la question de l’amour est une question qui traverse de part en part les trois récits que nous tentons de lire. Cet amour oriente aussi les deux principaux mouvements de ces récits, mouvements qui renvoient à ce que nous avons établi comme étant les deux états de la vie des personnages centraux, dans ces romans. Si dans la première vie de ces personnages, l’amour est

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bel et bien une réalité, celui-ci ne correspond pas nécessairement à l’idée de l’amour que souhaitent véhiculer les auteurs. En effet, la première existence de ces personnages constitue généralement, une exaltation de la chair, voire un hymne à la luxure, en un mot ils se satisfont de l’amour terrestre. L’amour qui est vécu ici est donc un amour égocentrique, voire égoïste, car il est toujours tourné vers l’individu lui-même. Ainsi Marie – qu’il s’agisse de l’héroïne de Chédid ou de celle de Lacarrière – avant la conversion, n’a d’amour pour personne d’autre qu’elle-même. C’est la raison pour laquelle elle se lance dans une quête effrénée des plaisirs de la chair : « Ne trouvant plaisir que dans les plaisirs, elle en imaginait toujours de plus ardents et s’était, peu à peu, acquis une réputation qui la plaçait bien au-dessus de toutes les autres courtisanes de la cité »133. De même, l’amour qu’éprouve Macaire pour Amazonia n’est pas l’amour que Weyergans cherche véritablement à mettre en valeur dans son récit. S’il est vrai que cet amour semble très fort, il est ici réduit à son aspect matériel, terrestre, dans la mesure où il se réduit à la satisfaction de la chair. Pour découvrir l’amour qui est valorisé dans ces romans, il faut toujours se tourner vers la deuxième vie de ces personnages, leur vie monacale, leur vie érémitique. Il reste donc maintenant à définir cet amour, en analysant ses formes et ses manifestations.

L’Egypte des premiers siècles de notre ère était tout particulièrement marquée par des conflits à caractères religieux, ainsi que nous le montre l’ensemble des travaux élaborés autour du monachisme primitif. Le monachisme se distingue à cette période par son ambition de vivre l’amour prêché par le Christ, c’est-à-dire conformément à son enseignement premier, pour le salut de l’humanité. Dans ces trois romans, au-delà de la barbarie humaine qui caractérise l’époque décrite, le lecteur est invité à redécouvrir les valeurs premières du christianisme. Mais, cette redécouverte n’est rendu possible que dans l’espace désertique, l’espace de l’exil qu’est le désert, ce qui fait donc du désert, dans ces œuvres, le lieu du retour, du rétablissement de la parole christique. Dans les trois œuvres, l’amour apparaît impensable autant qu’impossible dans les villes, ce qui explique au demeurant le choix de la retraite, de la réclusion dans le désert. Cette impossibilité de vivre le vrai amour dans l’espace urbain s’exprime à travers la tentative de viol dont est victime le personnage de Cyre, dans LesMarches de sable : elle ne trouve alors pas le moindre soutien dans cette société, y compris dans sa propre famille, qui va plutôt la bannir et la laisser seule au monde. Et lorsque, dans cet espace urbain, arrive quelque chose de l’ordre de l’amour, celui-ci est immédiatement détruit par l’incrédulité, la cruauté et la soif de sang des

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deux communautés, comme le montre Chédid à travers le martyre du jeune Rufin, qui va plonger son frère dans la haine :

Pour le sauver des persécutions en cours, Andros avait entraîné son fils aîné au désert. En menant quelques temps en sa compagnie une vie d’ermite, il pensait l’éloigner de tout danger. Andros espérait aussi que la plaie béante qu’était la mort de Rufin se refermerait, et que le désire de vengeance qui hantait Antoine se transformerait, sa foi s’affermissant, en pardon.134

Ce passage montre bien qu’Antoine est plein d’amour pour son frère. Pourtant, cet amour n’autorise pas le pardon. Son frère ayant été tué, il pense qu’il est de son devoir de réparer ce qui est à ses yeux une injustice. Pour lui, cette injustice ne peut être réparée que par le sang : comme celui de son frère a coulé, les responsables de son assassinat doivent voir le leur couler aussi.

L’amour dans le désert, qui se distingue clairement de l’amour mondain, se manifeste à l’occasion de cette rencontre inattendue entre les trois femmes dans le roman de Chédid. En effet, cet amour se traduit par l’union de personnes ou personnages très différents les uns des autres. La rencontre entre ces trois femmes va donner naissance à un lien très fort, une force nouvelle qui les transporte les unes vers les autres. L’amour les conduit à voir dans l’autre, non plus la simple apparence humaine, apparence d’ailleurs problématique chez Marie par exemple, mais ce qu’il y a de plus humain, de plus particulier chez l’autre, c’est-à-dire cette sorte d’innocence qui peut se lire dans un regard ou dans un sourire. Alors que Marie, comme nous l’avons déjà souligné, est semblable à une chose, il se trouve que son cœur est désormais un foyer de pureté et surtout d’innocence. De plus, la rencontre entre ces deux dernières et Athanasia témoigne une fois encore de la transformation que produit l’amour dans le cœur de celui qui l’a reçu :

Le capuchon rejeté sur ses épaules, se parlant à elle-même, Athanasia avance dans leur direction. Soudain, alertée, Marie se retourne et l’aperçoit.

Cyre lève les yeux, fixe à son tour la grande figure vêtue de bure. Les rires se sèchent dans leurs gorges.

Cyre s’est redressée. Debout, elle contemple cette femme au visage baigné de larmes. Ebranlée par cette souffrance dont elle ignore la cause, Cyre s’incline lentement devant Athanasia135

134 Chédid (Andrée), op.cit., p. 67.

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En voyant Athanasia, Marie et Cyre comprennent sa douleur sans même la connaitre. Elles ne savent pas de quoi souffre cette inconnue, mais elles prennent tout de suite conscience de l’ampleur, de l’immensité de sa souffrance. Le propos que nous venons de citer montre très bien comment l’amour a ouvert les yeux de chacune des deux femmes, en même temps que leur cœur : Cyre se prosterne devant cette femme dont la souffrance se lit sur le visage et, surtout, n’est pas comparable à la sienne.

Cette rencontre peut à juste titre être perçue comme une critique contre la ville, où l’amour est presque toujours fondé sur des liens sociaux, y compris des liens dictés par la pratique religieuse ; or cette pratique religieuse, dans les villes, loin de rassembler les hommes, les éloigne un peu plus les uns des autres et les conduit à se massacrer mutuellement. Si Athanasia a vécu dans le désert pour rester au côté de son amour, Andros, elle rencontre Marie et Cyre qui tentent de l’aider à oublier toutes les peines qui l’accablent depuis la mort de Rufin et, maintenant, d’Antoine et Andros. Elle redécouvre parfois en Cyre son enfant devenu martyr : « J’avais un fils. Ses boucles ressemblaient aux tiennes. Quand il avait couru, il avait la même odeur que toi136. », dit-elle ainsi à la petite fille. La mort d’Andros, qui aurait scellé sa solitude sur terre et sûrement précipité sa mort aussi, va mettre sur sa route ces deux autres femmes seules et errant dans le désert. Grâce au désert qui a rendu possible cette rencontre, elle va ainsi retrouver un confort dans la vie : « Je ne veux pas que tu souffres à ma place, Cyre… C’est grâce à toi que je vais mieux. Sans toi et Marie, je me serais laissée mourir. Tu m’entends Cyre ? Quand tu es là, le désert n’est plus le désert. Le désert devient une grande plage qui descend vers la mer137. »

L’évocation de la mer souligne qu’il s’agit bien d’un retour à la vie : le bruit des vagues, la faune et la flore sous-marines symbolisent cette vie abondante dans la mer. Pour cette femme, il demeure que le désert n’est rien d’autre qu’un espace figé, inerte et sans vie. Pourtant il y a en elle cette volonté de lui donner vie, en le comparant à la mer, car c’est le désert qui lui a fait rencontrer ces deux femmes, qui lui ont donné leur amour sans même la connaitre. La relation fusionnelle qui va unir ces trois femmes dans le roman de Chédid est une sorte d’hymne au désert. Les deux premières femmes, en comprenant la souffrance de la troisième, qu’elles ne connaissaient pourtant pas, montrent que l’amour au désert n’est pas fondé sur la connaissance ou sur l’habitude, comme c’est presque le cas pour l’amour mondain ; il n’est aucunement dicté par un intérêt particulier. C’est au contraire un mouvement, un transport soudain vers l’autre

136 Chédid (Andrée), op.cit., p. 149.

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dont seul Dieu est l’instigateur, en faisant naître la compassion en Cyre et en libérant Marie de sa fuite devant toute présence humaine. L’amitié qui s’établit entre ces trois femmes est la démonstration même que le désert est le lieu qui ébranle tous les clivages sociaux, où l’âge et la condition sociale n’ont aucune influence sur la construction des rapports entres les hommes.

Cet amour comporte aussi en lui le désir de ne pas infecter le monde, ce que l’héroïne de Lacarrière nous montre en fuyant sans cesse les humains. En effet, au moment de sa rencontre avec Zosime, elle lui fait entendre que son refus de lui raconter son passé est déterminé par la crainte de corrompre un esprit pur. Cette crainte de polluer les autres esprits participe de l’amour que Dieu a désormais mis dans le cœur de Marie.

L’amour divin est également évoqué dans le roman de Weyergans, à partir de cette séquence où deux jeunes frères prennent sur eux d’aller retrouver leur oncle devenu moine dans le désert, afin de lui annoncer la grande souffrance de leur mère au seuil de la mort. Le courage de ces deux enfants est une démonstration de la force que procure l’amour qui relève vraiment de l’esprit. À ce propos, Abba Paul dira à ces garçons : « Par amour pour votre mère, vous avez eu le courage de venir jusqu’ici. C’est Dieu qui vous en a donné la force. Cronios, je te le dis : va voir ta sœur, pour qu’à son tour elle puisse te voir.»138. Par cette exhortation, l’ancien manifeste qu’il a reconnu la présence de Dieu dans la détermination de ces jeunes qui ont bravé le désert et toutes ses vicissitudes pour porter à leur oncle le message de leur mère. Un tel amour constitue donc bien une manifestation de la présence divine dans un cœur.

Si la ville est perçue dans ces œuvres comme l’espace de l’individualisme, voire de l’égoïsme, dans la mesure où l’homme, dans cet espace, ne pense qu’à lui-même ou n’aime que lui-même, le désert apparait à l’inverse comme l’espace qui rend possible, voire instaure communion fraternelle, un espace où le « moi » n’apparaît pas comme le centre du monde. Au contraire, dans le désert, le « moi » de l’ermite se pense d’abord par rapport à la volonté, par rapport au message du Christ. Ainsi, l’amour, vu sous le prisme de la Parole, est toujours d’abord un amour pour l’Autre et non pour soi-même. Macaire, par exemple, a pour principal amour Jésus Christ, qu’il a décidé de suivre. Il en va de même pour Marie, qui fait de la Sainte Vierge son mentor. En prenant pour modèles le Christ et Marie, ces deux personnages s’engagent aussi à mener leur vie en suivant leur exemple. Or La Bible qui rend compte de la vie de Christ et de

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Marie invite chacun à aimer son prochain comme soi-même : l’amour va donc conduire Macaire et Marie à se tourner vers la Parole et vers l’autre.

2.1.2 : La solidarité peut-elle être perçue comme une valeur spirituelle au désert ?

S’il apparaît que l’amour constitue bien le fondement des valeurs spirituelles, il s’agit maintenant d’examiner dans quelle mesure la solidarité peut elle aussi compter parmi les valeurs mises en avant par les personnages de chaque roman. Les différents récits qui rapportent l’existence des hommes du désert montrent que celle-ci était fondée sur des valeurs, sur des règles de vie que les auteurs de ces récits tentent de faire revivre, voire de célébrer dans leurs textes. Les romans que nous abordons dans cette étude montrent clairement sur quelles valeurs particulières la vie de ces personnages est désormais fondée. Parmi celles-ci, et en plus de l’amour, la solidarité semble occuper une place centrale.

Parler de solidarité au sujet de ces personnages qui se retirent de la société pour vivre dans la marginalité et recherchent l’isolement, voire accomplissent une sorte de quête de déshumanisation, peut sembler paradoxal. On a vu pourtant que la retraite au désert, qui consiste à rompre avec le monde, ses tentations, ses vaines valeurs et ses croyances illusoires, ne participe pas d’une démarche individualiste, encore moins d’une démarche égoïste. Même s’ils cherchent bien à se faire oublier du monde, ces hommes et femmes, quel que soit le temps qu’ils passent dans le désert, ne repoussent pas les humains qui font appel à leur sagesse ou au moins à leur savoir.

C’est ce que nous montre bien Weyergans, lorsqu’il met en scène ce père qui, accompagné de son fils, vient chercher le réconfort parmi les pères du désert. Toutefois, il est aussi permis de considérer que cette volonté d’être solidaire aux besoins de l’autre peut aussi apparaître comme une forme de tentation. Ainsi, Weyergans nous montre comment l’aumône envers un membre de sa famille représente autant une mise à l’épreuve qu’un acte véritable de solidarité, comme en témoigne ce propos de Patermouthios répondant à Macaire qui souhaitait faire l’aumône à son frère Amoun : « - Ne vois-tu pas que c’est ton propre sang qui s’adresse à

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toi ? C’est une tentation. Tu dois y résister. »139. L’aumône n’en reste pas moins un devoir pour les ermites, qui restent attentifs aux besoins des nécessiteux, comme il apparaît, une fois encore, dans le roman de Weyergans : « Patermouthios était en train de tresser une corbeille avec des palmes sèches. Macaire et lui en fabriquaient à longueur de journée et les revendaient. Ainsi avaient-ils de quoi subsister et faire l’aumône »140. Le fruit de leur labeur ne vise pas seulement ou pas prioritairement leur satisfaction propre : leur travail est destiné aux autres, en tout premier lieu aux nécessiteux.

Se retirer du monde ne revient en aucune façon à ignorer ceux qui sont dans la peine ou dans la détresse, matérielle ou morale. Au contraire, cette retraite est une façon pour les ermites de leur venir en aide autrement, à travers l’aumône comme nous le montre ce passage, mais aussi et surtout à travers leurs prières : la quête de sainteté qui les habite, en effet, n’est pas tant personnelle que tournée vers autrui.

Aussi bien, ces ermites reviennent dans les villes afin d’exhorter les humains à changer de vie, lorsqu’ils en ont l’occasion. Saint-Antoine lui-même revenait à son point de départ, afin d’enseigner ce qu’il avait compris au désert, grâce à la méditation et à la prière. Mais c’est surtout le monde qui va vers ces hommes, pour recevoir d’eux soit une aide matérielle, soit une aide spirituelle. L’aide matérielle, les moines l’apportent à tous les nécessiteux, en redistribuant le fruit de leur travail ou ce qu’ils possèdent, comme le montre l’acte accompli par Saint-Antoine, qui vendit les biens de ses parents et distribua les fruits de cette vente parmi les pauvres, ou encore la décision de Macaire de regagner le désert après avoir été boulanger dans un village :

Macaire ne voulut rien entendre. Le boulanger finit par lui remettre des gâteaux, de la farine, du miel, des queues et des pieds de porcs, des pierres pour allumer le feu et une outre d’eau. À peine sorti du village, Macaire laissa le tout à une vieille femme assoupie sous un sycomore : à moitié réveillée, elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Il ne garda que l’eau141

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Ces gestes empreints d’altruisme traversent tous les textes qui traitent des pères ; ils montrent que ces hommes et femmes sont habités par un véritable élan de solidarité pour les autres. Leur disposition à mettre au service des hommes du monde leurs dons spirituels est

139 Weyergans (François), op.cit., p. 22.

140Ibid., p. 22.

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encore plus évidente. Ils guérissent des malades et vont jusqu’à ressusciter les morts. La solidarité de ces hommes et femmes du désert se manifeste aussi dans leurs rapports entre eux. Dans Les Marches de sable, elle apparaît de façon claire au moment de la rencontre entre les trois personnages centraux, Cyre, Marie et Athansia : « Se plaçant au milieu des deux femmes,