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En ouvrant son analyse sur la littérature fantastique, T. Todorov dit :

L’expression littérature fantastique se réfère à une variété de la littérature ou, comme on dit communément, à un genre littéraire. Examiner des œuvres littéraires dans la perspective d’un genre est une entreprise tout à fait particulière. Dans le propos qui est le nôtre, c’est découvrir une règle qui fonctionne à travers plusieurs textes et nous fait leur appliquer le nom d’ʺœuvres fantastiquesʺ, non ce que chacun d’eux a de spécifique.25

Dans la lignée de cette réflexion de Todorov, il convient de souligner que notre ambition n’est pas ici de proposer une réflexion d’ordre théorique sur le genre romanesque, mais plutôt de tenter d’opérer une classification des romans qui font l’objet de notre recherche, en fontion du genre auquel il peuvent appartenir. En d’autres termes, nous nous servirons de la théorie des genres pour voir si celle-ci s’applique à ces trois romans : notre démarche consistera donc à partir des œuvres vers le genre. Ainsi, dans ce premier chapitre, deux questions retiendront tout particulièrement notre attention, celle du réalisme d’une part, celle du roman à thèse d’autre part. Dans un premier temps, il conviendrait néanmoins d’esquisser une définition de la notion de genre. À en croire Marielle Macé, en effet :

Les genres, (…) ne sont pas des objets mais des supports d’opérations accomplies par les acteurs de la vie littéraire, des réalités plurielles vers lesquelles convergent des accords en perpétuelle évolution. Ils occupent une place médiane entre plusieurs échelles : la littérature et les œuvres, entre un texte et une règle, entre plusieurs œuvres qu’associent un trait de ressemblance, de dérivation, de contre point entre l’œuvre et le public, entre l’auteur et le lecteur, entre la diachronie et synchronie, entre la mémoire et la perception, entre l’histoire et la théorie…26

Comme le souligne bien cette définition, il apparaît que la notion de genre ne peut être abordée rigoureusement sans que soient prises en compte toutes ces implications. Todorov, pour sa part, pose en principe qu’aborder la notion de genre suppose de répondre à plusieurs interrogations, qui vont du droit d’étudier un genre sans avoir parcouru l’ensemble des œuvres qui le composent, au problème esthétique soulevé par cette notion de genre, en passant par celui du nombre de genres.

25 Todorov (Tzvetan), Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 7.

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1.1. RÉEL ET RÉALISME EN LITTÉRATURE

Les trois œuvres étudiées abordent des événements situés dans le temps, mais aussi inscrits dans un espace donné. Dans la mesure où elles renvoient pour partie à des événements et à des personnages historiques, on peut dire qu’elles sont fondées sur la mise en fiction du réel. En effet, le monachisme primitif, dont il est question dans ces romans, concerne des hommes ou des femmes vivant en retrait du monde. Il puise ses origines dans les déserts arabiques entre le troisième et le quatrième siècle de notre ère. Dans ce contexte, il s’agira donc de voir si le fait de ressusciter une expérience réelle permet de classer ces œuvres dans la famille des romans dits réalistes, étant entendu que le réalisme correspond à une volonté de peindre la réalité à travers une représentation dotée des critères du vraisemblable.

1.1.1. Le contexte spatio-temporel, marque du réalisme

Le recours à la réalité dans ces œuvres se manifeste par la présence de plusieurs éléments qui relèvent indubitablement du vraisemblable. En d’autres termes, il apparait que dans ces romans les auteurs ne semblent pas se limiter à tout faire naître par la médiation de leur imagination : ils recourent, au contraire, à l’expérience vécue, au réel, au passé, à l’histoire. Le temps et l’espace dans lesquels s’inscrivent ces récits comptent au nombre de ces éléments.

Certes, évoquer le temps comme une marque du réel peut être perçu comme une évidence ; à preuve, le constat de Paul Ricœur, qui disait déjà : « Le monde déployé par une œuvre narrative est toujours un monde temporel »27. Il ne s’agit pourtant pas ici du temps du récit, mais bien du temps des événements ressuscités par les auteurs, le temps représenté dans ces œuvres étant un temps historique, correspondant à une époque bien particulière. C’est ce que ne manque d’ailleurs pas de souligner Jeannine Pâque, dans son essai sur François Weyergans :

À défaut de puiser dans l’expérience personnelle ou dans une situation purement imaginaire, François Weyergans nous déporte carrément dans un contexte historique pour lequel il a dû accomplir un travail de recherche dont le mémo en fin de volume donne une petite idée28.

Pour Ricœur, le temps du récit comporte bien trois dimensions, le passé, le présent et le futur, mais il s’agit cependant d’un temps réinventé : ce sont en effet les écrivains qui reproduisent, qui imitent le temps tel qu’il est perçu par nos sens. Par contre, dans les romans de

27 Ricœur (Paul), Temps et récit 1, L’intrigue et le récit historique, Paris Seuil, 1983, p. 17.

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notre étude, il est question d’un temps vécu, qui s’inscrit dans le passé historique. Si ce temps n’est pas toujours construit et indiqué de façon explicite dans les récits, il se trouve inscrit dans nombre de détails, comme on peut le voir dans cet extrait des Marches de sable :

Exacerbés par la curiosité des Grecs, exaspérés par la puissance de Rome, malgré de sporadiques et violents retours aux croyances païennes, notre ville et son arrière pays s’étaient engouffrés dans le christianisme.

Cet acte de foi était aussi un défi, une victoire du pays profond sur la race des vainqueurs. La Bible fut traduite et transcrite du grec en démonique : écriture brève, plus accessible au peuple, et qui succédait à la majesté des hiéroglyphes. Exaltée par les idées nouvelles, la population se persuadait que le Christ était né non pas à Bethléem, mais ici, près d’eux, dans leur désert de Thébaïde si propice au face-à-face avec le ciel29.

Ce passage rend compte d’une période particulière de l’histoire de l’Égypte. Les violences dont il est question ici mettent en avant la difficulté qu’a connue le pays dans son processus de conversion et de christianisation. Le paganisme a en effet opposé une farouche résistance à l’avènement du christianisme et à la naissance d’une Egypte chrétienne. Les trois romans témoignent d’une volonté manifeste de faire naître chez le lecteur une impression de vérité. Le temps évoqué dans ces récits étant un temps réel, puisque historique, les événements le deviennent eux aussi ; comme le souligne Henri Mitterand :

L’inscription dans le temps est de fait une condition essentielle pour que le lecteur admette que le personnage et son destin pourraient être authentiques. Car seul le temps crée le lien de causalité ou de finalité qui unit les situations les aux autres de manière cohérente, et donne à chacune une suite, qui satisfera l’attente du lecteur. Dans cette perspective, le réalisme, appliqué au récit, privilégie la temporalité historique30.

Cette temporalité historique s’inscrit au cœur de ces récits par l’évocation de l’intrusion du christianisme en Egypte, autrement dit par le récit de la colonisation de l’Égypte par l’Empire Romain. Comme nous l’avons vu avec la réflexion de Jeannine Pâque citée plus haut, on peut constater que les écrivains, pour redonner vie à ce temps passé, ont entrepris un immense travail de documentation, qui leur permet de rendre compte de l’époque décrite et des faits relatés avec rigueur et vraisemblance. Cette quête d’authenticité, qui suppose de décrire fidèlement les données sociales, culturelles ou politiques d’une époque, détermine finalement le caractère réaliste du récit. Ce réalisme s’amplifie un peu plus avec les lieux,comme car comme nous l’indiquons dans le titre de ce point, l’espace et le temps sont les deux marques fondamentales d’une évocation réaliste dans les trois œuvres. Il ne s’agit plus d’évoquer l’Egypte ou ses villes,

29 Chédi (Andrée), Les Marches de sable, Paris, Flammarion, 1981, p. 179

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mais ces lieux qui ont consacré la pérennité de l’entreprise monacale : les déserts arabiques, où vécurent ces « hommes ivres de Dieu ». Weyergans est celui des trois auteurs qui fait voyager son héros à travers ces lieux bâtis à la gloire du Seigneur, voyages qui deviendront salvateurs pour ce personnage, ainsi que le laisse entendre ce passage : « Macaire passa plus de vingt ans dans les déserts de Nitrie et de Scété. Il deviendra fameux »31.

Aussi, l’évocation des lieux de culte dans ces œuvres, qu’il s’agisse du Serapeum où les païens célébraient le dieu Sérapis : « Ce temple était consacré à Sérapis, dieu de l’empire »32, nous dit Chédid, ou tous ceux qui se rapportent au christianisme, telle cette église dont l’entrée fut interdite à Marie. Le temps et l’espace, comme nous l’avons déjà souligné, sont deux références au réel. Cependant, cette volonté manifeste des auteurs à intégrer dans leur fiction des éléments correspondant à une réalité historique permet-elle de dire que nous sommes en présence d’œuvres dites réalistes ? En d’autres termes, ne pouvons-nous pas penser avec Riffaterre que cela relève plutôt de « l’illusion référentielle33 » ?

En effet, évoquer le temps et l’espace pour marquer la filiation de ces romans avec réalisme, comme nous venons de le faire, c’est presque toujours laisser penser, sinon affirmer, que nous sommes en présence de romans réalistes et que, par conséquent, ces deux éléments donnent sens aux textes. Il nous apparait pourtant nécessaire de redécouvrir la structure des romans réalistes.

1.1.2. De la structure du roman réaliste.

Les genres littéraires connaissent des formes particulières qui les distinguent au premier abord des autres. Le roman réaliste ne déroge pas à cet état des choses. Au contraire, il a une structure à partir de laquelle le lecteur ou le critique peuvent déceler le but visé par toute production artistique dite réaliste. En effet, le réalisme littéraire se distingue par une structure évolutive chronologique. Il s’agit très souvent de suivre le parcours existentiel d’un personnage, de sa naissance jusqu’à la déclinaison de cette existence. A ce propos, Mitterrand dit :

Il en résulte que la structure du récit réaliste a tendance à se caler sur un modèle biographique : c’est le récit d’une vie (Maupassant, Une Vie, 1883; Zola, La simple vie de Gervaise Macquart, titre primitif de L’Assommoir, 1877), sous la forme longue du roman, ou d’un épisode dans une vie dans le cas de la nouvelle. Et les moments types qui ponctuent

31 Weyergans (François), op.cit., p. 133.

32 Chédid (Andrée), op.cit., p. 204

33 Riffaterre (Michael), « L’illusion référentielle », in Littérature et réalité, par Genette (G) et Todorov (T), Paris, Seuil, 1982, pp. 91-118.

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tout « parcours narratif » (avec son défilé d’épreuves initiatiques, d’épreuves principales, d’épreuves glorifiantes) suivent tout naturellement la courbe des existences communes aussi bien que celle des destinées exceptionnelles34

La structure chronologique se déclinerait donc en trois mouvements principaux : la situation qui correspondrait à la naissance d’un personnage ou d’un espace, la formation ou l’initiation à une quête, et la réalisation on non de cette quête. « Madame Vauquer, née de Conflans, est une vieille femme qui depuis quarante ans, tient à Paris une pension bourgeoise établie rue Neuve-Sainte-Geneviève, entre le quartier latin et le faubourg Saint-Marceau »35 : c’est ainsi que s’ouvre Le Père Goriot de Balzac. Dans Une Vie, Maupassant prend, quant à lui, le parti d’ouvrir son récit par l’évocation d’un personnage en plein mouvement alors que Stendhal choisit d’ouvrir Le Rouge et le noir par l’évocation d’une ville. Lorsque le roman réaliste ne nous plonge pas dès le début dans la présentation d’un personnage dont il s’agira de suivre les aventures, il plante le décor en évoquant le lieu où se déploiera la trame du récit.

Ces trois exemples permettent aussi de constater que le projet réaliste se décline dès le départ. En effet, qu’il s’agisse de Balzac ou de Stendhal, le lecteur de leur temps est invité à identifier comme réels les lieux présentés. Balzac va jusqu’à donner l’adresse qui parait ici très précise de la pension de madame Vauquer. Si le lecteur d’aujourd’hui peut ne pas précisément se retrouver dans ce Paris du XIXe, il reste possible que ce dernier reconnaisse des lieux, des noms du Paris d’aujourd’hui.

En peignant des lieux où en présentant des personnages, les écrivains réalistes cherchent ainsi à inscrire dans l’esprit du lecteur, une impression de réel. Donc si la pension peut être le fruit de l’invention romanesque, la suite du propos qui se rapporte à la ville de Paris relève du vraisemblable et correspond à une représentation fidèle du lieu décrit. Nous observons la même approche chez Stendhal qui semble prendre directement le parti de dire le réel à travers la présentation de la ville où se situe son récit. Cette articulation de la structure du récit réaliste que nous avons appelé la naissance du récit, est une entrée directe dans un univers connu de tout lecteur. Julien Sorel, autour de qui est construit le récit, n’entre en scène qu’à partir du quatrième chapitre sous les traits d’un jeune homme incapable d’entreprendre le même travail que son père et ses frères, préférant à l’inverse le silence et la tranquillité de la lecture à toute démonstration physique :

Au lieu de surveiller attentivement l’action de tout le mécanisme, Julien lisait. Rien n’était plus antipathique au vieux Sorel ; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince peu

34 Mitterand (Henri), op. cit., p. 4.

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propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés, mais cette manie de lecture lui était odieuse, il ne savait pas lire lui-même36.

Cette entrée en scène de Julien Sorel n’est pas innocente, le romancier cherchant à établir de la distance entre ce personnage et le reste de sa famille, elle annonce également une seconde étape : la différence morphologique de Julien et son amour pour la lecture, en font un esprit aux ambitions particulières, qui le distinguent du reste de sa famille. Son amour pour la littérature et sa maîtrise du latin attestent pour ainsi dire son appartenance à un autre monde.

Au travers de cet exemple, on peut suivre la progression du roman réaliste. Après la mise en place du décor, il se poursuit par l’introduction du personnage principal que Stendhal ne décrit pas directement, mais qu’il laisse transparaitre en évoquant le rapport entre le jeune Julien et son père, puis avec le vieux chirurgien qui s’est chargé de l’éducation du jeune homme. Grâce à cette formation, il devient le précepteur des enfants de monsieur le Maire : « Tu as gagné M. le curé ou tout autre, qui t’a procuré une belle place. Va faire ton paquet, et je te mènerai chez M. de Rênal, où tu seras précepteur des enfants »37, dit le vieux Sorel à son fils. On note là l’évolution du personnage du père, d’abord déçu par son fils, qui constate que ses études lui ont permis d’ obtenir « une belle place », bien supérieure à celle que lui destinait la condition sociale de sa famille. Ce poste de précepteur ne comble cependant pas Julien, dans la mesure où il borne son ambition : «Mais alors plus d’avancement, plus d’ambition pour moi, plus de ce bel état de prêtre qui mène à tout »38.

Ce second moment de construction réaliste entraine le récit dans une véritable démonstration de la psychologie des personnages. A travers le propos cité, on découvre un Julien très ambitieux, que son père ne connaît peut-être pas bien. Ce père se révèle un négociateur farouche : « C’était votre offre je ne le nie point dit le vieux Sorel parlant encore plus lentement et, par un effort de génie qui n’étonnera que ceux qui ne connaissent pas les paysans francs-comtois, il ajouta, en regardant fixement M. de Rênal : Nous trouvons mieux ailleurs »39. Le commentaire que glisse le narrateur au sujet des paysans de la Franche-Comté vise lui aussi à inscrire le roman dans la vraisemblance, à le rendre véridique. .

Le troisième et dernier moment de cette construction est celui de la réalisation du destin du personnage. Cette partie du récit est particulièrement porteuse du message que l’auteur souhaite faire passer à travers son oeuvre. C’est ainsi que Balzac, par exemple, nous dévoile la cupidité et le danger de la construction d’une société anomique que pourrait entrainer une

36 Stendhal, Le Rouge et le noir, Paris, Seuil, Postface et notes de Norbert Czarny, 1993, p. 28.

37Ibid., p. 31.

38Op.cit., p. 32.

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ambition démesurée, irraisonnée. En effet, l’appât du gain conduit à la perte des valeurs. Les filles du père Goriot le dépouillent jusqu’au dernier denier sans jamais tenir compte de l’amour que celui-ci leur porte. Eugène de Rastignac, quant à lui, doit abandonner toutes ses illusions de jeune provincial et épouser les réalités parisiennes faites d’hypocrisie, de tromperie. Dans ce monde, il faut vivre à tout prix et pour ce faire, le juste doit apprendre à tromper son prochain sinon, prendre sur lui pour ne pas chercher à s’assimiler à cette vie et par conséquent choisir d’être ostracisé, comme l’est Vautrin. Cette attitude est proche finalement de celle des Pères du désert qui, eux aussi, se retirent du monde pour ne pas vivre dans un monde où les valeurs s’effritent, où la violence est le dénominateur commun de tous les hommes (entendons ici croyants et païens).

«L’homme tremblait. Son corps décharné était en proie à des agitations involontaires. Une douleur fulgurante lui traversa l’estomac »40. C’est par cette description que Weyergans ouvre son récit, celle d’un personnage inscrit dans une souffrance extrême, qui lutte pour tenir face aux maux qui traversent tout son être. Si nous n’assistons pas là à la naissance de ce personnage, puisque ce début de récit ne donne pas d’informations pouvant permettre de mieux le connaitre, les premières lignes du second chapitre lèvent tout mystère : « Il s’appelait Macaire. Ce n’était pas le nom que ses parents lui avaient donné. Il avait oublié depuis longtemps le nom qu’il portait dans sa jeunesse »41. Ainsi nous est révélée l’identité de ce personnage. Mieux encore, ce début de second chapitre nous plonge dans la genèse de l’existence de Macaire. Son enfance va être passée en revue, sa famille, sa position dans cette dernière, ses rapports avec les membres de sa famille. La pauvreté de cette famille est mise en lumière, ce qui, tout au long du récit, justifiera clairement la condition du jeune Pior.

Ce début de Macaire Le Copte fait écho à celui de Marie d’Egypte, qui commence de la même façon, comme le montre cet extrait : « Depuis des heures, elle avançait entre deux falaises trouées, crevassées, lézardées d’ombre et si étincelantes par endroits qu’elles devenaient un éblouissement vertical, une muraille aussi tremblante et incertaine qu’un miroir d’eau »42

. Le récit s’ouvre ainsi par l’évocation d’un personnage dont seul le pronom personnel permet