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L'uniformisation des pratiques et la posture de la travailleuse sociale

CHAPITRE 3 : PRÉSENTATION DES RÉSULTATS DE LA RECHERCHE

3.3 L ES OBSTACLES À L ’ ÉCOUTE

3.3.2.1 L'uniformisation des pratiques et la posture de la travailleuse sociale

Comme je l’ai largement fait ressortir dans les chapitres précédents, la position d’expert ne permettrait pas d’être réellement à l’écoute de l’autre (Barthes, 1982; Ardoino 2008). Marilyn, Julie et Daniel partagent aussi ce point de vue, notamment lorsqu’elles affirment que le fait de prendre une posture d’expert est un obstacle à l’écoute.

On constate aussi que le fonctionnement des organisations met parfois les travailleuses sociales en position d’experte sur la personne, ce qui produit un impact important sur la manière et le temps disponible pour écouter et qui, selon certaines participantes, crée une tension dans leur pratique. En outre, certaines mentionnent qu'elles ont parfois un « rôle de contrôleur de ligne » sur le fait que les personnes recevront ou non une subvention ou un service, ce qui transforme la relation. Dans ces cas-là, il est difficile d’être à l’écoute de l’autre.

Je réagis beaucoup à ça le mot expert, je n’aime pas ça ce terme-là (…) quand on objective des besoins chez l'autre quelque part, déjà la posture que l'on donne c'est une posture que je n’aime pas parce qu'on cherche à déceler, à partir d'une grille déjà préétablie, des choses que l'on va reconnaitre ou dépister, c'est plus du dépistage (…) et je ne trouve pas ça chouette. Ce n’est pas quelque chose qui est agréable, parce qu'on est à la fois identifié comme un agent subventionnaire, ou quelqu'un qui donne

du fric, et on dirait que ça vient contaminer la relation spontanée qu'on aurait pour s'intéresser de façon sincère au projet de vie de l'autre. (…) Il faut que tu passes par la première ligne pour, ou encore les médecins ou des fois la deuxième ligne, il faut que tu aies ton intervenant en première pour avoir accès. Alors, on a un rôle un peu de contrôleurs de ligne "toi tu passes, toi je te donne pas de référence," sans être expert, ce n’est pas l'fun comme attribution de rôle. (…) Ça ne va pas avec la formation qu'on a eue et avec les valeurs que l'on porte. (Daniel, entretien groupe2). D'autres facettes provenant des organisations viennent influencer la relation et mettre la travailleuse sociale dans une position d'experte. De fait, selon l'avis de certaines participantes, les priorités organisationnelles cherchent à offrir des réponses techniques standardisées et mesurables, axées sur les procédures, comme le souligne entre autres Ardoino (2008). Donc, plutôt que de donner l’espace aux professionnelles pour qu’elles puissent écouter cette souffrance et s’intéresser à la personne dans une relation basée sur la reconnaissance et l'égalité, on propose aux travailleuses sociales des questionnaires standardisés, des façons de faire uniformisées. Par exemple, Julie et Daniel abordent le fait que dans certaines situations ils se doivent de suivre certains protocoles imposés par leur organisme. Daniel précise que le fait de travailler avec des outils imposés par l’organisation fait en sorte que l’écoute et la spontanéité de cette écoute ont moins de place dans l’intervention. Julie évoque même des risques réels de perte d’emploi ou de sanctions. Elle souligne, entre autres, que le fait de suivre ces protocoles est une manière de se protéger et d’éviter de mettre son emploi en jeu, ce qui pourrait arriver selon elle, si elle se fiait seulement à l’écoute de son intuition et à la spontanéité dans la relation.

Te protéger, parce que les protocoles veulent que (…) t’as pas à remettre ça en question, tu travailles pour tel organisme, ça, c’est l’outil que tu utilises, c’est avec ça que tu évalues. Tu n'y vas pas au « feeling » là, que toi, tu décides qu’elle a besoin d’être écoutée et que c’est suffisant. Si elle se suicide parce que tu n’as pas appliqué ta grille, et que toi tu as décidé que l’écoute, ça allait mieux dans son cas, oublie ça. (…) moi mon « feeling » ça ne me protège pas éthiquement. (Julie, entretien individuel)

La technicisation de l’acte au maximum à cause de quoi : les outils notamment, très biomédicalisés de l’OMC et les autres, qui ont un impact

l’écoute n’est pas bien servie, le temps disponible (…) on le quantifie, mais tout ce qui n’est pas quantifiable ben là on va passer à l’autre question. Ce qui fait que (...) l'on écoute plus la personne s’exprimer parce que (...) l’OMC force à dire « oui, mais reviens t’en à ta chaise, c’est ça je veux savoir, tu te lèves tu avec aide ou pas. » (Daniel, entretien individuel)

Au regard de ce qui vient d’être dit, on peut constater que les résultats présentés ci-dessus rappellent aussi ce que souligne Benelli et Modak (2010) à propos du « rejet du travail émotionnel ». De fait, les chercheurs démontrent que les professionnels du social ne vont pas décrire les gestes, les attitudes qui leur permettent de pratiquer l’écoute en raison du fait que ce type d’actes est considéré comme non mesurable, relevant de la sphère privée et donc sans « valeur marchande ». D’ailleurs, Daniel analyse son milieu de pratique d’une manière tout à fait similaire, où il explique qu’il est difficile de faire valoir l’écoute dans la pratique parce qu’elle ne permet pas de mesurer des résultats concrets, matériels pouvant apparaître dans les statistiques ou les questionnaires d’évaluation standardisés. En d’autres mots, la tension vécue par les participantes semble se situer entre les « façons de faire » imposées par l’organisation et « les façons d’être et d’exister » en lien avec les valeurs