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CHAPITRE 2 – LE DÉBAT SUR LA DIMENSION HUMAINE DES ENJEU

2.3 Le nouveau paradigme écologique

L'une des principales thèses concernant les dimensions humaines des problèmes environnementaux est celle de R. Dunlap et W. Catton. Les études menées par Dunlap et Catton sont, d'après plusieurs sociologues de l'environnement (notamment Vaillancourt, 1996), l'une des principales références théoriques et méthodologiques pour les études sur la dimension humaine des changements environnementaux globaux.

Ces auteurs ont développé des modèles théoriques et des échelles pour mesurer ce qu'ils ont appelé des « visions du monde » et des « paradigmes ». Dans leurs articles, ils ont identifié deux visions du monde opposées qui seraient en compétition : soit une « vision occidentale dominante du monde» qui serait associée à un « paradigme de l'exemptionalisme humain » (HEP), à laquelle s'oppose un « nouveau paradigme environnemental », qui est devenu le « nouveau paradigme écologique » (NEP). Les auteurs ont identifié quatre postulats, qui seraient à la base de ces visions du monde : 1) la nature des êtres humains (qui sont des « êtres à part » ou des « êtres faisant partie » de l'environnement) ; 2) la causalité sociale des problèmes (l'être humain est responsable du progrès, mais aussi des problèmes humains et environnementaux) ; 3) le contexte de la société humaine (le progrès et la spécificité culturelle des êtres humains) ; et 4) les contraintes sur les sociétés humaines (les limites physiques/naturelles imposées à la société humaine).

La vision dominante et le paradigme de l'exemptionalisme humain seraient caractérisés par les croyances suivantes : 1) les êtres humains sont différents (de par leur spécificité culturelle et intellectuelle) des autres espèces et leurs intérêts devraient l‘emporter sur ceux des autres espèces ; 2) ils sont les maîtres de leur propre destin,

indépendamment de leur environnement naturel, et les problèmes environnementaux sont des « externalités », un prix à payer qui serait incontournable ; 3) ils ont des capacités et des possibilités illimitées de progrès social et technologique, donc, ils sont capables de surmonter toutes les difficultés.

Par contraste, le nouveau paradigme écologique est caractérisé par la croyance que les êtres humains et la culture humaine sont, en fait, exceptionnels. Pourtant, ils sont dépendants de leurs écosystèmes globaux et locaux et interdépendants entre eux. Ils ont donc des capacités et des possibilités limitées de progresser, à cause des contraintes écologiques. D'ailleurs, les actions humaines ont des impacts et des conséquences non prévus sur l'environnement, ce qui limite davantage leurs actions et leur capacité de surmonter les problèmes. La croyance en une vie d'abondance et d'exploitation illimitée de la nature est remise en question par le NEP.

Le paradigme de l'exemptionalisme humain et la vision du monde dont il fait partie seraient prédominants dans plusieurs sociétés industrialisées avancées et se seraient affirmés à partir de la révolution industrielle et du mode de production capitaliste. Le développement technologique et l'apparente abondance des ressources naturelles (fondés sur des systèmes de valeur, croyances et perceptions) ont créé les conditions de développement de cette vision du monde extrêmement optimiste. Depuis que les problèmes environnementaux ont commencé à montrer les limites d'une telle vision, la reconnaissance de problèmes environnementaux (causés par l'action humaine et par le modèle de développement en cours) a suscité un débat entourant un changement de cette vision du monde et de ce paradigme.

Dunlap et Catton ont développé une échelle pour mesurer ces deux visions du monde. Les échelles pour mesurer la vision du monde dominante, le HEP, portent sur : l‘appui du public aux politiques économiques capitalistes/libérales ; l'appui au statu

quo politique et social; l'appui à la propriété privée ; la foi dans la science et la

technologie ; l'appui aux droits de l'individu ; l'appui à la croissance économique ; la foi dans l'abondance matérielle présente et future. Par contraste, les mesures de l'échelle construite pour mesurer l'appui au nouveau paradigme environnemental (NEP) portent sur : la nécessité de respecter l'équilibre environnemental ; les limites au développement et à l'exploitation de la nature ; et enfin les limites des droits de l'homme sur les autres espèces.

Ces auteurs ont essayé de montrer les limites et les dangers de cette vision du monde dominante, avec ses valeurs et ses croyances excessivement anthropocentriques, en soulignant qu'elle empêche le changement des attitudes et des comportements pour d'autres qui soient plus soutenables du point de vue de l'environnement, mais aussi de l'existence humaine elle-même. Leur insistance sur les limites biophysiques de l'existence humaine leur a valu d'être accusés de réintroduire une sorte de déterminisme en sociologie. Pourtant, en accord avec Vaillancourt (1996, p.30), et comme nous le verrons plus tard, ce qui caractérise les travaux de Catton et Dunlap,

« ce n'est pas tellement le déterminisme écologique ou environnemental,

mais plutôt la prise en compte de l'existence de l'environnement et de l'importance de celui-ci comme variable indépendante, mais aussi parfois comme variable dépendante. Autrement dit, Catton et Dunlap ne sont pas des déterministes de l'environnement, mais plutôt des sociologues qui veulent souligner que l'environnement et la société, la nature et la culture sont solidaires et complémentaires. »

À notre avis, le fait que ces auteurs aient identifié des visions du monde (qui impliquent des systèmes de valeurs et des croyances) déterminantes des attitudes et des comportements humains, ayant des responsabilités sur l'état de dégradation de l'environnement ainsi que des menaces de pénurie des ressources observées à partir de la crise des années 70, soutient cette évaluation non déterministe de leurs travaux. Le fait que l'environnement ait « réagi » de façon non désirable, en imposant des limites à l'action humaine, ne fait pas d‘eux des déterministes, mais des « réalistes critiques », pour reprendre la terminologie de Vaillancourt, éloigné autant d'un « matérialisme naïf » que d'un « idéalisme constructiviste » (1996, p.46).

Dans une étude que l'on pourrait qualifier d'approche culturelle, Curtis E. Beus et Riley Dunlap (1991) montrent que l‘on retrouve, dans certaines régions, deux systèmes de valeurs et de croyances distincts qui sont en compétition : la vision traditionnelle, liée à l‘agro-industrie, et la vision écologique, liée à une vision de l‘agriculture écologiquement orientée, plus soutenable ou durable. Ces deux visions du monde déterminent les attitudes et les comportements relatifs aux pratiques agricoles adoptées. Ces conclusions ont été renforcées par une autre analyse portant sur les croyances et les valeurs de base qui sont les fondements des prises de position (pour ou contre) des agriculteurs en regard de l‘adoption de nouvelles pratiques agricoles (Beus et Dunlap, 1994).

Bien sûr, les facteurs biophysiques (qualité du sol, etc.) et économiques (rentabilité, etc.) influencent le comportement des acteurs. Pourtant, en tenant compte du niveau de compatibilité entre les questions et les dimensions analysées, les auteurs ont construit une échelle spécifique pour mesurer les pratiques des fermiers. Ainsi, ils

considèrent l‘ensemble des attitudes reliées à l‘agriculture comme étant déterminées par un système de croyances et de valeurs : « The beliefs and values that shape how people

view agriculture and its place in society do get translated into practice » (1994, p.633).

Ces auteurs associent leur concept de paradigme au concept de système de valeurs et de croyances de Rokeach, dont nous allons parler dans le Chapitre 3.