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CHAPITRE 3 – CONCEPTS ET DIMENSIONS D‘ANALYSE

3.4 Les facteurs psychosociologiques

3.4.6 Valeurs

La notion de valeur occupe une place importante dans les analyses sociales, comme nous avons vu dans les études qui portent sur les rapports entre l'action humaine et l'environnement – dont le travail de Ronald Inglehart et Riley Dunlap sont des exemples. Pour Rokeach (1973), le concept de valeur doit occuper une place centrale dans toutes les sciences sociales puisqu‘il serait une sorte d‘unificateur de toutes les sciences qui sont intéressées par le comportement humain. L‘étude des valeurs serait plus « inter » et « multi » disciplinaire que l‘étude d‘autres concepts comme attitude – qui serait plus restreint à la psychologie. De plus, le concept de valeur permet d‘introduire dans l‘analyse les dimensions et les facteurs sociaux comme ceux impliqués dans les processus de socialisation, d‘éducation et de persuasion.

D‘après Rokeach, les valeurs possèdent cinq caractéristiques principales : (1) le nombre total de valeurs qu‘une personne possède est relativement restreint ; (2) elles sont universelles – tous les êtres humains possèdent partout les mêmes valeurs, mais à des degrés différents ; (3) les valeurs sont organisées dans des systèmes de valeurs ; (4) les antécédents des valeurs humaines peuvent être tracés à partir d‘une culture, d‘une société et de ses institutions, et de la personnalité individuelle ; (5) les conséquences des valeurs humaines seront manifestées dans tout phénomène social (Rokeach, 1973, p.3).

D‘une façon générale, on dit qu‘un objet ou un sujet «a une valeur ». Dans le premier cas, valeur de l'objet, la valeur est unidimensionnelle et le concept de la valeur n'a pas d‘autres significations subjectives. De l'autre côté, les valeurs du sujet, les évaluations subjectives que l‘individu fait, servent comme critère de départ pour la compréhension d‘une réponse à un stimulus. Les réponses qu‘on peut donner sont nombreuses, voire même infinies. Par contre, l‘univers des valeurs est réduit. Cet univers réduit des valeurs faciliterait la tâche de les identifier ainsi que de construire des mesures pour les saisir.

Les valeurs s‘expriment aussi, comme les attitudes, en trois dimensions structurées et organisées : cognitive (connaissance sur ce qui est désirable), affective (on a des sentiments envers un objet) et comportementale (elles jouent un rôle principal dans la formation d‘une réponse). Pourtant, une valeur a une qualité qui transcende les attitudes, les jugements, et les comparaisons entre les objets ou les situations spécifiques : la valeur va au-delà des objectifs immédiats. Tandis qu‘une valeur transcende les objets et les situations spécifiques, une attitude est concentrée sur quelques objets ou situations. Les évaluations favorables ou défavorables envers les

objets et situations peuvent être basées sur un petit nombre de valeurs qui sont comme des bannières.

Ainsi, d‘après Rokeach , les valeurs sont plus centrales que les attitudes dans le processus de formation d‘une personnalité et elles jouent un rôle plus actif dans le système cognitif. Dans un «enchaînement » causal, les valeurs déterminent les attitudes aussi bien que le comportement. Donc, attitudes et comportements expriment des valeurs. Les attitudes seraient dépendantes des valeurs sociales préexistantes, acquises dans le processus de socialisation des individus et de son insertion dans la société. Alors, s‘il est vrai qu‘une attitude est « évaluative » et implique toujours une disposition « pro » ou « contre » un objet, on doit admettre l‘antécédence des valeurs en tant que systèmes qui informent et orientent ces évaluations. De cette façon, pour expliquer le changement d‘attitude et de comportement, il est supposé qu‘une attitude ou un comportement, qui sont liés à des systèmes de valeurs «fortes », offrent plus de résistance au changement que des attitudes et des comportements liés à de valeurs plus faibles du système de valeurs personnelles ou sociales (Rokeach, 1973, pp 18-19).

La valeur se différencie aussi de la croyance. Croire, c‘est différent que d‘avoir une valeur. Pourtant, la définition de valeur nous renvoie à la notion d‘une croyance durable, qui fait référence à un mode spécifique de conduite (valeurs instrumentales) ou à une vision du monde (valeur transcendantale). Ces valeurs sont, à un moment donné, socialement ou individuellement préférables ou dominantes sur un autre mode de conduite ou de vision du monde opposée. Ce « système de valeurs » est défini par Rokeach comme une organisation durable de croyances à propos de certains modes

préférables de conduite ou de vision du monde placés dans un continuum qui mesure leurs importances relatives.

Les valeurs sont différentes aussi des normes sociales. Tandis qu‘une valeur se rapporte soit à un mode de comportement immédiat soit aux valeurs plus générales, transcendantales, une norme se rapporte seulement à un mode de comportement spécifique et immédiat. Si les valeurs sont transcendantes, les normes sont des prescriptions sur comment «bien se tenir » dans les situations spécifiques. De cette façon, on ne peut pas parler d‘obligation ou de devoir quand on parle de valeurs. Pourtant, bien qu‘une valeur ne soit pas une norme, elle peut donner naissance à des normes sociales de conduite. La même valeur peut susciter un grand nombre de normes spécifiques, et une norme peut faire référence à plusieurs valeurs.

La définition de valeur de Rokeach n'implique pas non plus la notion d'immuabilité : si les valeurs sont complètement stables (immuables), alors les changements sociaux et individuels seraient impossibles. Par contre, si elles sont complètement instables, l‘existence et la vie en société seraient impossibles. Ainsi, une analyse des valeurs humaines doit être capable d‘apprendre aussi bien la caractéristique permanente que la caractéristique changeante des valeurs.

Les valeurs sont transmises à travers le processus de socialisation. Par exemple, une société, à travers ses institutions, socialise l‘individu pour le bien commun. Cela implique l‘internalisation de valeurs qui sont d‘ordre collectif – et non individuel. Pourtant, on ne prend conscience que des «morceaux », ou des fragments qui composent le système de valeurs d‘une société. Dans leur vie, les individus apprennent d‘autres valeurs qui, dans chaque situation sociale vécue, peuvent entrer en compétition. Au fur

et à mesure que la vie devient plus complexe, les situations vécues par un individu lui demandent de choisir, d‘évaluer et de prendre position sur la valeur la plus importante dans une situation donnée.

De façon graduelle, à travers l‘expérience et les processus de maturation individuelle, nous apprenons à intégrer toutes nos valeurs dans un système hiérarchique des valeurs où chaque valeur est rangée dans un ordre de priorité ou d‘importance relative à d‘autres valeurs. Cette organisation est faite par l‘individu, selon son expérience, ses intérêts, etc. Quand certaines valeurs instrumentales sont activées dans une situation donnée, le résultat du comportement sera un résultat du rôle et de l‘importance relative que chaque valeur assume dans une situation donnée pour l‘individu. Ainsi, une attitude ou un comportement est le résultat de la pondération des valeurs pertinentes qui orientent une suite d‘actions.

La hiérarchie entre les valeurs dépend des circonstances dans lesquelles l'individu se trouve : les individus peuvent faire varier l‘importance attribuée aux valeurs intrapersonnelles ou interpersonnelles dans chaque situation. Ainsi, les attitudes et les comportements seront différents selon que l‘on accorde plus d‘importance à la réalisation individuelle ou au bien-être collectif. Dans notre vie quotidienne, nous devons choisir, par exemple, entre agir en envisageant le bien-être collectif (valeur morale) ou le bien-être individuel – selon nos propres intérêts personnels. Tous ces ordres de valeurs sont en compétition les uns avec les autres.

C‘est dans ce type de valeurs instrumentales qu‘on pourrait parler de normes de conduite, ou d‘obligation morale. Dans ce cas, l'idée de valeur peut impliquer une obligation morale, c‘est-à-dire, un devoir en tant qu'exigence supra-personnelle, dont la

validité transcende l‘existence individuelle. Cette « obligation » est une caractéristique des valeurs instrumentales d‘ordre moral plutôt que des valeurs fondamentales. D‘ailleurs, l‘obligation explicitée dans les normes n‘est pas présente dans toutes les valeurs. Plus une valeur est partagée, plus fort sera le sens du «devoir » et de l‘obligation que la société nous impose.

D‘après Rokeach (1973), la société laisse une marge de manœuvre pour que les individus puissent adopter différents modes de conduite orientés de façon instrumentale et adaptés aux conditions de leurs vies. Il est rare que le comportement soit guidé par une seule et unique valeur : ce qui arrive le plus souvent, c‘est que certains actes ou certaines préférences sont orientées par une pluralité changeante de valeurs. Certaines valeurs peuvent tomber en désuétude et disparaître ou perdre de leur importance relative. Donc, la structure des valeurs elle est assez instable pour permettre des nouveaux arrangements et priorités en fonction des changements dans la culture, dans la société et même dans la vie des individus. D‘ailleurs, différentes caractéristiques individuelles – telles que le développement intellectuel, le degré d‘internalisation et d‘engagement à l‘égard des valeurs culturelles et institutionnelles d‘une société, l‘identification aux rôles sociaux, le genre et l‘âge – produisent des différences individuelles dans la façon d‘organiser le système de valeurs.

Les valeurs ont aussi une composante motivationnelle : les valeurs instrumentales motivent parce que l'on a idéalisé des modes de comportement qui servent à l'accomplissement des fins désirées ; les valeurs fondamentales motivent par qu‘elles représentent de «supergoals », c'est-à-dire d‘objectifs qui vont au-delà des buts immédiats. Pourtant, les valeurs sont différentes des motifs et des besoins : la motivation

est temporaire et dirigée. Dès que le motif cesse, l‘action correspondante cesse elle aussi. Les besoins sont très spécifiques tandis que les valeurs dépassent un besoin immédiat. Pourtant, certains besoins peuvent devenir une valeur.

La valeur est différente aussi de l‘intérêt : ce qui a de l‘intérêt a de la valeur. Donc, un intérêt est une manifestation d‘une valeur, mais il n‘est pas la valeur elle- même, en soi. On peut dire que la sagesse est une valeur en soi et que l‘intérêt intellectuel manifeste de la sagesse.