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1.1 La topologie générale

1.2.1 Vers une théorie des Mannigfaltigkeiten

Contrairement à la topologie générale, la topologie combinatoire ne se pencha guère sur le concept d’espace dans l’optique de le définir dans toute sa généralité. Après Riemann, soit à partir de 1860 environ, la réflexion géométrico-topologique sur le concept d’espace s’inscrivit plutôt dans l’étude des surfaces et autres Mannig- faltigkeiten. La topologie combinatoire post-riemannienne se façonna donc progres- sivement un concept d’espace adapté à ses besoins théoriques et pratiques. L’analyse de différents problèmes — fussent-ils géométriques ou analytiques — mit en évidence les propriétés en termes desquelles devaient se concevoir ces objets spatiaux. Histo- riquement, le concept d’espace de la topologie combinatoire se transforma d’abord sous l’impact de plusieurs contributions éparses parmi lesquelles celles de Möbius, Jordan, Betti, Klein et Dyck semblent les plus importantes57.

1.2.1.1 Möbius : les surfaces et leurs propriétés

En 1858, l’Académie des Sciences de Paris annonça le concours de son Grand Prix de Mathématiques de 1861 : « perfectionner, en quelque point important, la théorie géométrique des polyèdres. » [Pont 1974, p. 88] August Ferdinand Möbius choisit d’y participer et soumit un mémoire en deux parties. La première partie généralise les notions d’aire et de volume à des polygones et des polyèdres dont le périmètre se recoupe lui-même. La seconde introduit la notion de transformation topologique, sous l’appellation corrélation élémentaire, afin de classifier les surfaces.

En 1863, Möbius publia « Theorie der elementaren Verwandtschaften », le pre- mier de deux articles reprenant les idées du mémoire soumis à l’Académie des Sciences de Paris. Cet article se concentre, comme son titre l’annonce, sur les corré- lations élémentaires. Möbius définit cette notion jusqu’alors inédite comme suit :

Deux figures sont dites en corrélation élémentaire, lorsqu’à tout élément infini- ment petit de l’une correspond un élément infiniment petit de l’autre, de telle manière qu’à deux éléments qui se touchent dans la première correspondent deux éléments qui se touchent dans la seconde ; ou aussi : deux figures sont en corrélation élémentaire, lorsqu’à tout point de l’une correspond un point de l’autre, de telle manière qu’à deux points infiniment voisins correspondent toujours deux points infiniment voisins. Dès lors, une ligne ne peut être en corrélation élémentaire qu’avec une ligne, une surface avec une surface et un corps spatial avec un corps spatial. [A. F. Möbius, « Theorie der elementaren Verwandtschaften » cité par Pont 1974, p. 91]

Informellement, deux figures sont en corrélation élémentaire si la forme de l’une peut être ramenée à celle de l’autre sans la déchirer. La notion de corrélation élémentaire anticipe donc celle d’homéomorphisme.

57. Pour une présentation plus détaillée des contributions de ces mathématiciens et pour d’autres, voir Pont [1974].

Chez Möbius, cette notion sert de critère de classification des surfaces. En effet, elle induit un critère d’équivalence sur les surfaces : deux surfaces sont équivalentes si elles sont en corrélation élémentaire.

Deux ans plus tard, soit en 1865, parut « Über die Bestimmung des Inhaltes eines Polyeders », un article visant à définir en toute généralité le volume d’un polyèdre. À cette fin, Möbius commence par définir les notions de polygone et de polyèdre.

Un polygone plan peut être défini comme un système de lignes droites limitées, contenues dans un même plan, et unies entre elles de façon que chaque extré- mité d’une droite soit confondue avec l’extrémité d’une seule autre droite du système. Ces lignes porteront le nom d’arêtes, au lieu de la détermination habi- tuelle de côté, à laquelle on attribuera par la suite un autre sens. De la même manière, un polyèdre sera défini comme un système de polygones de l’espace, unis entre eux de telle sorte que chaque arête appartienne à deux, et à deux surfaces seulement. » [A. F. Möbius, « Über die Bestimmung des Inhaltes eines Polyeders » cité par Pont 1974, p. 103]

Cette définition rend compte d’une compréhension élargie des polyèdres. Elle per- met par exemple de considérer des polyèdres unilatères comme le célèbre ruban de Möbius. De plus, afin d’étudier la question du volume d’un polyèdre en général, Möbius doit considérer leur orientation.

La contribution de Möbius fut donc double. Premièrement, il introduisit l’idée de transformation topologique. Deuxièmement, il formula une définition générale des notions de polygone et de polyèdre et, ce faisant, les élargit. Historiquement, les travaux de Möbius n’eurent qu’une diffusion marginale et par conséquent eurent une influence limitée sur le développement de la topologie combinatoire58.

1.2.1.2 Jordan : la géométrie de caoutchouc

Quelques années plus tard, Camille Jordan développa indépendamment des idées similaires à celles de Möbius. Dans un article de 1866 publié dans le Journal de mathématiques pures et appliquées [Jordan 1866], Jordan formula le problème de l’équivalence topologique des surfaces.

Un des problèmes les plus connus de la géométrie est le suivant : trouver les conditions nécessaires et suffisantes pour que deux surfaces ou portions de surfaces flexibles et inextensibles puissent être appliquées l’une sur l’autre sans déchirure ni duplication.

On peut se proposer un problème analogue, en supposant au contraire que les surfaces considérées soient extensibles à volonté. La question ainsi simplifiée rentre dans la géométrie de situation (. . .) [Jordan 1866, p. 105]

La solution de Jordan prendra la forme d’un théorème énonçant deux conditions nécessaires et suffisantes pour que deux surfaces ou portions de surface soient équiva- lentes. À l’instar de Möbius, Jordan travaillait donc dans ce qu’il convient d’appeler

une géométrie de caoutchouc dont la notion fondamentale est celle de déformation sans déchirure.

1.2.1.3 Betti : les invariants topologiques d’un espace n-dimensionnel Influencé par Riemann, le mathématicien italien Enrico Betti généralisa aux espaces à n dimensions les liens entre la théorie des fonctions analytiques et l’ordre de connexion mis en lumière par le premier pour les cas à une et deux dimensions.

Dans son mémoire Sopra gli spazi di un numero qualunque di dimensioni de 1871, Betti commence par définir la notion de spazi , c’est-à-dire d’espace à n dimensions.

Soient z1, . . . , zn, n variables qui prennent toutes les valeurs réelles de moins

l’infini à plus l’infini. Nous appellerons espace à n dimensions le champ n fois infini des systèmes de valeurs de ces variables, et nous le noterons Sn. Un

système (z10, . . . zn0) déterminera un point L0 de cet espace, dont z10, . . . , z 0 n

sont les coordonnées. Un système de m équations déterminera un champ des systèmes des valeurs des n − m variables indépendantes, qui sera un espace à n − m dimensions, contenu dans Sn. [E. Betti, Sopra gli spazi di un numero

qualunque di dimensioni cité par Pont 1974, p. 80]

Un espace à n dimensions est donc une sous-variété de Rm. Cette définition manque cependant de généralité car elle exclut les surfaces unilatères. [Pont 1974, p. 80]

Betti s’intéresse plus spécifiquement aux espaces fermés et connexes. Soit Sn−1

un espace à n − 1 dimensions décrit par l’équation F (z1, . . . , zn) = 0. Si F est

continue, alors Sn−1 sépare Sn en deux régions correspondant respectivement aux valeurs pour lesquelles F < 0 et à celles pour lesquelles F > 0. Une région X est connexe s’il est possible de passer d’un point à l’autre par variation continue sans passer par les points de F , c’est-à-dire si pour toute paire de points x, y de X, il existe une fonction continue f : [0, 1] → X telle que f (0) = x, f (1) = y et pour tout t ∈ [0, 1], f (t) 6= F (z1, . . . , zn). [Pont 1974, p. 80]

Betti définit ensuite l’ordre de connexion d’un espace n-dimensionnel.

Si, dans un espace R à n dimensions, limité par un ou plusieurs espaces à n − 1 dimensions, chaque espace fermé à m dimensions, avec m < n, est le contour d’une partie d’un espace connexe à m+1 dimensions entièrement contenue dans R, nous dirons que R a la connexion 1 pour toutes les dimensions, il sera dit simplement connexe. Si, en revanche, on peut indiquer dans R un nombre pm

d’espaces fermés à m dimensions, qui ne peuvent pas former le contour d’une partie connexe d’un espace à m + 1 dimensions, entièrement contenue dans R, et tels que tout autre espace à m dimensions forme seul, le contour d’une portion connexe d’un espace à m + 1 dimensions, entièrement contenue dans R, nous dirons que R a la connexion pm+ 1 pour le genre m. [E. Betti, Sopra

gli spazi di un numero qualunque di dimensioni cité par Pont 1974, p. 81]

L’ordre de connexion d’un espace à n dimensions est indépendant des coupures effectuées pour le calculer. En d’autres termes, l’ordre de connexion est un invariant topologique de l’espace. Ceci signifie que l’ordre de connexion est une propriété à l’aide de laquelle un espace peut être caractérisé intrinsèquement.

En résumé, Betti fut le premier à s’intéresser à la topologie des Mannigfaltigkeiten à n dimensions et à les caractériser en termes de leurs invariants homologiques. 1.2.1.4 Klein : groupe de transformations et surfaces non orientables

En 1872, Felix Klein publia son désormais célèbre « Vergleichende Betrachtungen über neuere geometrische Forschungen » [Klein 1893], mieux connu sous le nom de Programme d’Erlangen. L’idée maîtresse du Programme d’Erlangen est de mettre en relation les groupes de transformation et les invariants d’une géométrie.

Étant donnée une théorie géométrique définie sur une Mannigfaltigkeit , les trans- formations qui laissent invariantes les propriétés caractéristiques de cette géométrie forment un groupe appelé groupe principal. Réciproquement, les propriétés essen- tielles de cette géométrie se caractérisent par leur invariance sous les transformations du groupe principal. Klein met donc en évidence une détermination réciproque entre le groupe de transformations d’une géométrie et les propriétés caractéristiques de celle-ci. Par exemple, la géométrie affine se caractérise par le groupe des transforma- tions affines, c’est-à-dire les transformations laissant les lignes droites intactes. Par extension, la topologie pourrait être vue comme l’étude des invariants du groupe des transformations topologiques. Elle apparaîtrait alors comme la géométrie la plus générale parce que ces transformations seraient elles-mêmes les plus générales.

De plus, certains travaux de Klein relatifs à la théorie des fonctions du début des années 1880 sont à l’origine d’un changement de perception des surfaces non orientables. En effet, avec les surfaces symétriques, Klein introduit un concept per- mettant de traiter uniformément les surfaces orientables et non orientables de même que les surfaces avec ou sans bord. Une surface est dite symétrique si elle autorise des transformations involutives — c’est-à-dire qui sont leurs propres inverses — qui ne préservent pas le sens des angles. De plus, une surface est orthosymétrique si elle est partagée en deux parties disjointes par une coupure le long des points que laissent fixes de telles transformations et diasymétrique si elle n’est pas séparée par une coupure. Par exemple, les surfaces bilatères sont orthosymétriques alors que les sur- faces unilatères sont diasymétriques59. D’après Pont [1974, p. 131], sous l’influence de Klein, de curiosités mathématiques, les surfaces non orientables devinrent des objets d’étude topologiques aussi légitimes et pertinents que les surfaces orientables. 1.2.1.5 Dyck : la caractérisation des espaces à invariance près

Du point de vue du développement du concept d’espace topologique, les travaux du mathématicien allemand Walther von Dyck firent une synthèse des recherches géométriques sur la topologie des Mannigfaltigkeiten.

59. Dans sa thèse de doctorat de 1883, Guido Weichold, un étudiant de Klein, clarifiera différents aspects des surfaces symétriques. Voir Pont [1974], p. 128–131.

En 1884, il prononça une courte conférence au congrès de la British Association for the Advencement of Science au cours de laquelle il formula clairement le problème fondamental de la topologie des espaces tridimensionnels :

L’objet de ces considérations est de déterminer des nombres caractérisant les espaces fermés à trois dimensions, au point de vue des possibilités de corres- pondances géométriques biunivoques ; ces nombres seront les analogues de ceux introduits par Riemann dans la théorie de ses surfaces. [W. von Dyck, « On the analysis situs of Threedimensional Spaces » cité par Pont 1974, p. 132]

Par extension, la topologie est l’étude des invariants des espaces ou, pour le dire autrement, la caractérisation des espaces par l’entremise de leurs invariants.

De plus, Dyck mena une étude approfondie des Mannigfaltigkeiten à une, deux et n dimensions. Premièrement, il proposa dans le contexte des surfaces la première défi- nition rigoureuse de la notion de transformation topologique : « (. . .) um daraus noch einige Schlüsse über diejenigen Abzählungen zu machen, welche nothwendig sind, um für zwei Flächen die Möglichkeit umkehrbar, eindeutiger stetiger Beziehung aller ihrer Elements zu constatiren. » [Dyck 1888, p. 486]60 Ces transformations topolo-

giques devaient évidemment fournir un critère d’identité sur les Mannigfaltigkeiten. Deuxièmement, dans la deuxième partie de son article « Beiträge zur Analysis situs » [Dyck 1890], Dyck proposa une définition des Mannigfaltigkeiten. La défini- tion se déploie en deux temps. Une Mannigfaltigkeit élémentaire à n dimensions En

est un système de points (x1, x2, . . . , xn) où les xi sont des variables réelles, indépen-

dantes et bornées tel que le voisinage de chaque point (x1, x2, . . . , xn) est déterminé

par l’inéquationPn

i=1(xi− xi)2< r2. Une Mannigfaltigkeit à n dimensions consiste

alors en tout système de valeurs (x1, . . . , xn) topologiquement équivalent à la Man-

nigfaltigkeit élémentaire En.

Troisièmement, il s’intéressa aux invariants qui caractérisent les Mannigfaltigkei- ten, notamment la caractéristique et l’orientabilité.

Que ressort-il de cette brève analyse de cette période charnière de l’histoire de la topologie combinatoire ? Premièrement, dans la foulée de Riemann, une théorie topologique des surfaces orientables et compactes se cristallisa, principalement grâce à l’apport de Jordan, Betti et Klein. En particulier, de nouveaux outils anticipant l’homologie et l’homotopie virent le jour afin de caractériser les espaces.

60. Pont [1974, p. 147] y voit la première définition rigoureuse et générale de transformation topologique, c’est-à-dire d’homéomorphisme. Moore [2007, p. 336] souligne que les mots umkehrbar eindeutiger stetiger Beziehung peuvent être interprétés de deux façons. Il serait question, dans le premier cas, d’une fonction continue et biunivoque et, dans le second, d’une fonction bicontinue et biunique. Pour compliquer l’interprétation de ce passage, l’extrait sur lequel se base Moore (Dyck [1888, p. 457, n. ∗∗]) ne parle pas d’une umkehrbar eindeutiger stetiger Beziehung , mais bien d’une umkehrbar eindeutiger Beziehung , c’est-à-dire d’une fonction biunivoque ! Moore souligne néan- moins que les mathématiciens suivants interpréteront la définition de Dyck au sens d’une fonction continue biunivoque. Selon cette interprétation, Dyck ne clarifia pas le concept d’homéomorphisme, mais bien de fonction continue biunivoque entre deux sous-ensembles de l’espace euclidien.

Deuxièmement, les années 1860 à 1890 furent marquées par un élargissement du concept de Mannigfaltigkeit . D’une part, les Mannigfaltigkeiten de dimensions supérieures furent considérées. D’autre part, différents types de Mannigfaltigkeiten furent distingués : unilatères, orientées, connexes, etc. Cet élargissement s’accom- pagna de quelques tentatives d’étendre la théorie des surfaces vers une théorie des Mannigfaltigkeiten plus unifiée.

Troisièmement, l’objet de la topologie — classifier les espaces à équivalence près — se clarifia progressivement durant cette période. Dans la même veine, une carac- térisation des espaces sur la base de leurs invariants fut entreprise.

L’étude des espaces était cependant encore fortement tributaire de la géométrie. En fait, l’inspiration géométrique de la théorie des Mannigfaltigkeiten était un obsta- cle à la construction d’une théorie générale et unifiée. Il manquait le point de vue et le cadre conceptuel foncièrement topologique qu’introduirait Poincaré quelques années plus tard.

1.2.2 Poincaré ou la topologie combinatoire par delà la géométrie