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Une théorie axiomatique des théories de l’homologie

1.3 La double image de la topologie

2.1.2 Une théorie axiomatique des théories de l’homologie

Dans Foundations of Algebraic Topology, Eilenberg et Steenrod proposèrent une axiomatisation de l’homologie. Ils adoptèrent ce point de vue afin d’éviter les deux principales difficultés affectant la présentation habituelle d’une théorie de l’homolo- gie, c’est-à-dire l’obscurité de la motivation et la complexité des manipulations :

The origin of the present axiomatic treatment was an effort, on the part of the authors, to write a textbook on algebraic topology. We were faced with the problem of presenting two parallel lines of thought. One was the rigorous and abstract development of the homology groups of a space in the manner of Lefschetz or Čech, a procedure which lacks apparent motivation, and is nonef- fective as far as calculation is concerned. The other was the nonrigorous, partly intuitive, and computable method of assigning homology groups which marked the early historical development of the subject. In addition the two lines had to be merged eventually so as to justify the various computations. These difficul- ties made clear the need of an axiomatic approach. [1952, p. ix]

En soi, l’adoption d’un point de vue axiomatique pour traiter l’homologie n’était pas totalement inédite. Comme le rappellent Eilenberg et Steenrod, Mayer et Tucker avaient respectivement axiomatisé les concepts de complexe de chaînes et de com- plexe cellulaire abstrait. [1952, p. x] L’axiomatisation de Eilenberg et Steenrod s’en distingue toutefois dans la mesure où elle rend compte du processus complet de construction d’une théorie de l’homologie.

Au-delà de cet accomplissement technique, Foundations of Algebraic Topology marque une rupture beaucoup plus profonde en raison de l’utilisation inédite que firent Eilenberg et Steenrod de la méthode axiomatique. Celle-ci constitue la pierre de touche de leur réponse à la question « qu’est-ce qu’une théorie de l’homologie ? », c’est-à-dire qu’ils l’utilisèrent pour clarifier, à un niveau purement conceptuel, la notion même de théorie de l’homologie.

The various homology and cohomology theories appear as complicated machines, the end product of which is an assignment of a graded group to a topological space, through a series of processes which look so arbitrary that one wonders why they succeed at all. (. . . ) Eilenberg and Steenrod endeavored to break through this maze of unpleasant mathematics by adopting a totally different viewpoint, concentrating on properties of these end products rather than on the various methods devised to get them. This is the axiomatic theory of homology (and cohomology). [Dieudonné 1989b, p. 107]

Dans un premier ordre d’idées, Eilenberg et Steenrod introduisent brièvement les notions topologiques et algébriques nécessaires à leur axiomatisation. La notion

la plus importante est celle de catégorie admissible. Bien qu’ils ne le présentent pas comme cela, ils se trouvent à définir les entités mathématiques qui constitueront les objets et les morphismes de cette catégorie.

Définition 2.1.2.1 (Eilenberg et Steenrod 1952).

– Une paire d’ensembles (X, A) est la donne d’un ensemble X et d’un sous- ensemble A de X.

– Une application f : (X, A) → (Y, B) entre deux paires d’ensembles (X, A) et (Y, B) est une fonction f : X → Y tel que f (A) ⊂ B.

– Le treillis d’une paire (X, A) est formé par les paires (X, 0) (0, 0) - (A, 0) - (X, A) - - (X, X) (A, A) - -

leurs identités de même que les inclusions et compositions que suggère le diagramme.

En particulier, une paire d’espaces topologiques (X, A) est une paire d’ensembles (X, A) où X est un espace topologique et A est un sous-espace de X muni de la topologie induite.

Définition 2.1.2.2 (Eilenberg et Steenrod 1952). Une famille A de paires d’espaces et d’applications entre celles-ci forme une catégorie admissible pour la théorie de l’homologie si

(1) Si (X, A) ∈ A, alors toutes les paires et inclusions du treillis de (X, A) sont dans A .

(2) Si f : (X, A) → (Y, B) est dans A, alors (X, A) et (Y, B) sont dans A de même que les applications associant aux éléments de (X, A) des éléments de (Y, B) définies par f .

(3) Si f1 et f2 sont dans A, alors, si elle est définie, leur composition f1f2 est

également dans A.

(4) Si (X, A) ∈ A, alors le produit cartésien (X, A) × I = (X × I, A × I) est dans A et les applications

g0: (X, A) → (X, A) × I g1: (X, A) → (X, A) × I

x 7→ (x, 0) x 7→ (x, 1)

sont dans A .

(5) Il existe un espace P0 dans A qui consiste en un unique point. Si X et P sont dans A, f : P → X et P est un unique point, alors f ∈ A .

Par exemple, l’ensemble A1 de toutes les paires (X, A) et de toutes les appli- cations entre ces paires forme une catégorie admissible. L’ensemble AC de toutes

les paires compactes et de toutes les applications entre elles forme également une catégorie admissible.

Les paires d’ensembles et les applications d’une catégorie admissible sont elles- mêmes appelées admissibles.

L’importance de la notion de catégorie admissible tient à ce qu’elle sous-tend celle de théorie de l’homologie. La notion de théorie de l’homologie ne se définit pas directement sur un espace, mais bien sur une catégorie admissible.

Définition 2.1.2.3 (Eilenberg et Steenrod 1952). Une théorie de l’homologie H sur une catégorie admissible A est une collection formée des trois fonctions :

1. Hq(X, A) qui, à toute paire d’ensembles (X, A) de A et à tout q ∈ Z, associe un groupe abélien, le groupe d’homologie relative q-dimensionnel de X modulo A ; 2. ∗ qui, à toute application f : (X, A) → (Y, B) de A et à tout q ∈ Z, associe un

homomorphisme f∗: Hq(X, A) → Hq(Y, B), l’homomorphisme induit par f ;

3. ∂(q, X, A) qui, à toute paire d’ensembles (X, A) de A et à tout q ∈ Z, associe l’homomorphisme ∂(q, X, A) : Hq(X, A) → Hq−1(A), l’opérateur de bord ;

telles que les axiomes suivants sont satisfaits :

Axiome 1 Si f est l’identité, alors f∗ est également l’identité.

Axiome 2 (gf )∗= g∗f∗

Axiome 3 ∂f∗ = (f |A)∗∂

Axiome 4 (axiome d’exactitude) Si (X, A) est une paire admissible et i : A → X, j : X → (X, A) sont des inclusions, alors la suite inférieure de groupes et d’homomorphismes

. . .← Hi∗ q−1(A)← H∂ q(X, A)← Hj∗ q(X)← Hi∗ q(A)← . . .∂

est exacte3. Cette suite inférieure s’appelle la suite d’homologie de (X, A). Axiome 5 (axiome d’homotopie) Si f0, f1: (X, A) → (Y, B) sont des applications

admissibles homotopes dans A, alors, pour tout q, les homomorphismes f0∗, f1∗: Hq(X, A) → Hq(Y, B) coïncident.

Axiome 6 (axiome d’excision) Si U est un ouvert de X tel que U est un sous- ensemble de l’intérieur de A et si l’inclusion (X − U, A − U ) → (X, A) est admissible, alors, pour tout q, cette inclusion induit un isomorphisme Hq(X − U, A − U ) ≈ Hq(X, A).

Axiome 7 (axiome de dimension) Si P est un espace admissible qui consiste en un unique point, alors, pour tout q 6= 0, Hq(P ) = 0.

3. Une suite d’homomorphismes Am→ Am+1→ · · · → An (m + 1 < n) est exacte si pour tout

Sans trop rentrer dans les détails, les deux premiers axiomes signifient que l’homologie est un foncteur covariant. Selon le troisième axiome, l’opérateur de bord commute avec les homomorphismes induits. L’axiome 4 décrit la suite exacte des espaces X, A ⊂ X et X − A. Les axiomes 5 et 6 affirment respectivement que l’homologie, en tant que foncteur, est invariante sous l’homotopie et qu’elle est inva- riante sous le retrait de certains sous-espaces. Finalement, le dernier axiome stipule qu’un espace à un seul point est homologiquement trivial. [Krömer 2007, p. 77] Il faut cependant souligner qu’il n’est nulle part mention des points de l’espace. L’analyse homologique d’un espace s’en passe donc complètement.

La présentation des axiomes d’une théorie de l’homologie forme la section 3 du premier chapitre de Foundations of Algebraic Topology . Cette section est suivie d’une section « miroir », numérotée 3c, où sont présentés les axiomes définissant une théorie de la cohomologie. Cette numérotation astucieuse rend bien compte du fait que, parce qu’ils s’inscrivent dans le cadre de la théorie des catégories, les axiomes de l’homologie définissent indirectement une théorie de la cohomologie. Il suffit de prendre les axiomes duaux. La principale différence entre une théorie de l’homologie et une théorie de la cohomologie est que la première est un foncteur covariant alors que la seconde est un foncteur contravariant de la catégorie des espaces topologiques vers la catégorie des groupes abéliens.

Une théorie de la cohomologie sur une catégorie admissible A est donc la collec- tion des trois fonctions

1. Hq(X, A) qui associe à toute paire (X, A) et à tout q ∈ Z le groupe de cohomo- logie relative de X mod A q-dimensionnel ;

2. f∗ qui, à toute application admissible f : (X, A) → (Y, B) et à tout q ∈ Z, associe l’homomorphisme f∗: Hq(Y, B) → Hq(X, A) ;

3. δ(q, X, A) qui associe à toute paire (X, A) et à tout q ∈ Z l’opérateur de cobord δ : Hq−1(A) → Hq(X, A)

telles qu’elles satisfassent les axiomes duaux. Par exemple, l’axiome d’exactitude 4 devient l’axiome 4c :

Axiome 4c Si (X, A) est admissible et i : A → X, j : X → (X, A) sont des inclusions, alors la suite supérieure de groupes et d’homomorphismes

. . . i

→ Hq−1(A)→ H∂ q(X, A)→ Hj∗ q(X)→ Hi∗ q(A)→ . . .

est exacte. Cette suite supérieure est la suite de cohomologie de (X, A). En conséquence, pour toute propriété de l’homologie, la cohomologie possède la propriété duale.

La suite du livre examine les principales théories de l’homologie et de la cohomo- logie — homologie simpliciale, homologie singulière et homologie de Čech — à travers le filtre des axiomes. Un des résultats les plus importants est le théorème d’unicité qui

fournit un critère d’équivalence sur les théories de l’homologie. Ce théorème affirme que, étant données deux théories de l’homologie H et H0, tout homomorphisme h0: G → G0 entre les groupes de coefficients de ces théories induit un homomor-

phisme h(q, X, A) : Hq(X, A) → Hq0(X, A) entre leurs groupes d’homologie. En par- ticulier, si h0: G → G0 est un isomorphisme, alors h(q, X, A) est un isomorphisme.

Ce théorème permet donc de déterminer si deux théories sont équivalentes, et ce même si leurs groupes respectifs se calculent de manière radicalement différente.

En axiomatisant la théorie de l’homologie, Foundations of Algebraic Topology transforma la topologie algébrique en une discipline moderne en bonne et due forme. Paradoxalement, parce qu’elle était d’un type inédit en comparaison de celles déve- loppées dans la première moitié du XXe siècle, cette même axiomatisation ébranla la position moderniste et doit être vue comme un premier pas vers la position nor- mative contemporaine que développerait Grothendieck.