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De la valeur théorique à la valeur négociée : filtre scientifique et filtre

5.4 Discussion des résultats

6.1.1 De la valeur théorique à la valeur négociée : filtre scientifique et filtre

L’approche coût-efficacité : filtre scientifique

L’objectif général d’une taxe est de donner un prix aux émissions du CO2, prix qui, en théorie, résulte de l’égalisation des dommages marginaux entraînés par le changement climatique, lui-même corrélé au niveau d’émissions de CO2 et des coûts marginaux de réduction de ces émissions. L’annexe E montre que cette approche débouche sur le calcul d’une valeur sociale du carbone (VSC) qui représente la valeur permettant d’intégrer l’externalité environnementale constituée par les émissions de CO2 dans une économie.

Or le calcul de la VSC présente de nombreux points d’incertitude, notamment du fait de la difficulté à estimer la valeur des dommages marginaux du changement climatique. C’est la raison pour laquelle le calcul de la valeur préconisée du prix du carbone adopte une approche dite de « coût-efficacité » qui consiste à fixer ex ante un objectif de réduction d’émissions et de calculer le coût de réduction auquel il faut consentir pour atteindre ce niveau de réduction. Dans le cas de la CCE trois modèles ont été mobilisés pour estimer ce coût : GEMINI-E3 (équilibre général), IMACLIM-R (équilibre général) et POLES (équilibre partiel du secteur énergétique) (Quinet, 2009).

Rôle des modèles dans le calcul des valeurs du carbone et de leur profil temporel

La table 6.1 résume les résultats des trois modèles pour trois scénarios de limitation des émissions. Le premier scénario « Europe seule » consiste en une réduction de 20 % des émissions de l’Union Européenne (UE) en 2020 par rapport au niveau de 1990 (réduction de 60 % en 2050). Il s’agit de la borne basse de la directive « facteur 4 » dont l’objectif est de diviser par 4 les émissions de l’UE à l’horizon 2050. Ce scénario n’admet pas de mécanisme de flexibilité : aucune coopération entre l’Europe et le reste du monde n’est envisagée pour atteindre les objectifs. Le scénario « 550 ppm » consiste en une stabilisation de la concentration du CO2 atmosphérique à 550 ppm. La baisse des émissions mondiale dans ce scénario est ainsi moins ambitieuse que pour le scénario Europe seule et ce scénario admet une action coordonnée au niveau mondial. Enfin le scénario « 450 ppm » repose sur le même principe mais avec un objectif de réduction plus ambitieux.

La table 6.1 montre que les valeurs du carbone et leur profil temporel diffèrent à deux niveaux selon le modèle utilisé.

Au niveau des valeurs absolues calculées, les hypothèses sur les paramètres structu- rels du modèle (élasticités, représentation du progrès technique induit, endogénéité des prix de l’énergie, représentation des rétroactions macroéconomiques, etc) conduisent à des scénarios de référence « hors politique » (ou business-as-usual) très différents. Il est vrai que les effets des politiques sont étudiés relativement à ces scénarios de référence mais il

Scénario : Europe seule Année 2020 2030 2050 POLES 26 97 319 GEMINI-E3 25 58 446 IMACLIM-R 95 150 130 Scénario 2 : 550 ppm Année 2020 2030 2050 POLES 9 23 85 GEMINI-E3 4 10 62 IMACLIM-R 30 55 60 Scénario 3 : 450 ppm Année 2020 2030 2050 POLES 16 57 682 GEMINI-E3 9 42 339 IMACLIM-R 100 160 200

Tableau 6.1: Valeurs de la tonne de CO2en €/tCO2 calculées par les trois modèles utilisés dans (Quinet, 2009).

n’en demeure pas moins que, pour un même niveau de réduction d’émission, la valeur du carbone calculée par un modèle dont le niveau d’émission référent est plus élevé sera plus faible que dans le cas d’un modèle dont le niveau d’émission référent est plus faible.

D’autre part, le profil d’évolution de la valeur carbone présente une forme concave dans IMACLIM-R et une forme convexe dans les deux autres modèles. Cette spécificité s’explique par deux mécanismes représentés dans IMACLIM-R. D’une part, la conjonction d’une représentation en anticipation parfaite des prix du carbone (sur un horizon de 10 à 20 ans suivant les secteurs) et de l’inertie des systèmes techniques couplés. Ainsi les nouvelles technologies ne peuvent pénétrer le marché que si le prix anticipé croît assez rapidement, même si cela génère un coût élevé à court terme. D’autre part la représentation d’un progrès technique induit qui limite la hausse voire diminue la valeur du carbone au bout de 30 ans. Ces deux hypothèses sont absentes des modèles GEMINI-E3 et POLES, ce qui explique la différence dans les résultats.

La valeur préconisée est issue de l’ajustement de la « moyenne » des valeurs des modèles au contexte économique

En réalisant une moyenne3 des résultats des trois modèles Quinet (2009) situe les valeurs du carbone pour des objectifs de réduction de 20 % en 2020 et 30 % en 2030 (en ligne avec le facteur 4 en 2050) respectivement à 50 €/tCO2 et 100 €/tCO2. Néanmoins la valeur finalement préconisée ne retient que l’objectif de 100 €/tCO2 à l’horizon 2030 suivi d’une augmentation annuelle de 4 %, ce qui représente le taux d’actualisation tel que proposé par Lebègue (2005) pour les projets publics. Avant 2030, Quinet (2009) préconise de partir de la « valeur Boiteux » de 32 €/tCO2 en 2008 pour progressivement rejoindre l’objectif de 2030.

Le processus de négociation comme filtre supplémentaire

La valeur préconisée par les experts doit ensuite être soumise à un processus de né- gociation. Dans le cas de la CCE, une table ronde réunissant des représentant de tous les acteurs économiques a été organisée (Rocard, 2009). Si certains consensus émanent de la table ronde sur la valeur de la CCE, notamment le fait que la valeur tutélaire doit in fine être calibrée en fonction des objectifs de réduction, et non en fonction de condi- tion de rendement fiscal, beaucoup d’éléments sont sujets à des différences d’appréciation. Celles-ci concernent par exemple la balance entre le maintien de la compétitivité des entre- prises soumises au régime fiscal et l’impératif climatique, l’introduction de la CCE comme substitut à d’autres outils fiscaux ou encore l’exonération des entreprises soumises au ré- gime EU-ETS, que certains voudraient partielle dans le cas de quotas alloués gratuitement (Rocard, 2009).

Au final, la valeur tutélaire, c’est-à-dire issue du processus de négociation résulte des préconisations des experts, du processus de négociation public et de considérations po- litiques. Avant report indéfini de la CCE, le prix envisagé était de 17 €/tCO2 soumis à une augmentation de 2 €/tCO2/an soit une valeur et une vitesse d’augmentation deux fois plus faibles que celles préconisées par Quinet (2009).

L’importance du filtre de la négociation sociale et politique pose la question des résul- tats de la science économique comme éléments de conviction sur la table des negociations. La présentation de la CCE comme une mesure « seulement » environnementale sans mettre en valeur le bouclage de la mesure, notamment les aspects de recyclage, et l’absence de distinction entre effets de court et de long terme ont sans doute contribué à cette issue.

3. On peut néanmoins s’interroger sur la légitimité d’établir une moyenne qui synthétise les résulats de trois modèles reposant sur des hypothèses de modélisation différentes.

6.1.2 Dividende faible ou fort : les déterminants d’une controverse